Je tue des géants de Ken Niimura

Barbara Thorson n’est pas une jeune fille ordinaire. Elle porte des oreilles de lapin (très expressives par ailleurs), se passionne pour des parties de Donjons et Dragons dont elle est le maître de jeu et est régulièrement convoquée dans le bureau du directeur de l’école pour ses répliques insolentes et son désintérêt pour les études. C’est vrai aussi, et ce n’est pas le moins inquiétant chez elle, qu’elle affirme avoir déjà un métier qui l’occupe à plein temps : chasseuse et tueuse de géants…
Si Barbara semble vivre dans un monde imaginaire, se trimbalant un marteau légendaire dans son sac et dévorant des récits épiques où titans et géants menacent le monde, elle n’en a pas moins de vrais problèmes, en particulier avec les autres enfants et sa famille. Tyrannisée par une énorme fille de l’école, harcelée par une psychologue soucieuse d’en savoir plus sur sa vie familiale qui semble de fait mystérieuse (elle vit avec sa grande sœur et son frère dans une maison isolée), Barbara qui vient à peine de se faire une nouvelle amie voit son fragile univers se fissurer de toute part…
Le récit est raconté du point de vue de notre héroïne, ce qui est délicieusement perturbant pour le lecteur. Car ce qu’elle voit - tout un monde invisible, peuplé de lutins, fées et autres créatures bien plus angoissantes- est-ce réel ? Ou n’est-ce que le fantasme d’une jeune fille déprimée et déséquilibrée qui imagine une invasion imminente de géants pour exorciser sa peur du monde réel ? Pourtant le monstre terré à l’étage de sa maison qui la terrorise semble lui bien exister…
L’auteur joue bien avec les nerfs du lecteur en laissant flotter le malaise et l’instabilité permanente de point de vue. En effet, au final, il se pourrait bien que Barbara ne soit pas si folle que ça. Il faudra néanmoins attendre le tome 2 qui clôturera le récit pour en être certain…

Ce récit d’une fille qui lutte avec énergie et entêtement pour vaincre des monstres réels et imaginaires est assez original et réussi. Le scénariste américain Joe Kelly qui œuvre majoritairement sur des comics de super héros montre ici sa capacité à créer un univers original, destiné à des adolescents comme à des adultes. Le découpage et la mise en page sont aussi à remarquer. A la fois inspiré par la bande dessinée américaine dans son traitement narratif et par le manga dans son graphisme, l’album reste néanmoins inclassable.
Le dessin de Ken Niimura, d’origine japonaise et espagnole, reflète ces influences tout en étant très personnel. Bien qu’en noir et blanc, le dessin joue sur des variations d’épaisseur de pinceau noir et de nombreuses nuances de gris, créant des effets de lavis et des ambiances variées, allant de l’insouciance gaie à la noirceur horrifique. Les créatures féériques représentées dans un autre style graphique (un ténu crayonné blanc) viennent s’insérer dans les images révélant aux lecteurs le monde tel que le voit Barbara. Les émotions des personnages par l’intensité des expressions des visages sont particulièrement bien rendues.
Un album à la croisée de plusieurs influences oscillant entre bande dessinée indépendante, comics et manga qui pourra impressionner (dans le bon sens) nos lecteurs de bande dessinée, prêts à sortir des sentiers battus. A partir de 13/14 ans.

Angoulême en 48 heures chrono

Ou le tour du monde de la bande dessinée en deux jours !

Arrivée mercredi 28 janvier à 18 heures gare d’Angoulême, je suis à 18h30, au CIBDI (Centre International de la Bande Dessinée et de l’Image) pour l’exposition consacrée à Dupuy et Berberian, couronnés par le Grand Prix 2008 de la ville d’Angoulême.

Ce duo d’auteurs qui cosigne à parité toutes ses créations, dessin et scénario, a produit en 25 ans une vingtaine d’albums. Ce parcours en tandem, atypique dans l’univers de la bande dessinée, est symbolisé dès l’entrée de l’exposition par une grosse machine à dessiner à 4 mains. Les diverses salles exposent de nombreuses planches originales retraçant les principaux univers narratifs des auteurs : Monsieur Jean, ce parisien nonchalant qui vieillit au fil des épisodes (8 volumes), Henriette, une adolescente complexée par son physique peu avantageux qui tient son fameux journal (7 volumes). Deux grands cubes rassemblent l’intégrale des 120 planches originales du Journal d’un album, publié à l’Association en 1994, exercice d’autofiction qui a beaucoup marqué lecteurs et auteurs de bande dessinée. Enfin, un cabinet des curiosités rassemble des planches d’auteurs collectionnées et chères à nos auteurs (Blutch, Chaland, Cézard, Denis…) et des montages audiovisuels. Leur style graphique élégant et épuré, très inspiré de la ligne claire et leurs récits axés sur le quotidien, ses tracas et ses bonheurs, à la fois légers et spirituels, ont façonné un univers graphique et narratif significatif dans l’univers de la bande dessinée. Mon conseil : pour les CDI, Le Journal d’Henriette et Henriette (Les Humanos), dès le collège.

Après une soirée sympathique avec des collectionneurs de bande dessinée, chasseurs de la dédicace rare et de la planche originale (certains en possèdent des centaines achetées au moment où le marché était encore abordable), nous revoilà Jeudi 29 janvier dès 10 heures à l’ouverture de l’exposition « Ceci n’est pas la bande dessinée flamande », la Flandre étant l’invitée d’honneur du Festival cette année.

De la bande dessinée flamande, le public français ne connaît que Bob et Bobette, ce classique de Vandersteen publié naguère dans le journal de Tintin ou alors des œuvres de Morris, Vance ou Bob de Moor. Pourtant depuis quelques années, une nouvelle génération d’auteurs voit ses œuvres traduites en français. On y verra donc, dans une installation scénographiée, des œuvres très diverses de Nix, papa de Kinky et Cosy, les deux jumelles blondes infernales, Luc Cromheeke et son hilarant Plunk ! publié dans le journal de Spirou, ou de Pieter de Poortere qui met en scène, dans des aventures muettes, Dickie, un agriculteur rondouillard et moustachu. Du minimalisme rond de cet auteur à la ligne claire de Reinhart, du style exubérant de Jeroen Jannssen à la peinture de Gerolf Van de Perre, la nouvelle bande dessinée flamande ne se laisse enfermer dans aucun genre ni style, toutes les tendances et innovations graphiques sont ici exprimées.Une découverte somme toute (pour moi) assez inattendue ! L’ensemble du monde éditorial flamand est d’ailleurs venu en force au festival, une dizaine de maisons néerlandaises et flamandes y présenteront ouvrages et auteurs et organisera dédicaces et animations diverses. Mon conseil : pour les CDI, Plunk !(Dupuis), dès le collège.

