Rencontre avec Jean-Blaise Djian, David Etien et Vincent

Retranscription du Café BD, Le Mans, rencontre d'un scénariste avec deux de ses dessinateurs pour les séries Les 4 de Baker Street et L'école Capucine.
Jean-Blaise Djian, vous êtes scénariste, vous vivez en Normandie. Depuis la fin des années 80 où vous avez débuté dans la bande dessinée, vous vous êtes essayé à de nombreux genres : la fantasy, la SF mais aussi à des genres plus réalistes comme le récit historique, le policier ou le western. Vous avez une bibliographie impressionnante, j’ai donc renoncé à compter le nombre de titres mais on peut dire que vous êtes scénariste d’au moins une vingtaine de séries. Vous avez ainsi signé plusieurs titres chez Soleil, Vents d’ouest et Emmanuel Proust pour la collection Trilogies (Galathéa, La Tombelle, Adèle et Caïn, Chito Grant) ou Petits Meurtres (L’Échiquier de Madison, Parabellum et Le Mystérieux Docteur Tourmente). Vous avez aussi coscénarisé Le grand Mort, un conte fantastique, avec Loisel, un auteur qui vous est proche.

David Etien, vous avez deux séries à votre actif Chito Grant (2004) et Les 4 de Baker Street séries pour lesquelles vous avez collaboré avec Jean-Blaise.

Quant à vous Vincent, vous avez été formé à l'école Emile Cohl de Lyon, et vous avez débuté dans l'univers des jeux vidéo. Depuis toujours tenté par la bande dessinée, vous publiez vos premières planches dans la revue Aviasport puis vous réalisez en solo Albatros chez Glénat avant de réaliser le dessin du diptyque L'Ecole Capucine, sur un scénario de Jean-Blaise.


Comment vous êtes-vous rencontrés ?
JB : J’ai connu David en premier. On travaillait tous les deux pour un éditeur qui a déposé le bilan, Nucléa. Auparavant, il nous a proposé de travailler tous les deux ensemble. J’ai soumis à David trois projets. Et David a choisi ce western psychologique, Chito Grant. Il a réalisé quelques planches. Entretemps, notre éditeur disparait. On s’est retrouvé chez Emmanuel Proust et on y a réalisé cette trilogie. Commercialement, ça n’a pas très bien fonctionné même si on a eu de bonnes critiques. David m’a dit qu’il aimerait bien qu’on poursuive cette collaboration avec un album qui toucherait un public plus large, et qui se passerait dans l’Angleterre victorienne. C’était un challenge que je ne me sentais pas capable de relever. J’avais dû à un moment de ma vie travailler comme aide documentaliste dans un CDI de lycée et j’avais fait la connaissance d’un professeur de français (Olivier Legrand) qui était passionné par l’écriture. Or, il connaissait parfaitement cette époque victorienne. Je lui ai transmis la proposition de David. L’équipe s’est ainsi constituée naturellement pour réaliser Les 4 de Baker Street.

Vous êtes donc deux scénaristes sur cette série, comment se passe cette collaboration ?
JB : Olivier connaissait parfaitement la période. Pour éviter de se marcher sur les pieds, c’est lui le principal créateur de la série : il a mis en place les personnages, les intrigues… Puis après, ce sont des prises de tête !!!

Et pour vous, David, ce n’est pas trop lourd d’avoir la pression de deux scénaristes ?
D : Il n’y a pas de problème d’égo. Ca se passe plutôt bien, même si parfois un peu de tension permet d’avancer ! En gros, Olivier amène la matière et Jean-Blaise qui a plus d’expérience sur le découpage, la narration, le rythme la met en forme. Donc, ils se complètent bien !

Et comment s’est passée la rencontre avec Vincent ?
JB : Je travaillais sur une série avec Loisel où on était coscénariste tous les deux. Un jour, il me dit : « Jacques Glénat me demande de faire un scénario pour un dessinateur. Tu es d’accord pour qu’on lui propose ce scénario sur lequel on avait travaillé ensemble ? » On le propose donc à Vincent; Régis Loisel me dit entretemps qu’il a trop de travail avec Magasin général, qu’il ne peut plus s’occuper de cette série. Il me laisse donc le bébé. Or, je ne me sentais pas de partir vers l’heroïc fantasy tout seul. Je le dis à Vincent qui est déçu, puis qui me dit qu’à Vents d’ouest, on lui propose une série dont il me parle. Et là, je me rends compte que c’était mon histoire, à savoir le scénario de L’école Capucine, drôle de hasard ! En bref, on partait sur un projet avec Régis et on a fini avec L’école Capucine !

