L’arrivée du manga en France
Impact et conséquences
Conférence donnée le lundi 2 juillet 2012, dans le cadre de l'université d'été de la bande dessinée, Angoulême

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le manga n’a pas été introduit en France de façon raisonnée ou maîtrisée. Il est apparu porté par des secousses successives, de nature et d’intensité différentes. On a coutume de distinguer trois grands mouvements :
-la vague des pionniers, frémissement timide qui a permis la publication de mangas originaux des grands maîtres de la bande dessinée japonaise,
-la vague télévisée, magistrale et bruyante qui a fait découvrir au grand public l’univers du manga à travers le dessin animé,
-la vague éditoriale qui a permis au manga de trouver une place importante dans le marché de la bande dessinée française. Elle connaîtra un flux puissant dans les années 93-96, un reflux fin des années 90 puis un retour en force début des années 2000.


Les pionniers, 1970-1980
Dès la fin des années 60, quelques passionnés tentent d’introduire du manga en France, amorçant une sensibilisation à des œuvres originales et adultes. Si cette découverte ne concernera qu’un public restreint, elle n’en est pas moins à l’origine de l’aventure du manga en France.

Budo Magazine Europe, une revue destinée aux judokas et budokas se crée dans les années 1950. Au début des années 60, son fondateur Henry Plée, pionnier du karaté en France, de retour d’un voyage au Japon décide d’introduire des mangas dans son magazine. Pendant plusieurs années (de 1969 à 1973), des récits de 8 à 16 pages y sont publiés. Le sens de lecture japonais est conservé mais les cases sont numérotées afin d’aider le lecteur français. (ref :http://japon.canalblog.com/archives/2011/03/11/20605141.html)

Il s'agit exclusivement d'histoires violentes et sombres, de samouraïs et de ronins. Les noms des dessinateurs et scénaristes ne sont pas mentionnés ni les dates d’édition mais la plupart des récits s’avère être de Hiroshi Hirata. (note : Hirata est un des grands maîtres du gekiga, un courant réaliste du manga. Ces récits historiques, centrés sur la période d’Edo, mettent en scène des samouraïs déchus ou des héros humbles, en lutte contre le pouvoir dominant.)
 Comme dans cet exemple extrait du numéro 4 d'octobre 1969. Sept pages d'un récit intitulé "La dramatique histoire Budo du samouraï Shinsaburo" sont publiées sans aucune mention éditoriale. Ces pages d’Hirata passeront inaperçues, et il faudra attendre 30 ans avant de retrouver cet auteur publié chez Delcourt.

Malgré cette belle initiative, il y aura peu de retombées car la revue s’adresse à un public plutôt sportif et pas particulièrement amateur de bande dessinée.

 Le Cri qui tue
La revue Le Cri qui tue a été créée par le japonais Atoss Takemoto désireux de faire connaitre sa culture en Europe et par l’éditeur suisse Rolf Kesserling. Trimestriel, le magazine ne comptera que 6 numéros entre 1978 et 1981, mais il va publier des auteurs phares tels que Osamu Tezuka (Le système des supers oiseaux publié en 2006 chez Delcourt sous le nom de Demain les oiseaux), Saito (Golgo 13) et Tatsumi (Goodbye), des auteurs qui seront de nouveau publiés en France 25 ans plus tard… Par le choix de ces auteurs, la revue cherche à toucher un public adulte. La revue connaîtra un certain succès, publiée à 40 000 exemplaires.
 Takemoto et Kesserling éditeront le premier manga relié en 1979, au titre particulièrement évocateur « Le vent du nord est comme le hennissement d’un cheval noir » d’Ishninomori (qui signe à l’époque Hishimori). (note : Ishinomori est un auteur prolifique qui produira une œuvre de plus de 700 titres. Auteur de Cybog 009, de la biographie de Miyamoto Musashi, il réalisera une histoire du Japon en 55 volumes qui fera date).
 Ce récit fantastique de vengeance familiale dans le japon médiéval met en scène Sabu, un jeune détective qui enquête sur des meurtres et des événements étranges, et Ichi, un masseur aveugle maître en art martial.
Le titre paraît en grand format, dans le sens de lecture occidental, avec une couverture peu représentative du contenu. Le public ne suit pas : les ventes sont timides et des problèmes de diffusion compliquent la tâche. Là aussi, le public français ne retrouvera Sabu et Ichi que 20 ans plus tard dans les épais volumes publiés en 2010 chez Kana (collection Sensei).
  
