Affichage des articles dont le libellé est conférences auteurs. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est conférences auteurs. Afficher tous les articles

François Bourgeon, La petite fille Bois-Caïman

François Bourgeon, l’auteur des célèbres séries des Passagers du Vent, du Cycle de Cyann, des Compagnons du Crépuscule était invité le 13 septembre 2009 à l’Abbaye de l’Epau (Le Mans) par la Bibliothèque départementale et la librairie Bulle. Une rencontre exceptionnelle qui marque la sortie de son dernier album, La petite fille Bois-Caïman. Rencontre d’autant plus exceptionnelle que c’est l'une des deux seules prévues en France…
25 ans après la fin du cycle des Passagers du Vent qui comptait 5 volumes, l’auteur a donc décidé de mettre un nouveau point final à son chef-d'oeuvre. Une conclusion en deux tomes paraît chez l’éditeur 12bis, le 3 septembre 2009 pour le premier (La petite fille Bois-Caïman) et en janvier 2010 pour le second.
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Les Passagers du vent publiés entre 1979 et 1984 occupent une place à part et importante dans l'histoire de la bande dessinée. « Cette série a eu un succès phénoménal ! » se souvient Samuel Chauveau de la librairie Bulle. « François Bourgeon était le chef de file de la bande dessinée historique qui a connu une période faste par la suite. Ses albums ont été une sorte de déclic. Tout à coup, la BD devenait digne d'intérêt pour ceux qui la considéraient jusque-là comme un sous-genre. » (Ouest France, 29/07/2009). Faisant partie de ces œuvres qui ont favorisé l’émergence de la bande dessinée pour adultes, cette série a aussi révélé un petit éditeur grenoblois, Jacques Glénat, qui allait par la suite prendre la place qu’on lui connaît dans le marché de la bande dessinée.

Compte rendu de la conférence
Jean-Christophe Ogier, journaliste à Radio France animait les échanges entre François Bourgeon et l'historien Jean-Marc Masseaut, spécialiste de la traite négrière. Des temps de lectures à voix hautes, assurées par Christian Brouard comédien professionnel de la Pérenne Compagnie, offraient un regard littéraire et vivant sur l'histoire de l'esclavage. (Références de ces extraits en fin d’article). Les échanges ont été enregistrés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.
-Situons ce 18ème siècle que nous fait découvrir les Passagers du vent. On a coutume d’associer ce siècle à celui des Lumières, des Philosophes, de la Révolution… Mais le 18ème siècle n’est pas que cela ?!
J.M. Masseaut
En effet, la traite négrière, le commerce des esclaves est aussi la grande affaire de ce siècle. Et à ce titre la qualité historique de l’œuvre de Bourgeon est remarquable.
Faisons une rétrospective rapide de cet immense phénomène de la traite qui était loin d’être marginal. Lorsque Colomb découvre l’Amérique, il y avait déjà une traite négrière dans l’Océan Indien depuis le 6ème siècle et ce, grâce aux conditions écologiques de cet océan. La mousson est un système de vents et de courants dominants qui changent de direction tous les 6 mois, le long des côtes qui vont de l’Asie vers l’Afrique et vice versa. La péninsule Arabique est une zone de grands marins qui ont compris qu’ils pouvaient aller de la côte orientale de l’Afrique vers la côte occidentale de l’Inde en suivant ce régime naturel des moussons. Il faut rappeler aussi que les chinois avaient réalisé une immense expédition depuis Canton jusqu’aux côtes d’Afrique, utilisant ce même processus de cette énergie écologique de l’Océan Indien. Et les Européens qui connaissaient aussi par la route du thé les richesses de l’Océan Indien n’avaient de cesse d’y parvenir mais devaient contourner l’Afrique. Et c’est en cherchant à aller vers l’Océan Indien qu’ils ont découvert l’Amérique.
On savait descendre le long des côtes d’Afrique jusqu’au Cap Vert mais on ne savait pas en remonter car les vents étaient dominants. Ce sont les Portugais grâce à leurs connaissances en astronomie et leur expérience qui ont inventé la pratique de la vuelta. Cela consiste à partir au large pour aller chercher les vents qui vont vous ramener vers l’Europe. On fait le tour de l’anticyclone des Açores mais pour partir au large, il faut avoir des notions astrologiques et la culture mathématicienne. Avant la découverte de l’Amérique, le trafic négrier se faisait pour le compte de l’Europe et en particulier pour la péninsule ibérique. Colomb connaissait cette route de la vuelta, ce qui l’a aidé pour le grand voyage…
On s’aperçoit, que ce soit dans l’Océan Indien ou dans l’Atlantique, que les routes de la traite sont celles des courants marins. Le commerce triangulaire, c’est ça : on descend vers l’Afrique, on repart vers les Antilles et on revient en Europe. Ce commerce n’aurait pas pu exister de cette façon là s’il n’y avait pas eu ces conditions écologiques !

