Rencontre avec Cyril Pedrosa pour Portugal

Retranscription de la rencontre publique avec Cyril Pedrosa, le mardi 13 septembre, à 18h, à l' l'Hôtel de Ville du Mans.

Interview menée et retranscrite par Agnès Deyzieux

Tout d'abord une grand merci de venir rencontrer le public et de nous faire l'honneur de cette avant-première nationale organisée par la librairie Bulle et Dupuis puisque l'album est disponible aujourd'hui au Mans mais ne sortira que dans trois jours en librairie.

Avant de parler de votre activité éditoriale, je vous propose de revenir un court instant sur votre parcours dans la bande dessinée. Comment êtes-vous devenu auteur de bande dessinée ? Est-ce plutôt par goût du dessin ou plutôt par envie de raconter, développer des récits ? Y a t-il eu des éléments déclencheurs ?

J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée depuis que je suis tout petit, vers 5-6 ans. En tout cas, d’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu faire cela. A partir de ce désir là, les choses se sont un peu compliquées. Mes parents avaient envie que je fasse des études un peu sérieuses, j’étais un gentil garçon, je n’ai pas voulu les contrarier ! J’ai donc fait des études scientifiques, j’étais parti pour faire un truc comme ingénieur. Et puis, j’ai été tellement déprimé, triste et malheureux en maths sup que même mes parents et mon peu d’instinct de révolte ont réussi à faire renverser la situation et faire en sorte qu’ils acceptent que je parte dans une autre direction. Je suis parti donc dans le dessin. Et là, j’avais tellement intériorisé que ce n’était pas possible de faire de la bande dessinée que je me suis engagé sur des chemins très détournés. D’abord, les Arts Appliqués, puis la publicité qui ne m’a vraiment pas plu. Puis quelqu’un, par hasard, m’a parlé de l’Ecole des Gobelins qui est une école de dessin animé et là, je me suis dit mais oui, dessin animé et bande dessinée, c’est presque pareil, alors je vais faire du dessin animé ! Donc, j’ai fait cette école et j’ai commencé à travailler dans l’animation. Pendant ce temps là, j’ai essayé un peu de faire de la bande dessinée tout seul, dans mon coin. Mais j’étais très paresseux et pas assez sûr de moi, de ce que j’avais envie de faire. J’ai collaboré à des fanzines, rencontré Matthieu Bonhomme, Liberge, des gens qui ont fait de la bande dessinée par la suite mais en réalité tout seul, je sentais que je n’arrivais pas à grand-chose. Il a fallu que je rencontre David Chauvel qui est scénariste de bande dessinée pour que cette rencontre me bouscule. Je me suis dit : « c’est maintenant ou jamais ! Si je ne travaille pas avec lui, si je ne réponds pas à sa proposition, ça veut dire qu’en fait, je n’en ai pas vraiment envie et que je le ferai jamais ». Et là, du jour au lendemain, j’ai quitté le studio d’animation dans lequel je travaillais et j’ai commencé à travailler la bande dessinée.

Ça vous a aidé d’avoir travaillé dans le dessin animé pour faire de la bande dessinée ? Ou bien ça n’a rien à voir ?

Si, ça a à voir ! Dans le dessin animé, on travaille beaucoup sur la narration des corps, la gestuelle et l’expressivité du dessin. Je ne sais pas si ça m’a aidé mais ça m’a beaucoup influencé ! Dans la première série sur laquelle j’ai travaillé avec David Chauvel, Ring Circus, j’ai un travail avec une ligne très claire, une influence très directe de l’animation. Au bout d’un moment, je me suis aperçu que c’était une habitude, un peu des tics. J’ai essayé de trouver autre chose et de lutter contre ça. Après, le point commun avec le dessin animé s’arrête là, parce que c’est un travail collectif de studio, On raconte une histoire avec une narration de cinéma, c’est pas la même façon de raconter des histoires, c’est un autre rapport au temps.

Après votre coopération avec David Chauvel, vous vous lancez tout seul ? C’est difficile d’être tout seul et de passer à l’écriture du scénario ?