Quelques éditeurs français se lancent alors très timidement dans l’aventure :
Les Humanos en 1983 publient le premier volume de la désormais célèbre série Gen d'Hiroshima (dans la collection Autodafé) mais ne poursuivent pas la série.
Le titre repris par Albin Michel en 1990 est curieusement rebaptisé Mourir pour le Japon. Mais il faudra attendre Vertige Graphic en 2003 pour connaître les dix numéros de la série (en 2007, une version poche). Voilà un titre qui aura connu bien des fluctuations éditoriales puisqu’il aura fallu vingt ans  et trois éditeurs pour que le public français puisse le lire en entier !

1983. Un autre éditeur Artefact, publie également deux nouvelles de Tatsumi (Good bye et Enfer) regroupées sous le titre Hiroshima, un titre a priori accrocheur pour un public adulte  qui surfait sur la même thématique que Gen.
Mais il faudra également attendre vingt ans pour retrouver grâce aux éditions Cornélius ces deux nouvelles de Tatsumi et d’autres œuvres du maître du gekiga.

On voit que cette vague de défricheurs s’intéressent à des auteurs adultes qui pour la plupart ont joué un rôle important dans la bande dessinée japonaise : Tezuka, Ishinomori, Tatsumi. .
Malgré ces choix judicieux, mais probablement trop isolés et trop timides, le public français ne suit pas. S’il n’y a pas impact à cette époque sur le grand public, il y a néanmoins l’émergence d’un intérêt pour la bande dessinée japonaise pour les gens attentifs à ce medium, personnes qui allaient par la suite se consacrer à la promotion du manga pour adultes.
Jean-Louis Gauthey,qui a créé les éditions Cornélius et publié les travaux de Tatsumi et Tezuka vingt ans après, a témoigné de cette influence qu’a eu pour lui le magazine Le Cri qui tue, « le magazine qui a permis à ma génération de prendre contact avec la BD japonaise. On y trouvait aussi Tezuka et surtout Tatsumi, c'est-à-dire à la fois des auteurs pour enfants et des auteurs très durs, mais qui étaient très peu connus » (cf. Eric Loret, « Gare au loup « Garo », libération.fr, le 26 janvier 2006).

La vague télé, 1978 -97
C’est par ce drôle de biais de la télévision et des dessins animés que le grand public français a découvert l’univers des mangas. Au Japon, un manga qui connait un certain succès se voit rapidement adapté en dessin animé, et ce depuis les années 60. En France, on a d’abord connu ces adaptations dessinées avant de découvrir les mangas qui en étaient à l’origine, un contretemps aux effets sensiblement malheureux.
On peut dire qu’il y eu deux générations de dessins animés à travers les émissions télévisées pour la jeunesse qu’ont été Récré A2 puis le Club Dorothée. Les œuvres japonaises représenteront près de 37% de la production Recré A2 et près de 80 % du Club Do (cf. Jean-Marie Bouissou.- Manga, histoire et univers de la bande dessinée japonaise. - Editions Picquier. p.125).
Ces dessins animés, pour la plupart achetés via le marché américain, sont adaptés pour le marché français  mais aussi souvent censurés : des scènes sont coupées ou des dialogues remaniés pour éliminer tous les aspects estimés dépravés (scènes de violence ou d’allusion sexuelle). Les passages où les personnages fument ou boivent de l’alcool sont supprimés. Ce qui parfois provoque de joyeux contresens ou des quiproquos incroyables qui vont faire la joie de nombreux fans…

Récré A2, 1978-88
Récré A2 (1978-88), l’émission jeunesse phare des années 80 avec Dorothée comme animatrice popularise des personnages comme Goldorak ou Albator auprès de toute une génération d’enfants, fascinés par les univers intergalactiques (c’est la grande époque de Star Wars).
Une petite parenthèse s’impose concernant la francisation des noms des héros japonais qui révèle l’état d’esprit dominant de cette époque. Les responsables de chaîne puis les éditeurs préfèrent adapter les œuvres japonaises pour le public français, les modelant voire les transformant et les censurant plutôt que d’en respecter l’originalité.
Le véritable nom d’Albator est Captain Harlock. Les responsables de la chaîne télévisée qui estiment ce nom trop proche du célèbre Haddock décident de le rebaptiser Albator, un mixte du mot albatros (référence à l’univers marin et aérien) et du nom d’un rugbyman ! Il s’agirait de Jean-Claude Ballatore, un joueur de rugby pilier et capitaine au Racing Rugby Club de Nice, surnommé l’albatros…
(cf. plus d’ infos  sur http://www.captainherlock.tv/dossiers/dossiers_herlock_albator.php)