Régis Loisel est un auteur important pour vous, un peu votre parrain ?
JB : J’ai rencontré Régis vers 1987/88. Je ne connaissais pas bien son travail. On est devenu ami. J’adorais la bande dessinée, je voulais écrire. Il m’a appris les rudiments et m’a proposé de faire une histoire pour le collectif Les chansons de Renaud. J’ai mis ensuite une dizaine d’années pour vraiment démarrer. Il faut savoir écouter les conseils, apprendre et avancer.

Dans Les 4 de Baker street, La référence à Sherlock Holmes est à la fois centrale (comme le suggère le titre) et en même temps discrète puisque le fameux personnage n’apparaitra que très peu physiquement. Les héros sont des enfants qui espionnent ou filent des personnes pour le compte du fameux détective. Comment vous est venue cette idée de départ ?
JB : Quand j’ai expliqué les envies de David à Olivier, il a pris quelques jours de réflexion avant de me dire que dans un roman de Sherlock Holmes, il est fait allusion à des gamins des rues qui lui servent de rabatteurs ou d’informateurs. C’est peu développé, il ya une bande mais un seul personnage est nommé, c’est Wiggins. Olivier m’a proposé de broder autour de ces enfants…
D : ça nous donnait beaucoup de liberté tout en s’appuyant sur un cadre déterminé, sans exploiter Sherlock Holmes, un personnage qui ne nous appartient pas. On essaie juste de clore l’aventure avec un débriefing où on ne le montre pas grâce à d’habiles cadrages ! On sent sa présence comme une aura, et nous, on peut prendre toutes les libertés.
JB : il était question au début entre nous qu’on ne montre jamais Sherlock Holmes. On pouvait voir sa nuque, son épaule. Et puis, finalement, on le voit un peu plus que prévu !

L’intrigue se passe donc, dans le vieux Londres victorien de la fin du 19ème siècle. Comment avez-vous travaillé au niveau de la recherche de documents pour vos décors ? Vous êtes vous inspirés des descriptions de Dickens ou des gravures de Gustave Doré ?

D : Si on va dans un contexte historique, autant y aller à fond ! Pendant deux ans, j’ai essayé de me blinder de documentation : j’ai glané à droite, à gauche photos, livres, films, un maximum, que ce soit au niveau de la mode, des décors et des vues de Londres, des moyens de locomotion… . C’est une ville qui évolue énormément à la fin du siècle. Il fallait éviter donc de faire des anachronismes. Au niveau du scénario aussi, essayer de placer des petits clins d’oeils référencés à Sherlock Holmes, pour ceux qui sont fans.

JB : David a poussé la perfection jusqu’à aller à Londres courir les boutiques de bouquinistes pour trouver de vieilles gravures qu’il ne trouvait pas à Paris. Dans le tome 1, je crois que David a recommencé le Tower Bridge car à cette époque, il était en construction, donc il a rajouté des échafaudages autour !

David, vous avez un dessin très fin, réaliste et précis et un découpage très dynamique. On remarque cela dès les deux premières planches du premier album qui sont muettes et qui mettent d’autant plus en valeur un grand sens du cadrage et de la fluidité dans le montage des images. D’où vous vient cette capacité ? Quelles sont vos influences en la matière : le cinéma, l’animation, le manga ?

Le cinéma d’animation mais aussi surtout Régis Loisel qui a proposé de nous aider dès le début du projet. Je lui envoyais tous mes story boards au Canada (là où il réside) par mail, puis je l’appelais. Il me donnait beaucoup de conseils, m’apprenait à mettre du rythme dans mes planches. En six mois, j’aurai autant appris qu’en trois ans ! C’est l’école Loisel mais elle a fait ses preuves !

Et pour la mise en couleurs ?