En sortant, devant l’Hôtel de ville, coup d’œil à l’exposition en plein air consacré à Boule et Bill. Et oui, le Festival a voulu rendre hommage à cette série qui fête ses 50 ans ! 36 panneaux thématiques assez imposants mettent en relief la genèse de la série, son évolution, ses décors spécifiques… De nombreuses animations pour les enfants ont lieu au Pôle Jeunesse qui reconstitue en trois dimensions le jardin de Boule et Bill.

Fin de matinée, je me rends au charmant Hôtel St Simon qui accueille le Théâtre des merveilles, une exposition commune pour trois œuvres françaises inspirées par le théâtre et le merveilleux. Il s’agit de Garulfo (Ayroles et Maïorana), De cape et de crocs (Ayroles et Masbou) et de La Nef des fous (Turf), édités par Delcourt. Nourries de références foisonnantes, de Cyrano de Bergerac à la commedia dell’arte, de Molière au roman de Renart, ces œuvres rendent un hommage explicite à l’univers du théâtre et du conte.

Une sélection de planches originales présentées dans un décor recréant les ambiances propres aux trois univers nous replongent au cœur des voyages des deux fiers bretteurs, Armand Raynal de Maupertuis et Don Lope, respectivement renard et loup, nous rappellent les déboires de la désopilante Grenouille qui voulait devenir prince, ou nous renvoient au royaume d’Eauxfolles où le terrible Grand Coordinateur projette de renverser la monarchie des Pois pour instaurer l’empire des Rayures...

Une très jolie balade dans le monde de la fantasmagorie, en compagnie d’un scénariste vraiment éblouissant (Ayroles) et de dessinateurs non moins remarquables. Mon conseil : 3 séries à recommander dans tous les CDI (collèges comme lycées). Pour les plus jeunes, commencer avec Garulfo. Les profs de lettres apprécient souvent De Cape et de Crocs…

Un petit saut au Théâtre pour l’exposition Lucien de Frank Margerin, ancien Grand Prix d’Angoulême en 1992. Cette exposition est un hommage à son personnage de rocker au cœur tendre. En retraçant depuis Ricky Banlieue les débuts du groupe de rock monté avec Lucien et ses potes, elle nous renvoie une image souriante de la France des années 80. Tout cela a pris un petit coup de vieux comme Lucien qui, dans son dernier album, la cinquantaine bien tassée, arbore la banane grisonnante et le ventre bedonnant… Mais bonne humeur et simplicité sont toujours au rendez vous.

Pause déjeuner en compagnie d’un ancien collègue bibliothécaire devenu éditeur alternatif (La Cafetière illustrée) : âpres discussions sur le marché de la bande dessinée marqué par une surproduction croissante depuis un dizaine d’années, d’où une durée de vie très courte des albums en librairie, d’ où la difficulté d’être un petit éditeur en face des gros…

A 14h30, dans un salon intimiste de l’Hôtel du Palais, j’assiste à une conférence du cycle Rencontres Autobiographiques intitulée Mon Histoire, question personnelle et histoire collective. (Chaque jour, une conférence réunit 4 auteurs sur le thème de la bande dessinée autobiographique).

Aujourd’hui sont réunis (la fort jolie) Karlien de Villiers pour son album Ma mère était une très belle femme, qui raconte sa jeunesse de petite fille blanche dans une famille d’afrikaners au moment où le régime de l’apartheid vacille (édité chez Ca et Là) ; Kris pour Coupures Irlandaises (chez Futuropolis), un récit basé sur un voyage à Belfast où, adolescent, il découvre la dure réalité du conflit Nord Irlandais ; Nicolas Wild pour Kaboul Disco (La Boite à Bulles), reportage autobiographique en Afghanistan où l’auteur observe les balbutiements de la reconstitution hésitante du pays, et enfin (la non moins belle) Zeina Abiracheb pour Je me souviens Beyrouth (Cambourakis) où elle évoque des scènes de son enfance et de son adolescence dans un Liban en guerre. (A signaler également son très bel album Mourir, partir, le jeu des hirondelles). Débats très sérieux sur le souci de véracité historique dans le récit autobiographique mettant en scène des évènements historiques, sur la nécessité du témoignage dans un pays en guerre, des problèmes de la représentation graphique (l’auto représentation) et de la narration propre à l’autofiction. Mon conseil : Tous ses titres peuvent figurer au lycée. Les albums de Zeina Abiracheb plaisent aussi souvent aux enseignants.

Changement de lieu (toujours à papattes), changement d’atmosphère. Retour au CIBDI pour l’exposition consacrée à Kiriko Nananan, une jeune mangaka, dont les titres sont traduits dans la collection Sakka de Casterman.

Son style minimaliste est parfaitement mis en valeur par l’exposition qui reproduit sur de très grands panneaux quelques planches tirées de Blue, mélancolique récit d'amour entre deux lycéenne ou de Strawberry shortcakes, tranches de vie errantes de trois jeunes femmes japonaises. Ses œuvres qui abordent de l'intérieur les sentiments et la sexualité féminine offrent une mise en page très singulière mettant en valeur le blanc de la page, alternant des visages en gros plans, des objets décadrés, des silhouettes de dos…Un dessin à la fois lisse, neutre et contracté d’où émergent les tensions et les tourments intimes. A conseiller à un public mature, prêt à découvrir une autre facette du manga.

Juste à côté, un univers très différent, plus trash et exubérant, celui consacré à la bande dessinée d’Afrique du Sud et en particulier à la revue Bitterkomix (littéralement bande dessinée amère).Ce périodique indépendant publié en afrikaans (la langue d’origine flamande importée par les colonisateurs Boers) créé en 1992 regroupe de fortes individualités (Anton Kannemeyer, Conrad Botes) qui mettent en œuvre une critique radicale de la culture afrikaner en détournant ses codes, mœurs, icônes et langue. Acerbes, ironiques, engagés, leurs travaux questionnent les fondements de l’identité et de la culture sud africaines d’aujourd’hui. Quatre auteurs de ce collectif sont présents sur le Festival et c’est l’Association qui publie une anthologie Bitterkomix alors que Conrad Botes est publié chez Cornélius. A réserver à des lecteurs avertis, capables de saisir les enjeux subversifs de l’entreprise !

Petite pause lecture à la bibliothèque du CIBDI, consacrée uniquement à la bande dessinée. C’est ici que le festivalier en toute quiétude peut dévorer. Toute la production est là, à portée de main. Il faudrait pouvoir y rester quelques jours… Inaugurée en 1990, la bibliothèque possède une salle de lecture de 300 m2 qui propose en accès libre environ 16 000 albums et ouvrages documentaires et une centaine de titres de périodiques. Elle possède également un fonds patrimonial important : 60 000 albums et ouvrages acquis grâce au dépôt légal (une convention signée en 1984 avec la Bibliothèque nationale de France qui rétrocède un des exemplaires qu'elle reçoit au titre du dépôt légal). Son catalogue informatisé est consultable sur le site du CIBDI. Je complète donc quelques lacunes en bouquinant les titres Essentiels (une sélection de plus de 50 titres publiés dans l’année susceptibles d’être primés) puis je reprends la route…

Juste devant le CIBDI, en 5 minutes, je change de continent, traverse les mers et me retrouve à Sai Comics, à la rencontre de la bande dessinée coréenne indépendante.