-François Bourgeon, quand avez-vous découvert cette période de l’histoire ? D’où vous vient cet intérêt pour cette époque ?
François Bourgeon
C’est presque par hasard ! En commençant par faire une maquette de bateau qui m’avait obligé à chercher des ouvrages de batellerie navale. C’est plutôt l’envie de rêver en faisant cette maquette qui m’a poussé à créer cette série des Passagers du vent. On va y voyager depuis Brest jusque dans la mer des Caraïbes, de l’Angleterre vers Nantes pour repartir vers l’Afrique (le Bénin) puis vers Haïti… Il fallait qu’Isa réembarque, elle ne pouvait rester sur place, sans famille et sans argent. Elle trouve un bateau de commerce et qui dit commerce…

-Oui ça, c’est le parcours aventureux ! Mais le besoin de la vérité historique, vous l’avez toujours eu en vous ou vous l’avez découvert en travaillant, comme une nécessité de toucher au plus vrai de ce que vous évoquez ?
François Bourgeon
Ça a toujours été une curiosité, un jeu. Je n’ai pas la démarche d’un historien qui va chercher à restituer des morceaux de notre passé et qui va chercher aussi ce qui est pour moi la véritable raison de l’histoire, c'est-à-dire la philosophie qui va avec la réflexion qu’on peut avoir sur notre passé et éventuellement la préparation de l’avenir. Pour moi, au début, c’était reconstituer un décor, comprendre comment les gens étaient habillés, pourquoi… Puis on se prend très vite au jeu, on trouve des livres qui vous entrainent vers d’autres livres et d’autres encore… Et on arrive aux Passagers du vent et à la traite négrière…
J.M. Masseaut
Pour revenir sur le 18ème siècle et ses symboles, 1789 est pour nous symbole de liberté mais, c’est aussi l’année record des expéditions négrières françaises et européennes. On voit même les années suivantes des navires négriers porter le nom de Assemblée Constituante ou Sans Culotte, ou Fraternité… Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l’abolition de la traite des noirs soit promulguée…

-Ces contradictions de l’histoire, François Bourgeon, vous ont-elles saisies ?
Tout récit historique ne peut être appréhendé, comme la politique actuellement, que si on prend en compte la complexité des choses. Rien n’est simple, il n’y a pas le blanc ou le noir… J’essaie de toucher le plus possible à cette complexité des choses qui se tissent, s’entremêlent sans qu’on puisse avoir de certitude souvent…

-Combien d’êtres humains on été concernés par cette traite négrière ?
J.M. Masseaut
La fourchette admise pour la traite transatlantique, pratiquée sur l’Atlantique Nord est de 12 à 15 millions de personnes. Chiffre auquel il faut rajouter –les chiffres ne pourront jamais être vraiment précis – 5 à 6 millions de personnes pour l’Atlantique Sud (sans parler de la traite orientale et intra africaine).
Les français ont organisé 3500 expéditions négrières au 18ème siècle. C’était un vrai commerce inclus dans l’économie de l’Europe. Les grands ports négriers étaient Le Havre, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Bordeaux…
On ne faisait pas des bateaux spécialement pour la traite négrière et on n’avait pas des marins « spécial négriers » ! C’était un des métiers de la marine de commerce de l’époque, le navire négrier n’était rien d’autre qu’un navire marchand. On le voit dans les Passagers du vent, c’est une frégate classique : un pont supérieur, un entrepont, peut être deux pour les grands vaisseaux où étaient parqués les esclaves et une cale où on stockait l’eau dans les fûts. Pour 35 marins, on pouvait avoir 200 esclaves dans les cales, il fallait ravitailler tout ce monde pendant des semaines voire des mois…

(La lecture de l’extrait N°2 qui raconte comment des esclaves se jettent à la mer préférant être dévorés par des requins que de continuer le terrible voyage oriente la discussion sur les conditions de déportation des esclaves)