La série Goldorak, originellement nommée Yūfō Robo Gurendaizā, est une contraction de Goldfinger et de Mandrake le Magicien (personnage d’une bande dessinée américaine créé par Lee Falk), composition inventée par Jacques Canestrier, l’importateur de la série.
http://japon.canalblog.com/archives/2009/08/01/14609902.html)

On voit alors apparaître des drôles de mangas qui ne viennent pas du Japon; ce sont de pures copies réalisées à partir des dessins animés sur commande d’éditeurs ou de chaînes de télévision auprès de dessinateurs européens. L’idée est de profiter des succès des dessins animés en le prolongeant par l’achat de bandes dessinées. Ces productions se font sans aucune demande de droits auprès des éditeurs ou des auteurs japonais.
Goldorak par exemple est publié sous forme de journal puis d’album par la chaîne télévisée qui confie l’adaptation en bande dessinée à un dessinateur espagnol Jordom (note : Jordom, de son véritable nom, Jorge Domenech adapte Goldorak de 1977 à 1983 pour Télé-Junior).

Un autre exemple marquant concerne Albator.
Peu après le début de la diffusion d'Albator 78, Antenne 2 et Dargaud s’associent pour créer « Le Journal de Captain Fulgur » qui doit servir de magazine de prépublication de la série française Captain Fulgur. Mais ce sont en fait des récits adaptés d’Albator qui occuperont toute la place dans la revue. Ces deux séries sont réalisées par les mêmes auteurs. Le scénario est assuré par Claude Moliterni et cinq dessinateurs franco-belges qui se regroupent sous le label ronflant des Five Stars : René Deynis, Pierre Le Guen, Christian Gaty, Max Lenvers et Philippe Luguy.
Le Journal du Captain Fulgur, publié de février 1980 à janvier 1981, comptera au total 11 numéros. La revue culmine autour des 160 000 exemplaires, s’assurant un joli succès.
Les différents épisodes d'Albator sont regroupés et publiés dans huit albums cartonnés de la Collection Junior chez Dargaud.qui atteindra des très bons chiffres de vente (plus de 100 000 exemplaires).
Il est étonnant de constater qu’un éditeur français qui a pignon sur rue s’empare sans trop de scrupule d’un héros, dont le nom a été modifié sans aucune consultation de son créateur, et dont le récit est « réadapté » sur la base d’épisodes animés diffusés en France dont certains ne sont même plus les originaux (adaptation américaine). Cela démontre une certaine légèreté voire un déni de la part d’un éditeur de bande dessinée franco belge envers la production nipponne et le travail de ses auteurs. L’ironie de l’histoire, c’est que 20 ans après, en 1996, Dargaud créera le label Kana qui deviendra un des leaders du marché du manga en France !

A travers ces exemples de francisation des noms des héros, d’adaptation peu scrupuleuse en bande dessinée de dessins animés, on prend conscience que le souci de l’œuvre originale est loin d’être au cœur des préoccupations des promoteurs français du manga. Certains ont une ignorance complète de l’oeuvre qu’ils adaptent ou copient, d’autres sont plutôt animés par l’idée d’un profit à moindre frais dans le cadre de ce que beaucoup considère alors comme une mode éphémère.
Ceux qui connaissaient éventuellement l’importance du manga original ont dû cerner rapidement les difficultés d’une adaptation de cette bande dessinée pour le marché français d’alors. Outre le fait qu’il générait une dépense supplémentaire à travers l’achat de droits, il est en noir et blanc, en sens de lecture différent et nécessitait donc une adaptation complexe et couteuse. De plus, le manga à l’origine d’un dessin animé ne raconte pas forcément la même histoire que celle présentée dans l’anime, il est souvent plus complexe ou développe un ton plus adulte que l’anime. Vu l’ampleur des contraintes et des problèmes à résoudre, mieux valait se concentrer sur une « adaptation » facile, rapide et rentable…