C’est du photoshop ! Auparavant, je travaillais en couleurs directe (gouache), un boulot long et ingrat ! Avec Photoshop, on peut avoir beaucoup de textures et avec le stylet, on a l’impression de peindre. J’ai réussi à retrouver des sensations proches de la gouache. Vous avez peut être remarqué une différence de rendu entre le tome 1 et le tome 2. Pour ne rien vous cacher, j’étais très déçu à la sortie du tome 1. Ils avaient mis une trame trop forte. Sur les chromalins, ça ne se voyait pas, mais au moment de l’impression, c’était trop tard !

Comment se fait-il ?

Avant le photograveur avait l’original du dessinateur devant lui. Maintenant, le dessinateur dessine, scanne, met en couleurs chez lui, voit le résultat sur son écran à lui. Je ne vois pas le résultat final sur l’écran du photograveur. Alors, il faut être attentif en vérifiant les chromalins. Mais le chromalin peut aussi être flatteur, sur un papier un peu brillant, ça ravive les couleurs. Il suffit que le choix du papier soit trop mat à l’impression, et toute la colorimétrie de la planche va s’avérer différente de ce que l’on avait à l’origine ! Il y a donc plusieurs interprétations : l’écran, le chromalin, l’éditeur qui va choisir un imprimeur en fonction du tirage qu’il souhaite… Je crois que je n’ai jamais rencontré un dessinateur ou un coloriste qui soit satisfait du résultat final !

Les 4 de Baker Street, c’est une série qu’on peut qualifier d’action et d’humour qui s’adresse au public ado/adulte. Le premier tome était une bonne introduction, avec une mise en place efficace du cadre, des personnages. Ce deuxième album de la série Le dossier Raboukine joue sur plusieurs niveaux, mêlant d’'un côté, le spectre de Jack l'éventreur, de l'autre, un contexte politique en mettant en scène une ténébreuse affaire impliquant des révolutionnaires russes exilés à Londres et la police secrète du Tsar... Les dialogues, sont un peu plus denses que dans le premier épisode. Alors, est ce pour vous une série qui s’adresse plutôt aux ados ou aux adultes ? Ou peut-on plutôt parler d’une bande dessinée transgénérationnelle ?

D : Dans le premier volume, on a cherché à installer les personnages et avoir une histoire qui se terminait. L’intrigue n’est peut être pas poussée. On a été étonné de voir qu’on a touché un public assez jeune, ado et en même temps adulte malgré une intrigue assez simple. On est parti sur un second album avec une intrigue plus dense, un sujet plus lourd. On a pris cette option de passer d’un côté plus adulte, en pensant que le lectorat allait grandir !

Comment la série est-elle reçue par le public pour l’instant ? Il me semble qu’elle a déjà été couronnée de quelques prix, ce qui augure plutôt d’un bel avenir ?

D : Oui, on a eu plusieurs prix, en particulier de lectorat de collèges. On a été agréablement surpris, pensant que ce public serait plutôt attiré par des mangas que par ce type de bande dessinée.

Question du public

Y- aura-t-il une suite ? Est-elle prévue pour bientôt ?

D : Oui, l’éditeur a demandé qu’on continue… Le tome 3 s’appellera Le Rossignol de Shepnay, ça se passera en hiver, dans un Londres sous la neige, ce qui me plait bien ! Vous avez dû remarquer que le tome 1 se passe l’été et le 2 en automne ! On verra ensuite si l’on continue mais on restera en tout cas toujours sur des aventures finies à chaque album. Comme ça, si on doit s’arrêter, on peut mettre en sommeil sans problème !

JB : On travaillera toujours sur un 54 pages plutôt que 46. Développer une intrigue sur si peu de pages, c’est trop difficile !

D: le tome 3 sortira en fin d’année prochaine, il y a 5 planches sur 54 de faites, calculez !

Est-ce que vous êtes parent avec Philippe Djian ?