-Quelles étaient les conditions des traversées ?
J.M. Masseaut
La traversée était très difficile : « chaque négrier est une poudrière où chaque nègre est un coup de feu ». Les protagonistes pouvaient s’entretuer et poursuivaient le voyage en ennemis. On a dénombré une révolte pour 20 expéditions nantaises, une révolte pour 15 expéditions britanniques ! Rappelez-vous le tome 5 des Passagers qui raconte ce type de mutinerie.
C’est un trajet est très pénible. On fait des escales un peu partout le long de la côte, en y prenant des esclaves. Les conditions sont dures – entassement, promiscuité, manque d’hygiène- et les pertes humaines peuvent être énormes. Sur 1500 expéditions, il n’y aura que 2 traversées sans mort. Une traversée peut compter jusqu’à 200 morts… Le scorbut régnait (tous les marins étaient édentés). Dans les Passagers du Vent, on découvre qui sont ces marins de l’époque : ils vivent dans des conditions très dures. Mais ils font aussi du commerce, ils accordent une valeur marchande à des êtres humains, c’est ça l’esclavagisme. On le voit très bien dans la bande dessinée. En France, nous n’avons pas une culture esclavagiste à la différence des Etats-Unis. Par contre, les marins ont vécu la traite négrière. Et notre passé est fondé sur la culture négrière, ce qu’il ne faut pas occulter. En témoignent encore les plaques des rues de Nantes qui portent les noms des grands armateurs négriers (Montaudouin par exemple) que certains aimeraient remplacer.

-Quelle Afrique les Européens ont-ils découverts ?
François Bourgeon
Celle du littoral, pas celle de l’intérieur ! Et ils sont saisis d’incompréhension. Les Européens ne savaient rien. Isa arrive à Juda (actuellement Ouidah, Bénin in volume 3 Le comptoir de Juda), il ya 3 petits forts qui sont rien ! Il n’y a pas de colonies en Afrique, juste quelques européens perdus ! Ils sont là pour négocier avec les tribus guerrières environnantes et entretenir les guerres tribales. Mais ils sont morts de peur, un des gouverneurs a d’ailleurs été assassiné peu avant l’arrivée d’Isa…

-Comment choisit-on les esclaves ?
François Bourgeon
On prend ce qu’il ya ! C’est la loi de l’offre et de la demande, en fonction des captifs disponibles, comme avec du bétail… Beaucoup de colons préféraient avoir de jeunes esclaves à garder longtemps mais un esclave ne vivait pas vieux…
J.M. Masseaut
Il mourait en général environ 7 ans après sa capture…
François Bourgeon
La demande européenne portait sur les hommes. Certains étaient aussi des guerriers, mais ils devenaient très vite déprimés. Il n’y avait même plus besoin de leur mettre des chaînes.

-Pourquoi ce titre du Bois Caïman ?
Le titre et le choix du scénario de ce volume ont un sens ! (voir note ci après)
Dans le dernier épisode, Le Bois d’ébène (1984), j’avais laissé Isa sur une plage de St Domingue, à la fin d’un album racontant le trafic d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Je n’avais fait à l’époque, pour des raisons de contrainte éditoriale, qu’un survol rapide de la société haïtienne, l’évocation de l’esclavage y était restée trop succincte. St Domingue, surnommée la perle des Antilles, était composée de 80 à 90 % d'esclaves, c’était une petite île où se trouvaient coincés 400.000 esclaves contre 30.000 maîtres. Le système était très répressif, très dur et avec un très haut rendement… J'avais envie de raconter la vie, la révolte des esclaves ainsi que le quotidien des colons.
J’ai donc choisi de dérouler le fil de La Petite Fille Bois-Caïman sur deux époques, grâce à l’artifice du flash-back. On est transporté à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les années 1860 en Louisiane, pendant la guerre de Sécession qui est selon moi la première guerre dite moderne.
(Note : Bois Caïman est un lieu dit, loin de toute habitation, à St Domingue. La « cérémonie de Bois-Caïman » qui a eu lieu en 1791 est considérée comme l’acte fondateur qui conduira l’ancienne colonie française à l’indépendance. C’est une scène rapportée dans ce volume 6 à laquelle Isa va participer bien malgré elle et qui va bouleverser sa vie).