Le Club Do, 1987-97
Dorothée quitte A2 pour la Une et anime le Club Do qui durera de 1987 à 1997. Réalisant des scores d'audience historiques, cette émission va être un phénomène de société.
Une nouvelle génération de dessins animés est diffusée : Les Chevaliers du Zodiaque, Sailor Moon, Olive et Tom, la plus emblématique étant Dragon Ball (en 1988) qui allait enfin entraîner l’arrivée des mangas, c'est-à-dire la publication des bandes dessinées originales.
En 1991, on ne trouve en France que six titres publiés chez deux éditeurs, 7 ans plus tard, près de 200 titres de 7 éditeurs sont sur le marché. Mais ce bel élan éditorial va être brutalement freiné par la télévision.
En effet, de nombreuses critiques (parents d'associations type Familles de France, journalistes, écrivains…) s'élèvent contre la programmation incohérente que les sociétés de production (comme AB) proposent dans les émissions pour enfants, sans se soucier de l’âge du public auquel s’adressent ces dessins animés. Ken Le survivant, un mix de Madmax et de Bruce Lee (adapté de la série de Tetsuo Hara, dessin et Buroson, scénario) crée un scandale lors de sa diffusion en France. Destinée à un public ado-adulte, la série est diffusée un mercredi après-midi. (Censurée pour sa violence, la série se voit affublée d’un doublage totalement loufoque qui est d’ailleurs une des raisons essentielles de son succès…)
La presse se déchaîne alors contre le dessin animé japonais dans son ensemble. Hautement nuisible pour les enfants, il devient l’ennemi public numéro un. Cette espèce de panique médiatique va se concentrer dans les années 1994-97.
On trouve l'hebdomadaire Télérama qui consacrera huit numéros (entre 1988 et 1997) pour dénoncer essentiellement le Club Do et la production de TF1, Le Monde Diplomatique en 1996, (avec l’article rageur de Pascal Lardellier « Ce que nous disent les mangas.. ») qui dénonce la violence et l’extrême simplification des dessins, ou encore le livre Le ras le bol des bébés zappeurs de Ségolène Royal en 1989 qui accuse les dessinés animés nippons d’immoralité, de violence et de faiblesse artistique.
La censure pointe alors son nez : certains mangas (cinq titres a priori) vont être interdits d’exposition ou de vente en raison de leur caractère violent ou pornographique (en 1995, Angel de U-Jin ). En 1996, le CSA décide d’interrompre Dragon Ball Z jugé trop violent alors que plus de 400 épisodes ont été diffusés ! Les décrets (entre 1988 et 1991) sur les quotas de diffusion d'œuvres françaises et européennes à la télévision mettent un coup de frein au marché de l'animation japonaise. En 1997, c’est la fin du Club Do. Le marché de l'animation en France dépérit entraînant dans sa chute le marché du manga alors débutant.

Bilan de l’aventure télévisée
Cette mésaventure du manga à la télé montre de la part de chaînes de production à la fois une profonde méconnaissance du marché du dessin animé japonais et un fort intérêt de faire des bénéfices facilement. Elle est la conséquence d’une première confusion qui consiste à penser qu’un dessin animé est par nature destiné à un public enfantin et elle va aussi être à la source d’une seconde confusion qui amène à confondre dessin animé et bande dessinée.
Le terrible discrédit dont vient d’être entaché le dessin animé japonais va s’étendre et englober dans la même détestation le manga voire même tout ce qui pouvait venir du Japon.
Le manga hérite d’une image difficile, ternie et confuse, taxé de violence dont il aura du mal à se départir, le réduisant à une simple équation manga = sexe + violence+dessins bâclés. Les effets pervers s’en ressentiront très longtemps et le manga souffre encore probablement de ces effets dans certains milieux (enseignants, intellectuels).
Mais il ne faut pas oublier l’impact sur les jeunes téléspectateurs de ces émissions diffusées pendant près de vingt ans, impact démultiplié par le marché de la vidéo. Depuis la science fiction la plus innovante avec ses robots géants et cyborgs, à la comédie romantique la plus débridée en passant par ses sportifs de génie ; tout un monde fantaisiste, héroïque, exubérant, bref inconnu s’introduit dans l’imaginaire collectif.
Ces dessins animés ont été aussi décriés pour leur technique de l’animation limitée (l’option des 5 /6 images secondes au lieu des 24 images /seconde du cinéma de Disney) ; cette technique (essentiellement choisie pour des raisons économiques) donne cette impression de scènes hachées ou remixées, elle n’en est pas moins aussi devenue une esthétique reconnaissable qui est devenue la marque de fabrique de cette production.
Ces dessins animés ont donc façonné ce qu’on appellera la Génération Goldorak ou la Génération Albator, un public fan initié aux codes et aux thèmes des mangas.