C’est difficile mais j’en avais très envie ! C’est aussi pour ça je pense que j’avais autant de mal avant de rencontrer Chauvel à me mettre à travailler tout seul, je ne me sentais pas capable d’écrire. Quand on n’a rien à dire, on ne peut pas faire de la bande dessinée, ça n’a pas de sens, on fait des dessins dans le vide. A partir du moment où j’ai commencé à m’autoriser à prêter un peu d’attention aux notes que je prenais et à ce que j’avais envie de raconter, c’est parti, bien que ça n’a pas été facile. Mais simplement, il fallait s’autoriser à le faire, à faire un premier livre, pas aussi bien que ce que j’aurai souhaité mais il était là. C’était un premier pas, il fallait en faire un deuxième… ça s’est fait comme ça ! David Chauvel a été très important dans mon travail, non seulement c’est celui avec qui j’ai commencé mais il m’a aussi beaucoup encouragé à aller de l’avant, à écrire, à me faire confiance. Je lui dois beaucoup pour ça !

Vous vous sentez plus auteur de bande dessinée à présent que dessinateur ?

Maintenant oui ! Pendant très longtemps, je me suis plutôt senti dessinateur de bande dessinée. Je n’osais pas me dire que j’avais des histoires à raconter. A présent, je me sens beaucoup plus auteur de bande dessinée!

Votre album, c’est d’abord une très belle couverture, évocatrice, avec un titre très sobre Portugal, inscrit directement sous votre nom, qui nous suggère qu’il va être question de la relation d’un homme et d’un pays. Effectivement, ce récit se construit comme un lente remontée dans le temps que va entreprendre le narrateur, en quête de ses racines familiales, remontée dans les souvenirs et dans la mémoire des uns et des autres. Le narrateur de cette histoire, Simon, est auteur de bande dessinée et son grand père est portugais. Deux éléments qui le rendent très proche de vous. Alors peut-on dire d’emblée que ce récit a un caractère autobiographique ? Avez-vous emprunté des éléments à votre propre histoire ?

Des éléments directs de ma propre histoire, très peu. Par contre, c’est vrai que j’ai construit Simon comme un alter ego, j’ai énormément projeté dans ce personnage les questions, les désirs, les interrogations autour de ce pays et l’enjeu que ça représente pour moi. Après, ce que je lui fais vivre dans l’histoire, ce n’est pas ma vie ! Je n’ai pas remonté le fil de cette façon là, mon entourage familial n’est pas celui de Simon. C’est un jeu, c’est de la fiction dans laquelle j’ai mis beaucoup de moi en me sentant complètement libre. Je ne me sentais pas coincé par des enjeux autobiographiques, j’étais très distant de ça. Ca me permettait de mettre beaucoup de moi-même et être complètement dans la fiction.

Pourquoi avoir fait de Simon un auteur de bande dessinée ?

Parce que c’est quand même beaucoup moi-même ! J’avais envie de parler de plein de choses dans cette histoire là ! C’est un peu un lieu commun de le dire, mais c’est vrai qu’il fait un voyage géographique et aussi un voyage intérieur. J’avais envie de parler de son voyage intime avec le dessin, c’est une façon pour lui d’être au monde. Il s’isole beaucoup mais le dessin, c’est aussi un intermédiaire pour aller vers l’autre. Le dessin, c’est un très beau sujet, c’est difficile d’en parler et j’avais vraiment à cœur dans ce récit là de m’en servir et d’en dire quelque chose. Ce sont des petites choses, ce n’est pas le cœur du récit. Mais son rapport au dessin est important pour moi.

L’album est constitué de trois longs chapitres intitulés selon Simon, le narrateur, selon Jean le père, selon Abel, le grand père. Il y a comme un caractère évangélique dans le choix de ces titres et dans le choix de ces prénoms, suggérez-vous par là que c’est un récit qui a pour objectif de rapporter les paroles et la vie de quelqu’un, de témoigner, de rendre compte d’un moment de vie avec ces difficultés, ces méandres et ces petits moments de vérité entraperçues ? Le fait de proposer trois points de vue différents, ce serait suggérer qu’il n’y a pas une vérité mais des vérités différentes selon les personnages ?