Fondé en 2002 à Séoul, le collectif Sai Comics (en coréen, Sae Manhwa Chaek qui peut se traduire par nouvelle bande dessinée) regroupe une trentaine d’auteurs qui affichent leurs ambitions : parler du présent et de l’histoire déchirée de la Corée, de ses problématiques actuelles, favoriser les récits autobiographiques… Une douzaine de ces auteurs ont fait le voyage jusqu’à Angoulême pour animer l’exposition, dessinant en direct sur le site même. C’est de ce collectif d’ailleurs qu’est issu Kun-Woon Park dont nous présentons le colossal album intitulé Massacre au pont de No Gun Ri, édité chez Vertige Graphic, à lire de toute urgence et à recommander à des lycéens qui n’ont pas peur des « grosses » bandes dessinées. (cf. chroniques albums)

Et enfin, finissons la journée avec une exposition-installation consacrée au parcours de Winshluss, de son vrai nom Vincent Paronnaud, que vous devez forcément connaître depuis sa coréalisation avec Marjane Satrapi du film Persépolis. Auteur de Smart Monkey (Cornélius, 2004), pilier et rédacteur en chef du magazine Ferraille Illustré (Requins Marteaux), il est un des auteurs majeurs de la bande dessinée alternative, riche en recherches expérimentales et innovations graphiques. Dans une scénographie grinçante propre à l’humour noir et provocateur de cet auteur -un cimetière où figurent à côté de sa propre tombe celles de quelques compères (Cizo, avec qui il réalise Wizz et Buzz et M. Ferraille)- sont exposées les planches retraçant quelques épisodes de sa carrière, en particulière la saga de M. Ferraille, un de ses personnages fétiches. En imaginant la magnifique épopée commerciale de ce personnage, une espèce de robot devenue star de la bande dessinée et du cinéma, les auteurs revisitent avec cynisme et jubilation l’histoire de la bande dessinée et l’Histoire, se livrant ainsi à « une majestueuse opération de détournement et de sabordage de tout ce que la bande dessinée a pu produire comme clichés depuis les années 30 ». Ne pouvant voir pour des questions d’horaires (regrets) le nouveau long métrage réalisé par Winshluss, intitulée Villemole, je me venge en regardant (pour la énième fois) quelques films consacrés au fameux M.Ferraille. Quel bonheur de retrouver ce bon vieux robot entouré de Franky Balloney, l’éditeur véreux et d’Edouard-Michel Méroll, le magnat international des huiles qui investit dans la presse bande dessinée…

Mais en nouveauté, il ya bien sûr des planches de son tout frais Pinocchio (qui dans 3 jours allait obtenir le Fauve d’Or, Prix du meilleur album 2009). Cette revisitation très, très libre du roman de Collodi ne pourra pas, hélas, figurer dans nos rayonnages : trop trash, trop triste, trop violent, trop déjanté, trop fou… Bref, à lire dans votre canapé !

Pour passer un moment de franche rigolade, visitez le site des Requins Marteaux et en particulier le Supermarché Ferraille (www.lesrequinsmarteaux.org)

Certains auront encore la force de se rendre au concert illustré donné dans la soirée au Théâtre, Arthur H au programme accompagné en direct par Christophe Blain qui dessine sur écran géant… Je ne suis pas de ceux là et me contente de bavarder jusque tard dans la nuit à la terrasse du Chat Noir, repaire des festivaliers, bondée depuis qu’on ne peut plus y fumer à l’intérieur. Certains y exhibent les dédicaces précieusement acquises après des heures d’attente, d’autres noient leur déception dans la bière…

Vendredi 30 janvier, 10 heures, je me rends au Manga Building, cap sur l’exposition Shigeru Mizuki, un des plus grands maîtres du manga, quasiment au même titre qu’Osamu Tezuka.

Il a reçu le prix du meilleur album 2006 pour NonNonBâ. Sur une surface d’environ 200m², l’exposition se divise en 4 espaces. Le premier retrace la vie et la carrière de l’auteur, et son histoire n’a rien à envier à celle d’un personnage de fiction. Une immense fresque dessinée par ses soins retrace d’ailleurs joliment sa vie.

Né en 1922, peu doué pour les études mais féru de dessin qu’il pratique très tôt, Shigeru Mura aura une enfance heureuse, bercé par les contes de NonNonbâ, une vieille femme qui vit avec sa famille, et qui lui révèle le monde invisible des yokaïs qui allaient le passionner toute sa vie durant. Celle-ci lui décrit dès son plus jeune âge les mystères de ces créatures surnaturelles, inaccessibles aux esprits rationnels mais qui peuplent notre monde. Sa jeunesse insouciante s’interrompra brutalement en 1943, le jour où il reçoit l’ordre de rejoindre son régiment d’infanterie. Il est envoyé à Rabaul, sur l’île de Nouvelle Bretagne (Nouvelle Guinée actuelle). Il y connaîtra le calvaire du soldat martyrisé par ses supérieurs et condamné à obéir à des ordres absurdes qu’il retracera dans son Opération Mort (cf. présentation de cet ouvrage dans les chroniques, qui vient d’être couronné du Prix Patrimoine du Festival). Mizuki perdra son bras gauche arraché par un obus et sera recueilli et sauvé par des indigènes de la tribu Torai avec qui il gardera des liens d’amitié toute sa vie. La guerre terminée, il rentre au Japon et doit réapprendre à dessiner de la main droite car… il était gaucher.

Il prend la gérance d’un immeuble à Kobé, situé rue Mizuki qui lui inspirera son nom de plume. En 1957, installé à Tokyo, il publie ses premiers récits, histoires comiques et récits antimilitaristes, marqués par son expérience douloureuse de la guerre. Mais c’est son Kitaro qui dans les années 60 va le rendre célèbre. Ce petit garçon borgne, ultime descendant d’une famille de morts vivants, qui fréquente toutes sortes d’êtres étranges est un chasseur de yokais. Accompagné de son père (un œil minuscule sur pattes) et affublé de son fameux gilet noir et jaune (aux pouvoirs magiques), il sillonne les routes du Japon pour défendre les humains des monstres et esprits facétieux, parfois très dangereux. ….