La vague éditoriale
Première explosion, 1993-96
1993-96 marque une première période de forte croissance du marché du manga en France avec la publication de titres originaux qui vont toucher un grand public. Deux titres importants vont popularisé les mangas en France  : Akira et Dragon Ball.
Akira
Oeuvre forte et originale, Akira sous sa version manga et comme sous sa version dessin animé va connaître un grand succès mondial et amènera une certaine reconnaissance du manga, une prise de confiance dans ce que le manga peut produire en tant que bande dessinée mature.
Réflexion critique sur le pouvoir et les manipulations génétiques, évocation de l’ultra violence urbaine avec en toile de fond le spectre de la bombe d’Hiroshima, peinture d’une adolescence mal dans sa peau, en rupture avec la société, autant de problématiques fortes et complexes que développe Akira. Le découpage dynamique, le caractère visuel des actions donnent une énergie formidable à ce récit.
La diffusion de l’anime en France en 1989, (alors que la publication du manga n'était pas arrivée à son terme) a révolutionné la vision que l'on avait sur l'animation japonaise en particulier par rapport à sa réalisation technique.
Le sort éditorial d’Akira qui évoluera très rapidement dans divers formats témoigne de la difficulté des éditeurs à cette époque par rapport au manga, à son physique de petit format, de pagination énorme, de noir et blanc, de sens de lecture inversé, autant de paramètres qui vont à l’encontre de ce qui se publie à l’époque. On essaie d’adapter pour le public français tant bien que mal … car on pense toujours à cette époque que les jeunes lecteurs rejetteront le noir et blanc et le sens de lecture japonais. On propose donc des mangas colorisés et dans le sens de lecture occidental.
Glénat tente d’abord une sortie du titre en 1990 sous forme de fascicules reprenant la version colorisée aux Etats-Unis par Steve Oliff. Publiés tous les mois, ces fascicules désormais collectors sont abandonnés au n°31 en 1992 au profit de la version cartonnée dans un format type franco belge, avec un sens de lecture occidentale et toujours en couleurs. Plus d’une dizaine d’années plus tard, Glénat publiera une nouvelle version d'Akira en noir et blanc, plus proche du format original et présentant une nouvelle traduction.

Dragon Ball, le titre le plus vendu de Glénat toutes séries et genres confondus est emblématique de la vague shônen qui va dominer le paysage français du manga. Les deux premières éditions de DB seront publiées dans le sens de lecture français, la première publication en kiosque sous forme de fascicules sera très rapidement doublée par une publication en librairie sous forme de recueils. Ce n’est qu’en 2003 que DB sera édité dans le sens de lecture original et en 2009 que dans la version Ultime, la traduction sera améliorée c'est-à-dire non censurée !

De nombreux éditeurs se lancèrent à cette époque dans l’aventure, piochant souvent au hasard dans les catalogues japonais, tablant toujours sur un effet de mode de courte durée et sur des titres révélés par la télévision. Et c’est plutôt la volonté de rentabilité qui prédomine au détriment d’une connaissance des titres et du public.
C’est une période très fructueuse quasi euphorique où le marché du manga explose :
-en 1991 : 6 titres publiés par Glénat et les Humanos
-en 1996 : 104 titres édités par 12 éditeurs
-en 1998 : 190 titres édités par 7 éditeurs
- en 2000 : 200 titres
(entre 1993 et 95 : 4 millions d'exemplaires vendus).

Dans le marché la BD de cette époque, assez stagnant, l’importance des mangas ne passe pas inaperçue. (Durant les années 90, le nombre de nouveautés BD tourne autour de 500 titres pour une production d’environ 700 titres/an. En 1999, la production commence à augmenter de façon croissante jusqu’en 2012).
La fièvre manga retombe fin des années 90 en raison des phénomènes de censure et d’attaque anti manga. Le nombre d’éditeurs qui s’étaient lancés dans la publication de mangas va se restreindre après 1996, les catalogues apparaîtront ensuite plus cohérents et maîtrisés.

Conséquence de cette première vague :
Un marché du manga dont la production est dominée par le shônen manga existe désormais en France.
Les mangas publiés sont souvent éloignés de l’original : les problèmes de traduction (souvent bâclée) et de sens de lecture (on pense toujours en version française) sont encore prégnants.

Jetons un coup d’œil sur deux catalogues atypiques de l’époque, celui de Casterman qui publie des titres originaux et audacieux comme Gon (de Tanaka), Dispersion (de Oda) ou le premier titre de Taniguchi L’homme qui marche. Des choix très à contre courant de la production !
Celui de Tonkam qui de librairie d'importation (crée en 1985) deviendra en 1994 un label d'édition offrant un pannel large et varié de mangas: A cote de Video Girl Ai, (publié en 1994), on trouvera Amer Béton de Matsumoto.
Tous ces titres sont à l’époque encore en sens occidental de lecture !!