Oui, c’est ça, c’est la même histoire mais comme elle est perçue et racontée par trois subjectivités différentes, et bien ce n’est plus la même histoire et en même temps c’est le même narrateur. Simon nous sert de porte parole, à travers lui, on a trois regards, le sien propre, celui de son père qu’il espère qu’il va lui transmettre et celui qu’il espère un peu en vain de retrouver quand il va au Portugal.

Quelques mots sur l’histoire… Dans le premier chapitre, on découvre Simon Muchat, le narrateur, paumé, en panne d’inspiration, ne se sentant bien nulle part et surtout sans aucune envie. Quelques souvenirs d’enfance alternent avec sa vie actuelle, et en particulier la relation désastreuse qu’il entretient avec sa compagne. Et puis, enfin, une invitation à un festival au Portugal dont sa famille est originaire mais où il n’est plus allé depuis l’enfance va jouer un rôle de déclencheur, à travers trois grandes vagues successives d’émotions qui vont l’amener à s’interroger sur son passé et celui de sa famille. Alors, ce personnage de Simon est un personnage un peu irritant au départ, pénible et qui va peu à peu devenir attachant. C’est un peu comme tous les personnages : ils apparaissent stéréotypés au départ puis ensuite ils prennent une certaine épaisseur. Vous avez volontairement forcé le trait pour suggérer qu’il ne faut pas se fier aux apparences, que chacun est plus complexe qu’il ne parait au prime abord ?

C’était essentiellement pour des enjeux de dramaturgie et de narration, il fallait que j’en rajoute un tout petit peu plus pour Simon pour que sa mise en mouvement soit plus visible, que par contraste, sa première prise de décision apparaisse importante au vu de son inertie antérieure. Les choses qu’il met en œuvre, ce sont des petites choses ; aller à un mariage ce n’est pas un évènement hyper spectaculaire dans la vie d’un homme ! Mais pour lui, c’est un acte extrêmement courageux !

Le thème de l’immigration, de l’exil est un thème central dans votre album. Simon se demande pourquoi son grand père et son grand oncle ont quitté le Portugal. Pourquoi l’un est revenu, pourquoi l’autre est resté en France. Il explore toutes les pistes sans vraiment en trouver une. La discussion des vieux autour d’Eugenio à la fin est très juste, drôle et éclairante. Sans vouloir révéler la fin, qu’est ce que vous suggérez avec cette phrase finale du grand père, écrite sur une carte postale « partout où je vais, je suis le même ». Pour vous, peu importe son pays d’origine si on se trouve soi même ?

Je vais avoir du mal à répondre à cette question parce que ce courrier là, je l’ai écrit spontanément, ce n’était pas réfléchi. C’est un truc très bizarre même dans mon rapport à cette histoire. Ça me touche de très près cette carte postale, je ne sais pas pourquoi. Quand je l’ai écrit, je n’avais pas d’intention. Je me suis juste demandé qu’est ce que cet homme là pourrait dire, qu’est ce qui pourrait être précieux pour son fils et son petit fis de recevoir comme message ? Et j’ai écrit ça. Je pense que ça a à voir avec mon histoire à moi. Ça me touche de très près et ça a été très, très difficile à mettre en scène. J’ai eu du mal à mettre de la fiction là dedans et à prendre suffisamment de détachement pour remettre ça dans le récit et faire en sorte que ça ait une place juste par rapport aux personnages.

C’est pour ça que ça apparait dans des croquis de fin ?

Oui, ça apparait à la fin. Comme le grand père n’est pas là et que sa parole n’est plus audible ni accessible, c’est presque comme un message de l’au-delà imprévu. De façon consciente par la suite, j’avais à cœur de montrer cette idée qu’un parcours migratoire, ce n’est pas un truc théorique, c’est encore moins un discours politique. C’est juste des histoires individuelles qui ont toujours des tas de raisons extrêmement complexes. Il y avait un avant, une famille là bas, un après, des gens qu’on quitte, avec lesquels on est fâché… Tout ça, ce ne sont pas des plans, des stratégies, ce sont des histoires individuelles. Chacun de ces parcours est porté par une identité. Je suis là, parce qu’aussi je suis cette personne là. Pas parce que je viens de tel pays ou que j’ai envie d’être là. C’est parce que c’est moi, ma vie, mon parcours. C’est très banal en réalité de dire ça, mais c’était important pour moi de dire ça !