C’est à cette série-phare qui oscille entre humour et angoisse et à cet univers composé de monstres, fantômes et esprits qu’est consacrée le second espace de l’exposition. Le génie de Mizuki qui a lancé le courant « yokai manga » dans les années 60/70 est d’avoir su mettre en scène avec drôlerie et imagination cet univers du bestiaire folklorique nippon, réconciliant les jeunes lecteurs japonais avec les figures mythiques de leur culture, empreinte d’animisme. Il a d’ailleurs réalisé et illustré un Dictionnaire des Yokais (publié en 2 volumes chez Pika) où chaque page nous présente une de ces créatures, les particularités, les anecdotes ou légendes qui y sont liées. Passionnant pour ceux qui ont envie de rêver, de lire des petites histoires courtes (une page par yôkai) et fantastiques. Membre de la société d’ethnologie japonaise, Mizuki a participé en collectant et ressuscitant ces créatures à leur vulgarisation. Sakaiminato, sa ville natale lui a d’ailleurs rendu hommage en érigeant dans une rue à son nom 83 statues de bronze représentant les yokais du maître… Une salle de projection permet de voir quelques extraits des différentes séries animées tirées de Kitaro, depuis les années 60 jusqu’aux dernières versions. (Un long métrage live de Kitaro est même sorti en 2007, démontrant la constante popularité de ce personnage).

Enfin, le dernier espace qui évoque une allée de torii, (portique marquant l’entrée des sanctuaires shintoïstes séparant le monde réel du sacré), nous introduit au cœur de l’œuvre de Mizuki et nous permet d’apprécier l’esprit malicieux comme le talent graphique du maître qui s’inscrit dans l’art traditionnel nippon. Il s’agit d’une série d’illustrations réalisée en 2007 qui fait référence à la célèbre série d’estampes du peintre Hiroshige intitulée « les 53 étapes de la route de Tokaido » (18333-1834). Mizuki s’est amusé à dessiner les compositions d’origine à l’identique en y intégrant des yokais de sa création ( en particulier de Kitaro) ! Ces illustrations qui ont demandé deux ans de réalisation ont été fabriquées en respectant la technique traditionnelle des estampes.

Est- ce la raison pour laquelle que ces images nous impressionnent ? Leur minutie, leur finesse, la vivacité de leurs couleurs sont-elles dues à cette technique exceptionnelle de reproduction ? Ou est ce l’humour, la fantaisie, la gaité, l’insolite qui viennent détourner, pasticher, rendre hommage à l’œuvre originale d’ Hiroshige qui nous séduisent le plus ? Vous pourrez vous faire une idée en jetant un coup d’œil à ce site (www.monkdogz.com) qui expose en regard quelques estampes d’Hiroshige et de Mizuki.

Agé de 87 ans, ce raconteur d’histoires et voyageur infatigable a sillonné le monde, à la rencontre de cultures autochtones (il possède une collection d’objets d’arts primitifs unique au Japon). Je vous le disais en introduction, ce mangaka à la vie aussi intense qu’un héros de manga nous livre une œuvre forte et passionnante, à découvrir à tout âge. Mon conseil : NonNonbâ et Opération Mort pour les CDI de Lycée. A proposer aux enseignants.

A l’entrée de l’exposition consacrée à Mizuki, se trouvent exposés quelques originaux d’Hirata, grand mangaka (que nous rencontrerons cet après midi). L’exposition est un peu réduite ne présentant que quelques planches extraites d’ œuvres traduites en France (Satsuma, l’honneur des samouraïs ou de L’âme du Kyudo), mais l’incroyable talent de ce dessinateur saute littéralement aux yeux.La finesse de ses dessins, leur délicate mise en couleurs, tout ce que souvent l’édition trahit en affaiblissant ou en réduisant, font vivement réagir les visiteurs. J’observe amusée un couple de personnes âgés qui sont tellement séduits qu’ils vont prendre chaque planche en photo malgré l’interdiction formelle d’user de son appareil… Vous en saurez plus sur ce dessinateur, en continuant votre lecture et en m’accompagnant à sa conférence

Petite pause déjeuner, court passage dans une des Bulles, un des immenses espaces toilés qui regroupent les stands des éditeurs. Celle-ci intitulée Nouveau Monde accueille l’édition indépendante et alternative. (L’autre grande Bulle, Le Monde des Bulles, est consacrée aux grandes maisons de l’édition franco-belge, du comics et du manga). Déambulation entre les stands des éditeurs, dédicaces, discussions, rencontres…

Retour à l’Hôtel de Ville où deux salons sont transformés en salle de presse. C’est là que je vais rencontrer Ken Niimura, un jeune auteur pour son album Je tue des géants, que je vous propose de découvrir immédiatement ! (dans interview d'auteur)

Après cette interview, je file au pas de course au CIBDI pour ne pas rater la conférence d’un de mes mangakas préférés, Hiroshi Hirata ! Ce n’est pas souvent qu’on peut rencontrer un auteur japonais, il ne faut surtout pas rater cette occasion exceptionnelle ! Je trouve mon maître assis à l’entrée de la salle, disponible, acceptant de dédicacer sur un coin de table ses oeuvres à quelques admirateurs bien inspirés, je mange mon poing de dépit d’être venue sans ma valise de mangas…

Je vous propose une retranscription de cette conférence, mais surtout vous invite à lire L’âme du Kyudo, qui décrit la folie et la grandeur du toshiya, une compétition de tir à l’arc pour laquelle les samouraïs sont prêts à tout… et qui est une bonne introduction à l’oeuvre de cet auteur. A recommander dans les CDI de lycée.

Pleine de l’énergie du samourai, je brave la longue côte raide de la sortie du CIBDI jusqu’au centre ville. Les rues sont bondées, il fait plus doux que d’habitude et le festivalier est fumeur et buveur… La soirée commence et se poursuivra avec la projection en avant première d’un film d’animation Le sens de la vie pour 9 dollars 99, (adapté des récits d’Etgar Keret et réalisé par Tatia Rosenthal) que je vous recommande vivement (sortie prévue en avril). Un film décalé, entièrement réalisés en silicone, mais sidérant de réalisme, où les habitants d’un même immeuble cherchent un sens à leur vie. C’est ce que va trouver un des personnages dans un livre qui ne coûte que 9 dollars 99…

Je vais me coucher emplie de pensées métaphysiques. Je rentre demain matin, samedi et laisse le Festival aux hordes prévisibles des visiteurs du week end. En espérant que ce tour 48 heures chrono vous donne envie de faire vos propres découvertes.

Article paru dans Intercdi, n°218, mars 2009

Quelques conseils si vous souhaitez vous rendre au Festival l’an prochain :
Dès septembre, vous inquiéter d’un logement possible. Les hôtels étant réservés d’une année sur l’autre, vous tourner vers les chambres d’hôtes du centre ville, pour éviter de vous retrouver très loin…
Prévoir votre itinéraire en fonction de vos centres d’intérêt en consultant à l’avance le site du Festival qui vous permettra de vous organiser. Privilégier les expositions et les conférences aux stands d’éditeurs. Réserver votre pass d’entrée sur ce même site pour éviter les files d’attente sur place.
Ne pas oublier que tout se fait à pied, prévoir donc de bonnes chaussures et un entraînement sportif adéquat.
Et attention au budget ! Voilà les trésors que je ramène !