-A quel rythme avez-vous réalisé ce récit qui compte 142 pages (scindées en 2 volumes) ?
Je travaille dessus depuis 2003. Il m'a fallu rassembler une solide documentation, de plus de 300 ouvrages. Pendant un an, je m’y suis immergé… Cela va des romans de Mark Twain aux essais de Tocqueville, aux ouvrages de l’historien américain James McPherson, en passant par les livres sur la faune, la flore, les costumes...
Dans ce volume 6, on parle français, créole, cajun, anglais… Pour pouvoir retranscrire la langue, en particulier le cajun et le créole, j’ai lu ou écouté des chansons traditionnelles et des comptines enfantines. J’ai fait le choix d’être au plus près de ce parler et j’ai mis à la fin du volume les traductions.
En 2004, j’ai attaqué le dessin en noir et blanc, de septembre 2008 à juin 2009, la couleur, un travail long et difficile qui m’a d’ailleurs provoqué une tendinite à l’épaule…

-Des projets ?
Réaliser le dernier volume de Le Cycle de Cyann qui sera moins dense que les précédents…Peut être ensuite une nouvelle série historique, il ya beaucoup de sujets à traiter entre l’époque où l’on laisse Zabo et la nôtre ! Cela fait tout autant de possibilités de bandes dessinées…

Références des textes lus pendant la conférence
Extrait n°1 : Toni Morrison / Un don - C. Bourgeois, 2009
Extrait n°2 : Björn Larsson / Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité - Grasset, 1998
Extrait n° 3 : Julius Lester / Les larmes noires - Le livre de poche, 2008
Benjamin-Sigismond Frossard / La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée… ou histoire de la traite de l’esclavage - Lyon : A. de la Roche, 1789


Conférence Clamp

La Japan Expo fêtait du 2 au juillet 2009 ses dix ans d’existence. Avec 135 000 visiteurs l’an dernier, le festival consacré à la culture et aux loisirs japonais a gagné en popularité et confirmé sa place de référence dans le domaine. Cette année, j’ai choisi de vous présenter les invitées d’honneur de ce festival, les Clamp, célèbre quatuor féminin de mangakas, qui sont venues y célébrer leurs 20 ans de travail collectif.
Le studio Clamp, un parcours sans faute
Nées à la fin des années 60, elles vont se rencontrer très tôt (trois d’entre elles au lycée) et partager le même intérêt pour le manga. Elles travaillent ensemble depuis 20 ans, avec une discipline de fer (sans aucune vacance !) développant une expérience originale de partage des tâches et de travail collectif, qui a donné naissance à une vingtaine de séries dont de très grands succès (le total des ventes japonaises représente 90 millions d’exemplaires !).
S’inscrivant aussi bien dans le shônen, shôjo et seinen manga, explorant de nombreux domaines, de la comédie romantique à la science fiction, leurs œuvres manifestent un goût marqué pour le surnaturel, les sciences occultes et le paranormal. Par leur style graphique et par leur travail de mise en page, elles ont inspiré une partie de l'esthétique manga. Au fil du temps, les Clamp ont constitué une famille de personnages qu'elles s'amusent à faire rencontrer en dehors de leurs séries d'origine (cross over), les personnages se croisant alors que les intrigues se poursuivent en parallèle dans des mondes différents, au grand plaisir de leurs fans… Cultissimes au Japon, les Clamp seront publiées en France dès les années 90 grâce à l’éditeur Tonkam (RG Veda, Tokyo Babylon), d’autres œuvres seront traduites ensuite par Pika. Elles ont acquis une certaine notoriété chez nous autour de l’an 2000 (grâce au soutien des séries télévisées adaptant Card Captor Sakura et X). Leurs deux dernières séries toujours en cours leur ont assuré un lectorat élargi et fidèle en France (Tsubasa Reservoir Chronicle vendu à 800.000 exemplaires, XXXHolic à 350.000 exemplaires). N’oublions pas les produits dérivés, les dessins animés, les jeux vidéos, les produits musicaux à travers le monde entier qui assurent royalties et élargissent le cercle des fans au-delà des lecteurs de mangas.
Les quatre 4 mangakas
Suivant les titres, les fonctions de chacune peuvent être légèrement changées. Mais elles se répartissent le travail ainsi :
Ageha OHKAWA est chargée des scénarios et du script. Elle dit s'inspirer peu du quotidien mais plutôt de ses rêves (comme pour Trèfle, transcription quasi fidèle d’un de ses rêves).
MOKONA, la dessinatrice principale du groupe (toujours en kimono) supervise tout le travail graphique.
Tsubaki NEKOI est chargée du design des personnages, des retouches et des effets particuliers de dessin (comme le SD) ainsi que de la délicate pose des trames. (Les trames autoadhésives, feuilles de points et de motifs géométriques proposant toutes les variations possibles de gris, avec différents aspects de densités et textures permettent de mettre en relief les fonds, les vêtements, les matières... Prête à l’emploi et repositionnable, la trame est découpée avec précision au cutter puis collée sur la surface à tramer par simple pression. L'opération peut être réalisée par ordinateur mais il semblerait que Nekoi le fasse toujours manuellement…)
Satsuki IGARASHI, coordonnatrice du groupe, est chargée du découpage, du placement des textes et des noirs.
Pour en savoir plus : Animeland n°153 de Juillet/aout 2009 consacre un dossier aux Clamp. Pour voir la bobine des stars et connaître leurs œuvres, consulter le blog de Gachan concernant l’exposition qui leur était consacrée à Angoulême 2008. Exposition que vous pourrez voir enrichie à Paris du 03 juillet au 27 septembre 2009 à la Galerie des Bibliothèques, 22, rue Malher, Paris 4e (Visite guidée, ateliers d’initiation au manga…)