En tout cas, ça donne une belle note d’espoir pour ce personnage de Simon ?

Oui, il lui arrive quelque chose qu’il n’espérait plus !

C’est donc un album qui raconte les retrouvailles de Simon avec son pays d'origine, celui de son grand père. Mais au-delà d'un pays retrouvé, c’est un récit qui parle aussi merveilleusement des liens familiaux, des relations filiales et fraternelles mais aussi du couple (quelques vieux couples comme on en voit dans la vie), de la vieillesse. En fait, c’est tout sauf une fiction, on se croirait dans la vraie vie ! Rien de fantastique, pas de rebondissements incroyables ni de happy end. C’est un album sur la complexité de la vie, des relations avec les autres. Est-ce que c’est plus compliqué d’écrire une histoire comme ça qu’une histoire de genre ?

Je ne sais pas si c’est plus compliqué, mais en tout cas ce ne sont pas les mêmes enjeux. Moi, c’était mon inquiétude tout le temps, en l’écrivant comme en le dessinant. C’est pourquoi j’avais besoin de regards extérieurs, de celui de Jose Louis Bocquet, de tous ceux qui ont lu le livre. Je n’avais qu’une crainte, que ça ronronne, que ce soit plat. C’est difficile car ce sont de toutes petites choses, très ténues, dans les choix de dialogues ou de mise en scène pour que ce ne soit pas plat. Quand j’écrivais, j’avais tout le temps l’impression d’essayer d’attraper quelque chose et de ne pas le perdre ! Quand on est dans la fiction, il ya des codes, des enjeux dramatiques qu’on peut mettre en œuvre. On est porté par une tension du récit. Alors que là, ce sont les enjeux émotionnels entre les personnages qui nous portent. C’est un autre type d’écriture, qui n’est pas facile !

C’est un récit que l’on peut qualifier de long à cause de ses 261 pages- mais en vérité totalement justifié par votre projet. Accompagner un personnage dans son itinéraire de questionnement et d’enquête sur sa famille, c’est forcément long, complexe et plein de méandres. Le récit prend donc vraiment son temps et fourmille de plein de petits détails du quotidien à la fois anodins mais importants en termes d’ambiance, de psychologie, de rapport aux autres. Avez-vous pu imposer cette idée facilement à votre éditeur de se donner du temps et donc de la place ? Les éditeurs en général préfèrent les projets plus calibrés ?

Imposer, non ! José Louis Bocquet et beaucoup de gens chez Dupuis ont vite compris que ce serait important et plus fort pour l’histoire si on pouvait la raconter de cette façon là, d’un seul tenant. Car, quand on coupe un récit, il faut se préoccuper d’enjeux dramatiques. Il faut terminer l’histoire sur un enjeu pour un ré-ouvrir un autre après. Sauf que là, ce n’est pas mon récit donc cela aurait été artificiel ! J’aurai été obligé de créer de fausses tensions, des espèces de sous-intrigues qui n’ont rien à voir avec le cœur de mon récit. J’avais le vœu pieu que cette histoire puisse être racontée sous cette forme là. La grande chance, c’était que les éditions Dupuis acceptent de prendre ce risque.

Vous étiez déjà en contact avec eux ? C’est vous qui avez proposé ce projet ?