Impact éditorial
Après tous ces balbutiements éditoriaux concernant le format de publication du manga (visible à travers les exemples d’Akira et Dragon Ball, hésitation kiosque/librairie, petit format souple/format cartonné, couleur/noir et blanc), un format finit par s’imposer dans les années 2000. C’est celui du poche relié, noir et blanc, avec une publication périodique soutenue (6 ou 7vol/an) et vendu en librairie. La volonté d’être le plus proche de la forme originale viendra progressivement et se développera aux travers des éditions de luxe ou éditions ultimes.
Ce petit format comme la vente de numéros à suivre avec un rythme de parution assez rapide situe les mangas comme un livre à part. Ni revues ni albums traditionnels de bande dessinée, les mangas allaient à la fois souffrir de cet isolement culturel tout en se créant ainsi une visibilité extraordinaire sur le marché éditorial.
Le manga participe à la modification du paysage éditorial de l’époque. Les années 90 voient en effet plusieurs options éditoriales bouleversées. La norme standard de l’édition de bande dessinée était le fameux 48CC (48 pages cartonnées en couleur). Le succès du manga est une petite révolution : il prouve que la pagination stricte, le format album et la couleur ne sont plus des incontournables de l’édition de bande dessinée.
C’est aussi l’époque de l’émergence de la bande dessinée alternative qui partage avec le manga cette rupture des normes. Il est d’ailleurs étonnant de constater que ces deux courants assez différents de la bande dessinée ont participé à ce renouvellement physique mais aussi thématique et esthétique de la bande dessinée.

Impact lectorat
Des boutiques ou librairies spécialisées dont la plus emblématique est la librairie parisienne Tonkam proposent des animes en cassettes vidéos, des produits dérivés et des mangas en version originale (en langue japonaise). A cette époque (fin 90), un clivage apparaît entre deux générations de lecteurs.
Il existe des lecteurs fans, une niche très modeste encore mais composé de passionnés. Pour la plupart issus de la génération Albator, ils ont lu par passion et intérêt ces mangas en vo. Devenus matures, ils ont envie de découvrir le versant caché de l'iceberg " manga " et sont très intéressés par la culture japonaise.
A l’inverse, émerge un nouveau lectorat de très jeunes adolescents qui ne jurent que par DB, et sont souvent venus au manga par la télévision mais aussi par les jeux vidéos de " baston ". On surnomme parfois avec mépris ces jeunes lecteurs consommateurs séduits par le prix attractif du manga mais pas forcement amoureux de la culture japonaise les Gagaballiens. Point positif de ce nouveau lectorat, ce sont des adolescents qui n'étaient pas forcément amateurs de bande dessinée ni de livres, qui vont peut-être pour certains rester fidèles au manga.
C’est bien parce que le manga est un objet culturel encore rejeté et qui paraît difficilement assimilable par les adultes que les adolescents se l’approprient exclusivement  Le fait de lire des mangas leur permet de se positionner « contre » : contre les valeurs parentales, contre les prescriptions éducatives, contre le consensus médiatique dominant anti manga… Lire des mangas c’est se démarquer, montrer un signe distinctif et appartenir à un groupe d’initiés. Un phénomène qui continue de perdurer alors même que le manga est de plus en plus assimilé ou accepté culturellement.

Le manga est également au sein d’une culture plus vaste que le livre. Même si la découverte du manga par l’univers du dessin animé ou du jeu vidéo n’a pas été une totale réussite, elle a néanmoins lié le manga à un monde plus vaste que celui de l’édition. Comme c’est le cas au Japon. Il ya une prise de conscience du lectorat (de la génération Albator) de cette implication du manga dans la société japonaise (à travers la mode, le jeu vidéo, le cinéma d’animation…). On parle déjà dans ce sens de l’émergence d’une culture manga
  
Seconde vague, 2002-2006
Une croissance très forte entre 2002 et 2006 :
En 2002 : 377 titres
En 2006 : 1418 titres
Le nombre de titres est multiplié par 4 en 5 ans.

En 2005 : Gilles Ratier intitulait son fameux rapport annuel sur le marché de la BD l’année de la  mangalisation qui n’était pas un terme péjoratif pour lui mais simplement la constatation de la présence incontestable du manga sur le marché francophone.
(Ref : http://www.acbd.fr/bilan/les-bilans-de-lacbd.html)
Au milieu des années 2000, le manga représente la moitié de la production totale de nouveautés de bandes dessinées (2005 : sur 2700 nouveautés, 1142 mangas).
Certains journalistes ont parlé un peu plus négativement de déferlante manga et de nombreuses personnalités éditoriales ont exprimé publiquement une certaine peur pour la survie de la bande dessinée francophone.