Rencontre avec Hiroshi Hirata

Avant propos
Après avoir débuté sa carrière dans les années 50 grâce à un talent quasi inné pour le dessin, Hiroshi Hirata va gagner l’attention du public japonais une dizaine d’années plus tard et s’imposer comme un des grands maîtres du gekiga, un courant réaliste du manga. Ces récits historiques, centrés sur la période d’Edo, mettent en scène des samouraïs déchus ou des héros humbles, en lutte contre le pouvoir dominant. Devenu spécialiste de l'histoire du Japon et maître calligraphe, cet auteur fait courir par la maîtrise impressionnante de son dessin un souffle épique étonnant donnant vie, mouvement et énergie à ses personnages. Une œuvre complexe, pleine de fureur guerrière qui s’interroge aussi sur les notions de courage, de loyauté et de résistance. Hirata reste fasciné par l’acte héroïque et la notion de bravoure telle que le bushido a pu l’élever au plus haut rang mais aussi mais telle qu’elle peut être incarnée par n’importe qui à un moment précis de sa vie. Il a influencé bien des mangakas des générations suivantes (dont Otomo, Terada, Ikegami). Il fait partie des grands auteurs japonais auxquels les éditeurs étrangers se sont intéressés en premier. Très remarqués en 1978 à la célèbre Comic Convention de San Diego (Californie), ces dessins exposés ont profondément impressionné les auteurs et éditeurs américains. C’est en 2004 que le premier volume de Satsuma sera traduit et publié en France grâce à Delcourt /Akata. Actuellement, six séries sont disponibles chez cet éditeur.
Hiroshi Hirata est invité à une table-ronde avec le public dans le cadre des Rencontres Internationales du Festival d’Angoulême, au CIBDI, animée par Martin-Pierre Baudry.

Impressions

Hiroshi Hirata, jidaï gékigaka, dessinateur de l’Histoire

M. Hirata est impressionnant. Il a l’allure imposante et l’élégance naturelle d’un samouraï, le port impeccable, le visage buriné, les cheveux blancs tirés en arrière pour former le fameux chignon… Mais il a l’esprit malicieux d’un enfant, le sens de l’autodérision et le verbe bien affuté. Toujours là où on ne l’attend pas, il répond à sa guise sans souci de plaire ou de faciliter la tâche de l’interviewer. Rusé comme un renard, drôle, l’esprit vif, malgré son âge avancé (72 ans) et des difficultés d’audition.

Voici la retranscription de cette rencontre.

Les notes entre crochets sont des commentaires que j’ai ajoutés, afin d’éclairer les propos de M. Hirata.

M. Hirata, vous êtes en costume traditionnel, en kimono. Vous êtes habillé souvent ainsi au quotidien ?

Non pas du tout, je ne porte pas le kimono traditionnel, c’est l’organisateur qui m’y a obligé !!!

Parlez nous de votre enfance, de vos débuts ?

Je suis né [en 1937] dans une famille avec 6 frères et sœurs. A 17ans, j’ai été obligé de travailler. J’ai fait toutes sortes de métiers. Mon père travaillait dans un magasin de plomberie, c’est lui qui m’a appris le métier de plombier que j’ai exercé même après son décès. Comme ça, c’était bien, je n’avais pas besoin de chercher un autre travail !

A l’âge de 19 ans, j’ai souffert d’une mauvaise appendicite. Le médecin a été obligé de réaliser l’opération sans anesthésie. Comme ça, j’ai fait l’expérience de seppuku ! [l’éventration volontaire des samouraïs].

Le frère de mon père qui était disciple de la secte Tenri [le terme de secte est à comprendre ici comme synonyme d’école] de l’école bouddhique, a passé un contrat avec ma mère, sans que je sois au courant, « pour être sauvé, il faut qu’Hiroshi entre dans cette secte ». J’ai donc fini mes études dans cette école religieuse. Comme j’étais encore convalescent, je ne pouvais pas travailler à plein temps, je faisais des travaux de plomberie pendant la demi-journée. Je ne pouvais pas gagner bien, mais je devais aider ma famille ! Je bricolais, je réparais tout à cette époque, des bouilloires, des casseroles et comme ça, j’apprenais plein de métiers ! A 21 ans, j’ai commencé à douter de l’authenticité de cette religion. Mais mes parents étaient « professeurs » de cette école religieuse. Pour moi, rejeter cette religion n’était pas aussi simple. Pour montrer mon respect à mes parents, je restais disciple de cette religion. A cet âge, [en 1958], je rencontre par hasard, dans un train, un ancien aîné de l’époque du collège. [Masahiro Miyaji, qui deviendra mangaka]. C’est lui qui m’a recommandé de dessiner, qui m’a incité à créer un manga.

Ce qui est étonnant, c’est que vous n’aviez aucun rapport avec les mangas à cette époque là, vous ne vous destiniez pas du tout à devenir mangaka ?

Je suis moi-même surpris d’être mangaka ! Enfin, après cette rencontre, j’ai réalisé 16 planches en une journée, ce qui est presque impossible ! Je pense que c’est l’esprit de mon père [décédé en 1954, alors qu’il avait 17 ans] qui m’a donné la force de réaliser ces 16 planches. Je suis allé travailler après et c’est mon ami qui est allé apporter ces planches à une maison d’édition. A son retour, il m’a dit : OK, ton boulot a été accepté ! [Titre de ce premier récit : Le sabre fatal brille dans l’ambivalence (!)]. Et il m’a emmené dans cette maison d’édition. Sur le trajet, je réfléchissais et je me disais que j’allais pouvoir gagner une fortune si je peux créer aussi vite

-Je voudrais devenir mangaka, ai-je dit au directeur de la maison d’édition.

-C’est risqué de s’engager tout de suite dans le manga, a-t-il répondu.

-Aucune inquiétude, je deviendrai mangaka et je vais vous faire gagner beaucoup d’argent !

-Le directeur dit alors : vous allez réaliser une oeuvre de 32 planches.

Je me suis dit : bon, c’est une affaire de deux jours ! Je rentre avec bonheur chez moi !

Mais au bout de 15 jours, je n’avais toujours pas fini le scénario ! Si je ne réalise pas mes 32 planches, ma famille va être affamée ! [Hiroshi étant l'aîné de six frères et sœurs, il était responsable de la famille]. Je me rends sur la tombe de mon père à deux heures du matin, à l’heure où les fantômes apparaissent. Devant sa tombe, pendant deux heures, j’ai demandé à mon père la force de réaliser ces 32 planches. Mais la pierre tombale ne me répondait rien ! Sur le chemin du retour, je me dis : on ne peut résoudre ces problèmes en priant Dieu, ça ne marche pas. Qu’est-ce que mon père m’a toujours enseigné ? On doit faire les choses par nous-mêmes, par notre tête et par notre corps. Je reviens heureux du cimetière ! La religion n’a pas d’importance pour moi. On ne résout pas ses problèmes en priant. Si vous avez envie de réaliser des projets, c’est vous qui devez agir et croire en vous ! Nous sommes nés dans cet univers avec une certaine liberté, on n’aime pas agir suivant les ordres de quelqu’un d’autre. Il est très important d’être soi même, de croire en soi même, d’ouvrir ses propres chemins mais sans penser qu’à ses propres intérêts, et donc il est nécessaire de penser aux autres.