Oui, j’avais déjà fait plusieurs livres avec eux, des livres très différents. Et puis, on en a parlé à St Malo, il ya plusieurs années. Ils ont tout de suite été très réactifs alors que je n’avais rien écrit. J’avais juste des envies ! Au départ, d’ailleurs, je pensais faire trois récits différents mais à l’écriture, je me suis très vite rendu compte que ça ne marchait pas. La façon dont je voulais le raconter obligeait à une continuité de récit. Quand on n’est pas dans du 46 pages, qu’on a une forte pagination, on n’est pas dans l’ellipse tout le temps, on n’est pas obligé d’enlever tout le temps. Or, avec 46 pages, c’est la règle : il faut de l’épure. Moi, j’avais besoin de temps, j’avais besoin que certaines scènes puissent se dilater pour pouvoir mettre de toutes petites choses à l’intérieur et ce sont ces petites choses qui sont importantes. Il y des tas de choses qui se répondent dans le livre, il y a des choses dans la première partie qui prennent un sens légèrement différent avec la deuxième partie, puis encore avec la troisième. Si on attend 6 mois entre ces parties, tout ça se casse la gueule, c’est trop ténu. Ces liens là qui sont très légers, comme de petits fils, si on tire trop dessus, ils cassent. C’était important qu’on puisse avoir la lecture dans son ensemble

Donc, ils ont accepté 260 pages ?

Ils ont accepté pour … 200 pages ! Je savais que c’était compliqué, pour José Louis et pour d’autres personnes, il a fallu beaucoup argumenter parce que c’était un engagement et une prise de risques pour eux. On sait que pour le public, c’est difficile. Ça va faire un livre plus cher. C’est toujours un pari pour les gens quand on prend un livre comme ça, qu’on s’engage pour plus d’argent, on recule, on a des réticences, et c’est bien normal ! La chance que j’ai eu, c’est qu’on puisse faire ça au service de cette histoire là. J’avais tout le temps ça en tête en travaillant : peut-être que c’est la dernière fois que je peux travailler comme ça, avec cette liberté là.

Les personnages parlent souvent en portugais. On comprend que la présence de la langue est importante parce qu’elle joue un rôle primordial pour le personnage. Mettre ces passages dans la langue originale, est-ce quelque chose qui vous paraissait évident ? N’avez-vous pas eu peur que ça nuise au confort de lecture ?

Je me suis dit que ça allait nuire un petit peu au confort de lecture et en même temps que c’était important de le faire ! Il fallait en plus demander ce petit effort là au lecteur. Dans la troisième partie, en particulier, quand il est au Portugal, tout le monde autour de lui parle cette langue. Et il ne comprend pas et le lecteur non plus ne comprend pas ! C’était un jeu parce qu’il y a des petites choses que j’ai pu glisser dans la langue, ce qui fait que les lecteurs lusophones vont découvrir des petits détails. Tout n’est pas traduit, il y a des petits moments où seuls les lecteurs lusophones comprendront que des personnages savent des choses. C’est un jeu qui m’amusait beaucoup ! Ça ne nuit pas réellement à la lecture, on peut passer, on est comme Simon, on ne comprend rien, mais on suit l’action, et ça n’empêche pas de comprendre le récit ! C’est une langue que je connais très mal, mais que j’aime bien. Malheureusement quand elle est écrite, elle perd de son charme, la musicalité est impossible à retrouver si on ne sait pas la parler. Ce n’est pas une langue transparente comme l’espagnol.

La bande son est très présente par des extraits de musique, des bribes de dialogues qui s’entremêlent, les spots de publicité ; on entend une conversation et on voit une scène qui se passe ailleurs au même moment. … D’où vous vient ce goût pour la présence du son, est ce plutôt une influence qui viendrait du cinéma ?

Je ne sais pas du tout mais c’est fort possible ! En fait, j’aime beaucoup jouer avec ça. En même temps, c’est un peu un défi pour quelqu’un qui fait de la bande dessinée ! Avec les outils de la bande dessinée, comment je peux raconter que quelqu’un est perdu dans la rue, que rien autour de lui ne lui est familier, que tout ce qu’il entend lui est étranger, comment je peux mettre ça en scène ? On cherche des solutions formelles et graphiques pour raconter cette espèce de tournis de mots, de visions, de personnes croisées, etc… de même avec le jeu sur la musique, les bandes sons, plein de petites choses qui participent aussi du récit. C’est aussi une façon de jouer avec tout ce que permet la bande dessinée. La bande dessinée, c’est un jeu entre le texte et l’image et ce serait dommage de s’en priver ! D’autres gens le font, Gipi par exemple fait un travail intéressant sur la musicalité, sur les chansons, sur les bruits, etc…