Impact sur le paysage éditorial
Ce qui est intéressant dans cette période, c’est que l’on va pouvoir mieux approcher et apprécier le manga en ayant accès à une plus grande variété des titres.
C’est dû en partie à une augmentation des titres et du nombre des éditeurs. On va passer de quelques éditeurs en 2000 à environ 25 en 2005 (pour atteindre 40 éditeurs sur ce marché en 2010).
Même si on sait que le marché est en réalité tenu par trois ou quatre éditeurs et qu’une dizaine de titres concentrent l’essentiel des ventes, il y a néanmoins à travers la quantité de la production, une plus grande variété du manga qui est représentée.
Les éditeurs importants (Glénat, Kana , Delcourt ) élargissent  leur catalogue, ouvrant ainsi une large part au shôjo manga, au josei, au seinen, au yaoï, créant des collections consacrées à l’exploration du patrimoine du manga (même si celles-ci restent peu nombreuses).

Observons la nomenclature du Catalogue Kana (que l’on peut retrouver chez presque tous les éditeurs) : on croise des collections par âge (Shonen, Shojo, Big Kana) avec des collections thématiques comme Dark Kana, plutôt orienté aventure et thriller. La collection prestige Made in représente les tendances du manga d’auteurs (Taniguchi, Matsumoto…), Senseï regroupe les « classiques » du manga (Tezuka, Otomo, Koike). Et Kiko, le label voyages-découvertes  présente des petits livres documentaires sur le Japon ou la culture japonaise.

En montrant un autre visage du manga, les éditeurs alternatifs font un travail remarquable en France. Ils présentent un manga atypique, underground, expérimental, un manga d’auteur libéré de contraintes éditoriales. Grâce à Ego comme X (Tsuge), Cornelius (Mizuki), Le Lézard Noir qui publie Maruo, maître de l’ero guro et une anthologie des auteurs du magazine Ax, ou encore IMHO (Miki Tori ou Hino), le lectorat français peut avoir accès à une facette peu connu du manga underground ou du manga d’auteur.

Cette richesse de l’offre va permettre d’élargir le public.
Même si le cœur de cible reste globalement les adolescents, des lecteurs plus âgés lisent du manga soit parce qu’ils en lisaient plus jeunes et continuent de le faire soit qu’ils viennent au manga plus tard en s’intéressant aux lectures de leurs enfants ou petits enfants. Le manga recrute plus ouvertement dans toutes les classes d’âges.
Un des grands changements est l’apparition d’un lectorat féminin. Jusqu’à présent, il n’y avait pas ou peu de lectorat féminin de bande dessinée. Ce public, a priori peu attiré par la BD, trouve un ton et des préoccupations proches de lui dans le shôjo ou le josei manga.

Impact dans les librairies
         Un turn over très rapide
Une semaine peut voir arriver jusqu’à 120 titres de mangas. On imagine en termes de manutention, de mise en place et de surface d’exposition ce que cela signifie pour un libraire. Un titre a environ 8 à 15 jours de mise en avant de rejoindre des étagères moins visibles voire de disparaitre de la librairie.
         Le public
Les libraires spécialisées en BD voient arriver de nouveaux publics :
-celui des filles jusque là absentes des librairies spécialisée en bande dessinée (elles fréquentent plus facilement les librairies jeunesse),
-un public plus ou moins amateur, mais avide des conseils,
-un public adolescent fan, pointu sur sa/ses séries préférées, souvent la bête noire du libraire !
Le jeune lecteur fan de manga, en général parfaitement au courant des dates de sorties du volume de sa série préférée, -il surfe sur les sites des éditeurs et autres forums où il échange de furieuses discussions autour de ses titres préférés-, est une espèce particulièrement redoutée du libraire : présent à l’heure de l’ouverture de la librairie le jour J de la parution du volume de sa série préférée, il piquera une crise de nerfs si le titre attendu n’est pas arrivé ou pire, il ira voir ailleurs. Sur le net éventuellement en téléchargeant ou en lisant sur écran les pages prépubliées ou illicitement scannées… (cf. voir la scanlation)

Face à cette production très importante, depuis le début des années 2000, une sorte de perte de repères chez le lecteur se produit, et une exigence de conseils se manifeste. Le libraire ne peut plus vendre du manga en amateur.
« Nous, pendant 10 ans, on a vendu sans difficulté du manga. A partir de 2004, on a éprouvé le besoin dans la librairie d’avoir une personne référente, capable de conseiller, de répondre à la demande concernant la culture japonaise. Ce n’est plus possible de vendre du manga sans le connaître. Car à présent, deux lecteurs sur trois demandent un conseil. » (Cf. Sylvain Insergueix, libraire à la librairie Impressions à Enghien, table ronde Angoulême, 2010, http://www.intercdi-cedis.org/spip/intercdiarticle.php3?id_article=1613)