Vous êtes connu comme auteur de gekiga, de style très réaliste. Comment ce style vous est venu ?

Chaque fois, je fais des recherches pour trouver un style qui corresponde le mieux à mes récits. Je continue toujours, 50 ans après, à faire cet effort et à chercher à m’améliorer. Tout le monde dit que je dessine très bien, mais c’est toujours un combat ! Dans un temps limité, j’essaye toujours de dessiner mieux !












Quelles sont vos influences ? le chambara, le film de sabre japonais, vous a-t-il influencé ?

J’essaie de créer toujours l’esprit du bushido [= la voie du guerrier, du samouraï] à ma manière, je ne vais pas au cinéma, je ne lis pas de manga ! (note1)

Pourtant vous avez adapté des films en manga…?

En général, je n’aime pas travailler sur un scénario écrit par quelqu’un d’autre ! Pour Zatoichi et Tueurs, c’est l’éditeur qui m’a poussé à le faire ! Pour faire une opération promotionnelle avec le film et le manga… Quand j’ai créé ces œuvres, les films n’étaient pas encore sortis. Je n’ai vu que quelques photos et j’ai lu le scénario du film. J’ai imposé à la maison d’édition de modifier le scénario comme je voulais !

L’écrivain Mishima a dit, écrit qu’il admirait beaucoup votre travail. Il vous l’a dit directement ?

Je n’ai su que plus tard que M. Mishima appréciait mes œuvres, je n’ai pas reçu directement ses félicitations. Peut-être les appréciait-il parce qu’elles sont violentes…

[Ici, M. Hirata commente des planches qui sont projetées sur grand écran].

Le découpage de vos planches est souvent cinématographique…

Pour exprimer au mieux l’intériorité de mes personnages, j’utilise le gros plan. Mes personnages s’évaluent souvent, se jaugent avant la bataille et c’est par le regard que ça passe. Puis ensuite, je montre le personnage en entier… Dans Satsuma, je décris l’opposition entre les samouraïs de différentes classes et la forte discrimination que subissent les samouraïs de classe inférieure. Pour un samouraï de classe supérieure tué ou blessé, on punissait 3 samouraïs de classe inférieure. Je choisis souvent le point de vue des opprimés pour faire réfléchir mon lecteur à la possibilité d’un monde sans discrimination. En décrivant les faibles, on peut poser les questions essentielles.

J’ai une anecdote très marquante à ce sujet. J’avais 15 ans. Mon père n’a pas supporté de voir des instructeurs militaires (fusiliers marins) qui s’acharnaient sur de jeunes recrues, leur imposant un entraînement abominable. Il est intervenu pour leur demander d’arrêter. Cette attitude de bravoure est la base, la source de toutes mes œuvres.

Comment vous est venue l’envie de réaliser Satsuma ? C’est une histoire qui vous a obsédé pendant pas mal d’années ?

Un gérant de magasins de livres d’occasion m’a proposé d’adapter un livre, le nom du héros Hirata était le même que le mien…. Ce livre ["Endiguement de Horeki"] raconte l'histoire du fief de Satsuma. Je me suis beaucoup documenté sur ce fief de Satsuma à qui le shogun a imposé des travaux d’endiguement considérable à l’autre bout du pays. Ces travaux étaient inacceptables pour des samouraïs. Et j’ai eu beaucoup de mal à trouver des documents historiques car toutes les traces de cette expérience honteuse avaient été comme effacées… Ca m’a demandé beaucoup de temps… Cette série est inachevée, je ne l’ai pas finie.

Pourquoi n’avez-vous pas fini Satsuma ?

Un ami électricien est venu chez moi pour me demander de l’aider avec son entreprise qui avait des difficultés… Alors je l’ai aidé, j’ai repris l’électricité. Je mettais trop de temps à réaliser Satsuma, l’éditeur était dégoûté. Je n’avais plus de documentation suffisante, j’ai suspendu….

Alors, comment êtes vous revenu au manga et par voie de conséquence abandonné l’électricité ? !!

A cette époque, ma mère était encore vivante et j’ai cinq enfants. Je n’arrivais pas à vivre convenablement, c’était sous payé. Je me disais qu’il fallait reprendre le manga. Mais pendant cette période de suspension, j’ai perdu toute idée de création. Curieusement, la personne que j’ai aidée aimait beaucoup les histoires. Elle m’en racontait tout en travaillant les circuits électriques. Cet ami connaissait bien la littérature. Il me raconte « 36 stratégies de Kuroda", l’histoire d’un clan (pas encore traduit en français). Mon éditeur vient alors chez moi et me demande une histoire où les personnages utiliseraient leur intelligence plutôt que leur sabre ! Je n’avais pas d’idée convenable dans ma tête, c’était vide ! Alors, je réponds au hasard : je ferai l’histoire du clan Kuroda. Ah, c’est très bien ! dit l’éditeur. C’est comme ça que j’ai recommencé le manga !

Est-ce courant au Japon qu’un plombier devienne en une nuit dessinateur, puis de mangaka devienne électricien ? Est-ce fréquent ?

Non, pas trop ! Je ne connais personne !

Et maintenant vous êtes mangaka ou vous faites un autre métier ?

Maintenant, je suis créateur de gekiga et fou de projecteur de cinéma ! Je m’occupe de réparer de vieux projecteurs de cinéma (16 mm et 35mm) dont les pièces n’existent plus !

Intervention de Dominique Véret, son éditeur en France, qui précise que M. Hirata a un site internet qui se partage entre informations bricolages sur les projecteurs de cinéma et informations sur sa carrière du dessinateur ! Il l’a même mis en contact avec une société française Cinématériel, spécialisée dans ce domaine avec qui il a des liens !

M. Véret, n’avez-vous pas peur que M. Hirata vous abandonne pour se consacrer à un autre métier ?

Pour moi, tout ça n’est pas grave ! La façon dont il raconte sa vie nous amuse aujourd’hui, mais M. Hirata est considéré dans sa spécialité, le manga de samouraï, comme une grosse pointure, reconnu également par le milieu historien. Il va laisser une œuvre très forte, car il fait ce qu’il veut, c’est le bushido ! Il sait ce qu’il est, il est lui même, avec un parcours iconoclaste ! C’est pourquoi il a des choses à raconter aux autres. Il n’a pas l’ego hypertrophié de l’artiste (français), s’il a un ami en difficulté, et bien, il est prêt à changer d’orientation professionnelle !