Votre album propose une grande liberté et aussi une grande richesse narrative et graphique. Vous jouez beaucoup sur le rythme du récit en proposant des moments très ralentis ou distendus : des cases aux cadrages répétés avec des moments fixes et déroulés très lentement et des pleines pages qui offrent des beaux moments de pause ou de suspension du récit. Dans le découpage aussi, il y a des moments très formels (planche découpées de façon gaufrier symétrique) et d’autres où il n’y plus de cases et le personnage se balade très librement. Comment se trouve cette liberté, cette fluidité, cette facilité de variation? Est-ce que c’est quelque chose que vous travaillez au moment de l’écriture ou qui vient avec le dessin ?

C’est vraiment avec le dessin que ça vient. Ce que je suis incapable de faire, c’est de partir sur un projet sans l’avoir écrit et d’avancer. Blutch je crois, y parvient ou Emile Bravo qui écrit en dessinant. Moi, je suis incapable de faire ça ! J’ai besoin d’avoir un cadre très solide et à partir de ce cadre là, m’en servir pour me donner la plus grande liberté possible. Je vis ça comme une espèce de bagarre permanente, essayer de me pousser dans mes retranchements pour ne pas aller vers le truc évident ou systématique. C’est quelque chose que j’essaie de faire petit à petit dans mes livres avec plus ou moins de réussite et surtout avec plus ou moins de timidité. Pour ce livre là, j’avais vraiment envie d’aller le plus loin possible. Parce que cette histoire me tenait vraiment à cœur, parce qu’il y avait des choses qu’il fallait que je répare autour de cette histoire… c’est quand même un personnage qui sort de lui-même et qui va vers de plus en plus d’imprévu. Il va chercher quelque chose sans savoir ce qu’il va trouver et il accepte les évènements. C’était porteur pour moi dans le dessin pour faire la même chose. De plus en plus, ne pas calculer à l’avance ce qui va se passer.

Alors comment faites vous au niveau du story board ?

Je fais de tout petits dessins justement pour ne pas pouvoir dessiner ! Je sais que telle séquence, j’ai 3 ou 4 pages pour la faire. Donc, je découpe mais je m’interdis de dessiner. Puis, je me laisse imprégner par le récit, j’essaie de retrouver l’émotion que j’avais en tête et que je voulais faire passer au moment où j’ai écrit cette séquence, je me laisse porter par ça et après je prends mon stylo, je dessine et je vois ce qui se passe. Mais pas tout le temps ! La deuxième partie par exemple, j’ai travaillé de façon très classique, j’ai fait des story board, j’ai fait des crayonnés, j’ai encré, et puis c’est une coloriste qui a fait les couleurs. Je voulais que ce soit quelque chose de formellement plus contrôlé. La dernière partie par contre, quand je me mettais à ma planche le matin, je ne savais pas comment ça allait se passer. Le truc le plus facile pour se destabiliser, c’est commencer par faire une grosse erreur, chercher à faire quelque chose, pas y arriver du tout, constater : « ah là j’ai du rose partout et ben, je vais faire quelque chose avec ça ! » Il s’agit de jouer avec l’improvisation et avec l’erreur. Tout seul, on ne peut pas se dire : allez sois inventif ! Au début, sur sa planche, on est tout raide, ça ne se passe pas bien mais comme ça ne se passe pas bien, il se passe des choses et c’est ça qu’il faut arriver à attraper. J’ai fait un truc trop bizarre là avec le pinceau… et puis, je vais le garder en fait et puis je vais continuer toute la page comme ça !

C’est pourquoi vous utilisez des techniques graphiques très différentes qui vont du dessin à peine esquissé au dessin réaliste en jouant aussi sur des moments très stylisés, en fonction des états intérieurs du personnage ou des ambiances à restituer ?

Oui, c’est faire avec ce qu’il y a aujourd’hui ! Je vais essayer de raconter ce que j’ai à raconter avec le dessin que j’ai aujourd’hui ! C’est très excitant de travailler comme ça !

C’est très plaisant aussi pour le lecteur !