Impact dans les bibliothèques
Les handicaps du manga en bibliothèque
Les spécificités du manga apparaissent vite comme des handicaps pour les bibliothéques : le format poche est difficile à ranger dans les bacs traditionnels de bande dessinée. Et surtout facile à voler. Le manga possède une durée de vie très courte du fait de sa fabrication de plutôt médiocre qualité (par rapport à un album de bande dessinée). Las bibliothèques sont souvent obligées de faire relier les recueils pour les consolider et donc de dépenser au moins 1/3 du prix du manga en plus. Les problèmes de budget allant croissants, les choix sont difficiles !
A ces problèmes physiques du manga et économiques du budget alloué à la culture s’ajoute la difficulté des professionnels du livre à se repérer dans une production qui croît très rapidement et qu’ils n’ont pas forcément suivi depuis le début. De nouveau, comment et quoi choisir ? De plus, le concept du manga essentiellement en feuilletons, et donc sous forme de séries parfois très longues (Naruto compte 61 volumes ; One Piece 67 volumes..) pose problème aux bibliothécaires. Peut-on abandonner une série en cours pour en favoriser une autre, au grand dam des fans ? Peut-on aussi se contenter que de quelques séries phares complètes mais sans une véritable représentation de la variété du manga ?
Forte demande de formation des bibliothécaires
La pression du marché éditorial et surtout des lecteurs ont amené les bibliothécaires à évoluer dans leurs pratiques. La demande de formation continue autour du manga est forte. La mise en place sur tout le territoire de manifestations et d’animations que ce soit des expositions, des ateliers de dessins, des jeux de découverte du manga (auxquels répondent de nombreuses associations en France) montre que les bibliothèques cherchent à jouer un rôle culturel et pédagogique en faveur du manga. Et donc le reconnaissent désormais comme une culture à part entière.

Une image renouvelée du manga
L’image du manga a été améliorée :
-par le cinéma d’animation en particulier les films de Miyazaki et des studios Ghibli qui ont contrebalancé la mauvaise image de marque des dessins animés télévisés première génération.
-par Taniguchi, surnommé « l’ambassadeur du manga en France », dont l’approche poétique et sensible sortira le manga de la vision cloisonnée qu’a le grand public du manga. En 2001, il sera le premier mangaka sélectionné au Festival International d’Angoulême (Prix du meilleur album étranger pour Le journal de mon père) et obtient 2 ans plus tard le prix du scénario (Quartier lointain). A présent, le manga est intégré dans le paysage de la bande dessinée puisqu’on trouve au Festival des titres sélectionnés sans distinction pour le prix du scénario, du dessin, du meilleur album…
-la publication de nombreux ouvrages documentaires (à partir de 2005) qui permettent une approche historique, artistique, sociologique du manga et donc une meilleure compréhension de ses codes graphiques et narratifs.

De nombreuses villes ont à présent leur manifestation manga; tant qu’on ne peut plus les compter… Il est vrai que les festivals autour du manga et de la culture japonaise ont su développer un aspect festif et convivial apprécié par le public. La réussite la plus marquante est la Japan Expo. De petite exposition étudiante en 1999, elle est devenue la rencontre annuelle incontournable des fans comme des professionnels (près de 200.000 visiteurs) et se démultiplie à présent dans deux villes françaises (Marseille /Orléans).

Le manga ne véhicule plus cette image dépréciée du début des années 90. Il a su par une culture présente et forte, portée par un public varié, conquérir sinon une légitimité culturelle du moins une certaine reconnaissance.

Après un parcours un peu chaotique, le manga s’est bien implanté en France. Il a su s’imposer par ces atouts propres comme une véritable bande dessinée originale et attractive. Les mangas ont apporté à l’édition de bande dessinée une forme de régénération : un renouvellement physique mais aussi thématique, une approche narrative différente, des audaces dans le découpage et la construction de la page. La conception de séries en feuilleton à suspens, l’approche ciblé du lectorat, a rajeuni et féminisé le lectorat de bande dessinée.
Même si un tome de Naruto se vend toutes les 18 secondes en France, et qu’un public diversifié soutient le manga, il n’en reste pas moins qu’il est encore méconnu dans sa diversité et sa complexité du grand public. C’est encore là que les éditeurs et tous les médiateurs du livre ont encore un travail de fond à engager !