Pourquoi vous définissez vous comme gekigaka et non pas mangaka ?

Je n’aime pas qu’on dise que mes œuvres sont du manga. Manga est composé de deux idéogrammes. Man veut dire drôle, vulgaire, caricatural; Ga renvoie au dessin, à l’esquisse. J’écris des choses sérieuse, je n’ai pas envie d’être drôle ! C’est M. Tatsumi qui a créé le mot gekiga pour qualifier ses œuvres, lui non plus n’aimait pas le mot manga (note 2). Je crée des drames, du drame en dessins. [geki : drame]. (Note 3). En plus, à gekigaka, je rajoute le terme jidaï, qui signifie historique. Sur ma carte de visite, c’est écrit jidaï gekigaka, dessinateur de récits historiques. Je n’ai pas envie de créer des récits qui se dérouleraient dans le Japon contemporain.

Questions du public

Pourquoi la pratique du harakiri (=seppuku= éventration volontaire) est si présente dans vos œuvres ? Quel est l’origine de cette pratique ?

C’est une coutume qui provient de la Chine, très ancienne, qui existait avant l’apparition de la famille impériale. En fait, le mieux serait que vous consultiez le site Wikipédia !

Dans la société féodale, la différence des classes était très forte, la vie était toujours en jeu quand un inférieur s’adressait à un supérieur. En s’ouvrant le ventre, on donnait son avis, on signifiait à quel point ce qu’on avait à dire était important, une façon de vous faire entendre par les autorités. On croyait que dans cette partie au dessus du nombril se trouvait la partie la plus importante de l’homme, que là résidait l’essentiel. En montrant l’intérieur de mon ventre, je suis sincère, je ne cache rien, je ne mens pas…

Commentaire de M. Véret, éditeur

Après une longue fréquentation de la culture japonaise, je ne suis plus choqué par cette pratique et la radicalité de cette mise à mort. .Cette mise en avant de sa sincérité dans des situations où on est acculé, je trouve ça d’une très grande beauté, au-delà de l’aspect physiologique. Par rapport à cette omniprésence de la mise en scène de la mort et les peurs que ça provoque en nous; je trouve que c’est un auteur très positif. Pousser sa sincérité devant des injustices jusqu’à donner sa vie, c’est vraiment à l’inverse de notre société, hyper égoïste, où on oublie ses devoirs envers les autres, envers ses enfants, sa famille… Faire connaître M. Hirata, ce n’est pas inviter le lecteur à aller dans la voie du bushido ou d’inciter chacun de nous à se faire seppuku, mais plutôt de proposer de retrouver un équilibre dans une époque désespérée mais surtout égoïste. C’est intéressant de montrer des œuvres dont le seul but est de nous présenter un opposé aussi radical que notre propre égoïsme. A charge pour chacun de construire son propre équilibre !

Quel est le rôle de la calligraphie [que M. Hirata pratique beaucoup] dans vos dessins ?

Le dessin et la calligraphie, c’est la même chose. La forme d’expression est différente mais pour moi, ça exprime toujours les sentiments des hommes.

La conférence a été assez longue (aller retour contant avec le traducteur), et M. Hirata ayant encore un programme chargé de dédicaces et de rencontres, l’entretien doit prendre fin.

Voici en guise de conclusion une phrase du maître, extraite de la postface de La Force des Humbles : « Je n’ai pas choisi de devenir auteur de bande dessinée, mais puisque je le suis, je me dédie corps et âme à mon art ».

Notes

(Note1) M. Hirata avoue avoir une grande admiration pour les illustrations des romans historiques, particulièrement celles de Kiyoshi Kimata, admirées dans les périodiques historiques que son père lui lisait. (cf. Annexes dans Zatoichi).

(Note 2) Yoshihiro Tatsumi est l’auteur qui a fait passer le manga à l’âge adulte en donnant naissance au gekiga à la fin des années 50. Plusieurs de ses oeuvres sont traduites en France chez Vertige Graphic : Coup d’éclat, Les larmes de la bête. Invité prestigieux à Angoulême 2005,

(Note 3) Le gekiga qui fait son apparition à la fin des années 50 s’oppose au manga tel que Tezuka l’avait définit. Il élimine toute manifestation du merveilleux pour se consacrer à des récits vrais ou vraisemblables, à la tonalité sombre. Il se traduit par un dessin réaliste, plus précis dans les décors et respectueux des proportions anatomiques. Il est destiné à un public adulte.

Bibliographie des ouvrages traduits en français, tous disponibles chez Delcourt (Akata)

L’âme du Kyudo : l’histoire du tôshiya, un concours annuel de tir à l’arc où s’affrontaient jusqu’à la mort des samouraïs surentraînés….

Satsuma, l’honneur des samouraïs. (6 volumes). Un grand récit historique sur les samouraïs du fief de Satsuma.

Tueur ! 1860, la rébellion d’un samouraï contre son seigneur manipulateur et enragé.

Zatoichi. Héros populaire des années 60 et 70, qui a inspiré plus de vingt films, Zatoichi est un masseur aveugle, errant à travers la campagne japonaise de l’ère Edo. Sa canne épée toujours à portée de main, il secourt les plus déshérités, soumis à la dure loi des clans yakuzas.

La force des humbles. Recueil de 11 nouvelles mettant en scène des héros du quotidien de la période d’Edo (ayant réellement existé) qui face à une situation de crise, poussent l’exigence d’honneur et de courage jusqu’à l’absolu.

L’incident de Sakaï et autres récits guerriers. Recueil de 7 nouvelles dont une met en scène l’incident de Sakaï (suite au massacre de onze marins français, 20 samouraïs furent condamnés à mourir par seppuku. Le ministre français interrompit l’exécution au onzième samouraï).

Interview de Ken Niimura

De par sa double origine espagnole et japonaise, JM Ken Niimura(*) est à la croisée de cultures différentes. Après avoir vécu en Espagne, puis fait un bref séjour en Belgique, il est installé depuis deux ans en France. Dans son travail de dessinateur, sont perceptibles les influences du manga, des comics et de la bande dessinée européenne. Mais ce riche héritage qui pourrait peser bien lourd pour certains semble bien digéré par ce dessinateur (à peine âgé de 27 ans) qui nous fait la démonstration d’un univers déjà très personnel et d’un talent prometteur.
Il a eu la gentillesse de nous rencontrer au Festival d’Angoulême (janvier 2009), un moment où tous les dessinateurs sont très sollicités par le public.