Conférence : Clamp à l’estomac ou le Clampette Show !
Réputées pour leur grande discrétion, voire leur invisibilité, les quatre mangakas du studio Clamp ne voyagent pas (n’ayant pas pris une semaine de vacances en 20 ans…) et apparaissent très peu en public. On imagine aisément que la pression s’exerçant sur ce groupe prolifique liée à des enjeux éditoriaux de taille doit être énorme. C’est leur première visite en France (mais aussi en Europe). Autant dire que l’occasion de les voir ne se renouvellera pas de sitôt, d’où ma grande fébrilité et excitation en me rendant à cette conférence organisée par la Japan Expo, le 4 juillet 2009. Premier choc en pénétrant dans la salle. Ambiance : c’est une salle de concert immense, entièrement noire avec jeux de lumière, écrans géants… Zut, me dis-je, j’ai dû confondre avec le prochain concert de Visual Rock… Non, non, les quatre petits sièges dressés sur la scène confirment que c’est bien Clamp qui est attendu. Le public est parqué comme pour un concert des Stones à environ 400 mètres de l’estrade puis amené en petits grappes organisées derrière les barrières qui protègent soigneusement la scène.
Les vigiles sont prêts à sauter surle moindre porteur d’appareil photo, car, comme toujours, les organisateurs japonais interdisent toute photographie des auteurs. Projection sur écran géant d’un clip où apparaissent quelques personnages des Clamp sur une chanson parfaitement niaise comme il se doit (à moins de prendre tout ça au 25ème degré), cris hystériques du public à chaque nouvelle apparition d’un personnage. Le ton est donné. Suite à un cafouillage technique ou peut être pour chauffer de nouveau la salle, seconde projection identique à la première, même délire du public. Je sens confusément qu’en fait de conférence, il va falloir se contenter d’un bain de foule spécial fan, très rajeunissant…
Elles arrivent enfin, menues et timides, avec des tenues manifestement étudiées pour la circonstance (chacune sa couleur) sous un tonnerre d’applaudissements et de hurlements. Après le salut traditionnel, elles s’assoient sagement, dos bien droits et jambes jointes, inclinées légèrement dans une délicate oblique commune, le bout des pieds à peine posé au sol, les regards baissés dans une réserve quasi soumise. Entre cette mise en scène parfaitement rigide et les hurlements du public, je me dis qu’il va falloir définitivement faire fi de la conférence de haute volée que j’espérais sur le parcours étonnant de ces mangakas. De fait, j’ai assisté à un show promotionnel de stars composé de ronds de jambes, de dialogues artificiels où l’art de la non question et de l’esquive ont atteint leur plus haut niveau, de platitudes insipides, de remerciements à n’en plus finir…, le tout parfaitement orchestré par les organisateurs de la Japan Expo, jusque dans l’invité surprise, Yui Makino, pas du tout surprise (une chanteuse qui prête sa voie à Sakura dans un anime, venue nous gratifier de quelques roucoulades supplémentaires). J’ai pu juste déceler dans un propos de Mokona une once fugace d’authenticité. En une subtile phrase que je ne saurai retranscrire, elle a lâché en gros : « merci à la Japan Expo et à nos éditeurs français d’avoir tant insisté pour nous inviter ici pour que nos éditeurs acceptent de nous lâcher la grappe pendant quelques jours… » Et oui, car plus on est connu, moins on a de libre arbitre et plus on est une star populaire du manga, moins on peut s’exprimer en public. C’est sûrement un des aspects les terrifiants de ce système de production japonais que l’on a pu approcher ici, et dont je doute que le public de fans ait perçu : votre liberté de parole voire d’action est strictement et inversement proportionnelle à votre côte de popularité. Et le métier de mangakas, loin d’être amusant, est un travail éreintant soumis à des contraintes inhumaines… Seul moment de complicité entre ces quatre femmes, celui où elles vont dessiner ensemble sur un story board les personnages de XXXHolic.
Interdit de photographier bien sûr ce petit moment magique de quinze minutes. Pour finir, pour les grands fans de Clamp, voici les 3 scoops que je peux vous transmettre : il y aura (peut être) une suite à Trèfle, il y aura (peut être) une réapparition de Schaolin, personnage de Card Captor Sakura dans une autre série pour que son amour pour Sakura puisse se concrétiser, et X aura bien une fin, elle est prévue (nous voilà rassurée car vu que la série a débuté en 1992 et compte 18 volumes, on pouvait bien se le demander…)
Une « conférence » donc qui confirme malheureusement une certaine tendance de la Japan Expo, et peut être également d’une grande catégorie d’éditeurs en France, celui de la multimédiatisation du manga assortie d’une surconsommation à outrance de la culture manga et de l’infantilisation voire de l’abêtissement du lectorat.