JB : Non ! Djian est un nom de plume, une contraction de mon vrai nom ! (Mitildjian)

Passons à présent à l’école Capucine. On va entrer ici dans l’univers du conte fantastique. Ça se passe au 19ème siècle, un couple de parisiens, Honoré et Camille, plutôt mal assorti est de retour au pays natal, Kerfilec, un village breton et très rapidement leur retour suscite un malaise dans la communauté où de nombreux secrets sont à préserver. Hortense Malanges, la vieille directrice de l’école Capucine est particulièrement curieuse de comprendre les raisons de ce retour inattendu. Elle utilise pour la toute première fois de sa vie, un étrange pouvoir dont tout Kerfilec va bientôt être la victime : elle invoque en effet des forces occultes pour faire revivre dans le présent les protagonistes du passé. Or, sa manœuvre ésotérique est mal maîtrisée : le jeune Honoré ado reste bloqué dans le présent et va rencontrer son double adulte. Très rapidement, vous injectez un ingrédient inattendu de fantastique dans ce qui aurait pu n’être qu’une chronique villageoise avec ses secrets de famille et ses pratiques de sorcellerie. Aviez-vous envie de pratiquer un peu le mélange des genres et de surprendre le lecteur ?

JB : J’avais surtout envie de faire quelque chose où l’on puisse voir un adolescent face à lui-même adulte. L’adolescent qui est plus entier rentre en lui même et veut faire comprendre à son double adulte qu’il n’a pas épousé la bonne personne, et il va tout faire pour faire échouer ce mariage !

Comment s’est passé votre collaboration ?

V : C’est ma première collaboration, je redoutais un peu ! Je me suis dit que Jean-Blaise devait avoir envie de voir rapidement son scénario mis en image, que ce serait donc bien d’avoir un story board encré qui serait le plus proche graphiquement du résultat final. J’avais besoin de le rassurer en me rassurant ! Lui donner vite un album entier pour pouvoir éventuellement retoucher, changer, tailler dans le story… pour être plus serein en attaquant réellement les planches. Je voulais être sûr que l’on se comprenne bien et qu’il retrouve bien son histoire à travers mes dessins.

JB : C était intéressant de pouvoir voir cet ensemble, de pouvoir en discuter, retoucher quelques erreurs…Vincent a beaucoup apporté au niveau des décors.

V : J’ai trouvé chez ma grand-mère plein de vieux livres d’un dessinateur de la fin du 19ème siècle, Albert Robida. Ce dessinateur a sillonné la Bretagne et a réalisé un livre de dessins. C’est très disneyen, avec de vieilles chaumières un peu tordues ! C’était magnifique ! Ca m’a permis de découvrir des bâtiments incroyables à présent disparus, avec des maisons plus étroites en bas qu’en haut, appuyées les unes sur les autres… et de délier mon dessin. En tant que débutant, je sais que j’ai besoin de lâcher mon crayon. Le travail de ce gars là m’a beaucoup aidé, son dessin m’a nourri.

Et la mise en couleurs ?

Au départ, je devais faire la mise en couleurs. Puis, on m’a proposé un autre projet avec un délai assez court. Donc, on a cherché un coloriste. Quand j’ai fait Albatros, j’étais sur tous les fronts, confronté à de nombreux problèmes. Et il y a plein de choses que je n’ai pas réussies par manque d’expérience et de recul. L’idée là, c’était de me délester. Avoir un scénariste pour me consacrer vraiment au dessin et à la mise en scène. Si j’avais dû faire la couleur, je savais que je devais ramener plus de lisibilité, faire quelques chose de plus épuré. Au final, il y a eu deux coloristes, une pour chaque album. Celle qui a fait le tome 1 était extrêmement demandée dans le métier et elle ne pouvait pas tenir le timing demandé pour le volume 2. On a donc trouvé une autre coloriste, qui est à la base dessinatrice. Elle travaille plus les ombres et les volumes mais l’ensemble est très cohérent avec le tome 1.

Il y pas mal de personnages secondaires dont on ne sait pas tout…

JB : En fait j’élabore une biographie détaillée pour chaque personnage. Ca vaudrait le coup de mettre un coup de projecteur sur un ou deux de ces personnages. Par exemple, le bagnard abrité par la directrice de l’école. C’est pour cet homme là, pour le protéger qu’elle va faire des bêtises. Cet homme a une histoire, pourquoi est-il allé au bagne ? On pourrait développer ! De même, le comportement des deux sœurs jumelles aussi serait intéressant… On réfléchit sur éventuellement des compléments à l’album ou sur une possibilité de croisement des personnages…


Merci à tous les trois !