Ce que j’aime bien moi, en tant que lecteur, ce que je trouve dans le travail d’autres auteurs, c’est l’énergie qu’il y a là dedans ! Il ya quelque chose de tellement puissant quand on y arrive. Il ya quelque chose de très difficile dans la bande dessinée, c’est la répétition du motif. On fait une première esquisse et puis on la refait, on la nettoie, on la re-nettoie, on la refait, on encre… on répète, on répète… Le danger, c’est de perdre de plus en plus de vie au profit de quelque chose de plus solide, de plus contrôlé mais parfois de plus faible aussi. C’est un équilibre, un jeu…

Pour les couleurs, vous avez des palettes très diverses. Comment vient et se travaille cette capacité de variation, d’adaptation ? Est ce que c’est réfléchi, voulu ou cela vient de soi même ? Avez-vous tout colorisé vous-même ?

La première partie, je n’ai pas travaillé en couleurs, j’ai travaillé en lavis, avec du brou de noix. C’est un travail de lumière essentiellement. C’est ça le rendu un peu monochrome sur lequel j’ai ajouté deux ou trois couleurs par page, je voulais que ce soit un peu éteint…

La partie centrale, c’est Ruby –avec qui j’ai travaillé sur d’autres livres- qui l’a réalisée. La dernière partie, c’est de l’aquarelle. J’ai travaillé sur de grands formats, A3. C’est pourquoi il y a beaucoup de découpage en gaufrier, sinon j’étais perdu dans ma planche. Quand on travaille petit, on se trompe moins, on a mois d’erreurs, on a plus d’accident sur grand format !

Vous avez une façon très particulière parfois de dessiner les personnages, un peu en filigranes, de façon quasi transparente, où l’on voit le décor à travers eux. Pourquoi avoir opté pour cette pratique qui donne beaucoup de légèreté au dessin ?

Je l’ai surtout fait quand le personnage arrive au Portugal. J’essayais de retrouver cette sensation que l’on a quand on arrive dans une ville étrangère. On est un peu perdu, désorienté, une impression de mélange de tout, de bruit, de visages, de rues qui se superposent… J’essayais de trouver un procédé graphique pour raconter ça. J’ai pas réfléchi plus que ça !

Quelle est l’étape qui vous a procuré le plus de plaisir : celle du scénario, du dessin, ou de la couleur ?

je pense que c’est la réalisation de la dernière partie parce que c’était une libération. Sur la seconde, je me suis forcé à travailler d’une certaine façon et d’avoir un dessin un minimum sous contrôle, d’avoir un rendu un minimum réaliste dans les décors, l’environnement… Des lieux précis que j’avais en tête. Je me suis tenu à ça pendant 80 pages, à la fin je n’en pouvais plus ! Je n’avais qu’une hâte, qu’il arrive au Portugal et que ça explose ! et là, c’était un soulagement !

Avez-vous fait des recherches documentaires ?

J’avais accumulé du matériel quand j étais allé travailler au Portugal pendant plusieurs mois pour finir d’écrire. J’en avais profité pour faire plein de photos, des vidéos, pour dessiner aussi et je m’en suis servi. J’aurai préféré retourner au Portugal pour travailler sur la dernière partie, mais ça n’a pas été possible. Je me suis donc accroché à la documentation que j’avais accumulée.

Combien de temps vous a-t-il fallu pour réaliser cet album ?

J’ai travaillé d’affilée presque deux ans plus un petit bout avant…

Il est trop tôt pour vous demander comment votre série est reçue par le public puisque l’album sort aujourd’hui. Etes-vous plutôt confiant ou angoissé ?

Plutôt angoissé ! C’est très différent de mes livres précédents. En même temps, mes livres précédents ne se ressemblent pas beaucoup entre eux ! Je ne sais pas du tout comment ça va être accueilli. A chaque fois, j’ai une petite tension en me demandant est-ce qu’ils vont me suivre ou pas encore sur ce coup là ? Est ce que ce n’est pas le truc qui va un petit peu trop loin ? En même temps, c’est comme ça que j’avais envie de le faire !

Vous avez déjà d'autres projets pour vous sont en cours ?