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Pour cet album Je tue des géants, vous avez collaboré avec Joe Kelly, un scénariste américain (*), qui a plutôt œuvré dans le comic des super héros. Comment s’est passé cette rencontre et cette collaboration ?
Il y a environ 3 ans, nous nous sommes rencontrés lors d’une convention BD en Espagne. Assis côté à côte pour des dédicaces, nous avons discuté et sympathisé. Je lui ai montré ce que je faisais et vice versa. Il m’a recontacté plus tard, pour ce projet qui lui tenait à cœur depuis un moment. Il cherchait un dessinateur.
Nous avons échangé des mails pendant environ un an, le temps que le projet prenne forme. J’ai fait de nombreuses esquisses pendant un an également, pour trouver un style correspondant au récit. Puis, j’ai commencé à vraiment dessiner début 2008 et j’ai mis huit mois à réaliser l’ensemble. C’est vraiment important pour moi car c’est la première fois que je me lance dans un travail d’une telle ampleur.

-Comment avez-vous travaillé : vous aviez l’ensemble du scénario ou simplement des petits bouts ? Des indications précises sur les personnages ? Joe Kelly vous a-t-il laissé libre quant au découpage et à la mise en page ?
Au départ, Joe m’a communiqué le scénario entièrement écrit, pas encore découpé, pour que j’aie une vision d’ensemble. Puis il a préparé un découpage, assez libre, adapté néanmoins à la publication en comic books, à ce type de lecture en feuilletons. Le récit est en effet d’abord sorti aux Etats-Unis, cet été, pour la convention de San Diego, avant d’être publié en France, sous la forme d’une minisérie de sept comic books. Il y une façon particulière de raconter pour ce format, d’amener les épisodes pour tenir le lecteur sur la totalité de la publication. En France, le récit est proposé en 2 volumes (le second sortira l’an prochain), et conserve cette présentation en 7 chapitres.
Il me donnait donc certaines indications de rythme, le nombre de cases par planches par exemple. Mais j’étais assez libre sur la réalisation graphique (choix des plans, des cadrages), de la représentation des personnages. Les oreilles de lapin de Barbara, c’est moi par exemple qui les ai imaginées !

















-Le noir et blanc, est-ce un choix délibéré pour vous ? Ou une suggestion de l’éditeur ?

C’est un choix personnel, un défi que j’avais envie de m’imposer. C’est la première fois que je réalise un travail aussi important en noir et blanc. J’avais envie de m’y risquer. Ce n’était pas évident comme choix pour Joe Kelly. Aux Etats-Unis, le noir et blanc peut être parfois perçu comme un signe revendiqué par la bande dessinée indépendante ou le roman graphique qui s’adresserait à un certain type de lecteur. Mais il a accepté l’idée.
Ce qui est intéressant, c’est que pour moi, travailler avec un scénariste américain, expérimenté dans les comics, reconnu me donne l’occasion de progresser et en étant publié aux Etats-Unis et en France, de toucher un large public. C’est un projet grand public. Et pour lui, c’est un projet assez personnel, ce récit est en marge de ce qu’il fait d’habitude – des comics de super-héros- et donc pour lui, il s’adresse à un public différent, qui ne l’attend pas dans ce domaine… c’est un contraste intéressant !

-Y a-t-il une volonté de vous écarter d’un certain réalisme ? Par exemple, le décor de la ville (le port, la mer) n’est pas très typique d’une ville américaine… Les personnages également paraissent aussi plus matures que leurs âges présumés. Quel est la part de réalisme graphique ?
Je n’ai pas un souci de réalisme poussé dans la représentation des personnages. Quand c’est trop typé, reconnaissable, le lecteur peut avoir du mal à entrer dans le récit ou à s’identifier avec les personnages. J’exagère certains traits pour qu’ils soient expressifs, que les personnages aient une façon à eux d’être différents. L’histoire quant à elle, se passe aux Etats-Unis. Je ne suis jamais allé aux Etats-Unis. Joe Kelly m’a envoyé des photos de documentation mais il m’a laissé beaucoup de liberté pour interpréter ces décors comme je voulais… J’avais effectivement après coup un peu peur des réactions du public américain ; je me disais que des lecteurs allaient sûrement me faire remarquer que ça ne ressemblait pas à une ville américaine. Mais personne ne m’a fait cette remarque jusqu’à présent !-Vous avez illustré chez Glénat un ensemble de livres destinés à apprendre le japonais à travers le manga qui montre votre intérêt et votre connaissance de cette bande dessinée. Vous avez été influencé en tant que dessinateur par le manga ? Quels sont vos auteurs importants ?
Mon père étant japonais, j’ai lu très tôt beaucoup de mangas. Il y en avait pas mal à la maison ! Pour autant, je ne revendique pas l’influence d’un auteur en particulier. Pour moi, le manga, c’est une façon de raconter des histoires, un rythme. La presse américaine a, pour cet album, souligné plutôt l’aspect cartoon de mon dessin. Et aussi une certaine filiation avec Calvin et Hobbes…

-Probablement parce que Calvin vit dans un monde imaginaire et visible de lui seul, comme Barbara ?
Oui, sûrement aussi pour ça….

-Comment êtes vous devenu dessinateur ?
A 15 ans, je participais déjà à plusieurs fanzines. Ensuite à des travaux de presse. En Espagne, dans les années 80-90, il y avait beaucoup de journaux où on pouvait publier. Mais ces journaux ont disparu avant que je commence à publier, moi c’était plutôt sur d’autres revues moins spécialisées. La bande dessinée est moins importante en Espagne qu’en France, en termes d’enjeux économiques, mais en conséquence, les auteurs jouissent d’une grande liberté.

-Vous avez une certaine notoriété en Espagne dus à vos travaux publicitaires, d’illustrations et de bande dessinée. Vous êtes désormais publié aux Etats-Unis et en France. Aimeriez-vous être publié au Japon ?
Je vais publier dans quelques mois un court récit pour le magazine Mandala (de l’éditeur Kodansha) qui publie des auteurs étrangers dans un grand format plutôt atypique pour le Japon et en couleurs. Ce n’est qu’un début mais c’est important bien sûr d’y figurer !

Merci de nous avoir accordé ce moment. Très bonne continuation !
Le prochain volume de Je tue des géants est prévu pour janvier 2010.

Note
(*) Amis du catalogage : Jose Maria Ken, ce sont ses prénoms, Niimura son nom !
(*) : Joe Kelly est un scénariste américain qui œuvre majoritairement sur les comics de super héros depuis 1993, chez Marvel puis chez DC Comics et plus spécifiquement pour Action Comics. Il a travaillé sur de nombreuses séries, sur des personnages très connus comme les Xmen, Daredevil, Justice League of America ou Superman. Il est aussi auteur de nouvelles séries comme Steampunk, Mr Rex et Ballast.

Ken Niimura a présenté plusieurs fois ces travaux en France, une exposition « Images d’un monde flottant » au Centre Jean Monnet à Paris et au Festival de Beauchamp sur Marne, en 2008.
Vous pouvez voir de nombreux travaux de Ken Niimura sur son site : www.niimuraweb.com