Oui, j’ai recommencé à travailler cet été avec David Chauvel, sur un scénario qu’il a écrit. J’avais vraiment envie de changer complètement d’univers, de ne plus être responsable de l’histoire, d’être juste responsable de mon dessin et d’être au service du travail quelqu’un d’autre. Ca faisait aussi longtemps que je n’avais pas travaillé avec David et ça me manquait un peu car on est très proche. C’est un récit qui met en scène deux frères de 10 et 13 ans qui traversent un pays à feu et à sang et ils essaient de rejoindre une ville où ils seraient en sécurité.

Du fantastique ?

Oui, avec un peu de magie et des dragons !... Ce sera chez Delcourt.

Questions du public

Par quel dessinateur de bande dessinée avez-vous été influencé ?

Par énormément d’auteurs ! Mon premier amour en bande dessinée, c’est Uderzo, ce qui ne se ressent pas forcément dans mon travail, mais j’ai lu et relu Astérix en boucle jusqu’à l’âge de 10 ans. J’étais très admiratif de son travail et c’est à cause de son travail que j’ai eu envie de faire de la bande dessinée. Après plus tard, Hugo Pratt, des dessinateurs américains comme Sienkiewicz, et puis des auteurs contemporains comme Peeters ou Joan Sfar…Certains vont tellement loin dans leur travail qu’on a envie d’être aussi fort qu’eux !

Vous êtes tenté de rester dans cette voie, d’être à la fois scénariste et dessinateur ?

J’aime beaucoup travailler tout seul ! il y a des histoires que j’ai envie de raconter, je ne pourrais pas les confier à quelqu’un d’autre parce qu’elles me sont trop personnelles ! J’ai néanmoins envie de travailler avec d’autres, mais c’est vraiment question de moment, de rencontre et d’envie. D’envie parce que quand on se lance sur un livre, on sait qu’il va falloir au minimum mobiliser 6 mois de sa vie, il faut vraiment avoir envie de ça ! J’essaie d’écouter le désir du moment sans trop planifier. C’est comme ça que ça s’est présenté avec David

Quand vous vous êtes lancé dans ce projet de Portugal, vous saviez que vous en aviez pour deux ans ?

Non ! et je m’en rappelle très bien car j’en avais parlé à un copain dessinateur Alfred. Je lui avais dit je vais faire tant de planches par mois et l’année prochaine, c’est terminé ! Il m’a rien au nez ! Je ne me rendais pas compte de la somme de travail que ça me demanderait. Si je m’en étais rendu compte, je ne sais pas si je me serai lançé ! Mais c’est souvent comme ça, dans la vie…on se lance dans des projets sans mesurer l’engagement que c’est, et c’est tant mieux ! Il faut un petit peu d’inconscience !

Est-ce que votre travail ne va pas donner envie à d’autres auteurs de parler d’un pays en particulier ?

Je pense que la plupart des auteurs n’ont pas besoin de moi pour avant envie de faire des livres ! Ce livre, c’est une histoire singulière, je ne suis pas arrivé avec une théorie que j’avais envie de défendre. Ça participe juste comme d’autres auteurs de l’envie de faire un livre pour dire quelque chose qu’on ne peut pas dire autrement, pas juste pour faire un travail, pas juste de faire des livres pour faire des livres. C’est faire un livre parce qu’on a vraiment besoin de le faire.

Avez-vous une appréhension particulière à vous dire qu’à présent les lecteurs vont s’approprier votre livre ?

Pas du tout ! Jai très vite compris que c’était ça le principe ! On fait un livre, on essaie de raconter quelque chose et après les lecteurs le prennent et ça devient leur livre. Je n’ai pas d’appréhension de ça, je m’en réjouis. Si les lecteurs s’approprient le livre et le font leur, et y trouvent autre chose que ce qu’on a cru y mettre, c’est très bien. Ca veut dire qu’on a fait quelque chose de suffisamment riche pour que ça soit possible. La seule appréhension qu’on a quand on fait un livre, c’est plutôt qu’il soit rejeté et que les gens n’aient pas envie de se l’approprier.

Merci beaucoup !

Pour compléter en images, jetez un coup d’œil sur la vidéo de culturebox.france3.fr

et la vidéo, making off de Portugal sur www.youtube.comLien