Rencontre avec Hiroshi Hirata

Avant propos
Après avoir débuté sa carrière dans les années 50 grâce à un talent quasi inné pour le dessin, Hiroshi Hirata va gagner l’attention du public japonais une dizaine d’années plus tard et s’imposer comme un des grands maîtres du gekiga, un courant réaliste du manga. Ces récits historiques, centrés sur la période d’Edo, mettent en scène des samouraïs déchus ou des héros humbles, en lutte contre le pouvoir dominant. Devenu spécialiste de l'histoire du Japon et maître calligraphe, cet auteur fait courir par la maîtrise impressionnante de son dessin un souffle épique étonnant donnant vie, mouvement et énergie à ses personnages. Une œuvre complexe, pleine de fureur guerrière qui s’interroge aussi sur les notions de courage, de loyauté et de résistance. Hirata reste fasciné par l’acte héroïque et la notion de bravoure telle que le bushido a pu l’élever au plus haut rang mais aussi mais telle qu’elle peut être incarnée par n’importe qui à un moment précis de sa vie. Il a influencé bien des mangakas des générations suivantes (dont Otomo, Terada, Ikegami). Il fait partie des grands auteurs japonais auxquels les éditeurs étrangers se sont intéressés en premier. Très remarqués en 1978 à la célèbre Comic Convention de San Diego (Californie), ces dessins exposés ont profondément impressionné les auteurs et éditeurs américains. C’est en 2004 que le premier volume de Satsuma sera traduit et publié en France grâce à Delcourt /Akata. Actuellement, six séries sont disponibles chez cet éditeur.
Hiroshi Hirata est invité à une table-ronde avec le public dans le cadre des Rencontres Internationales du Festival d’Angoulême, au CIBDI, animée par Martin-Pierre Baudry.

Impressions

Hiroshi Hirata, jidaï gékigaka, dessinateur de l’Histoire

M. Hirata est impressionnant. Il a l’allure imposante et l’élégance naturelle d’un samouraï, le port impeccable, le visage buriné, les cheveux blancs tirés en arrière pour former le fameux chignon… Mais il a l’esprit malicieux d’un enfant, le sens de l’autodérision et le verbe bien affuté. Toujours là où on ne l’attend pas, il répond à sa guise sans souci de plaire ou de faciliter la tâche de l’interviewer. Rusé comme un renard, drôle, l’esprit vif, malgré son âge avancé (72 ans) et des difficultés d’audition.

Voici la retranscription de cette rencontre.

Les notes entre crochets sont des commentaires que j’ai ajoutés, afin d’éclairer les propos de M. Hirata.

M. Hirata, vous êtes en costume traditionnel, en kimono. Vous êtes habillé souvent ainsi au quotidien ?

Non pas du tout, je ne porte pas le kimono traditionnel, c’est l’organisateur qui m’y a obligé !!!

Parlez nous de votre enfance, de vos débuts ?

Je suis né [en 1937] dans une famille avec 6 frères et sœurs. A 17ans, j’ai été obligé de travailler. J’ai fait toutes sortes de métiers. Mon père travaillait dans un magasin de plomberie, c’est lui qui m’a appris le métier de plombier que j’ai exercé même après son décès. Comme ça, c’était bien, je n’avais pas besoin de chercher un autre travail !

A l’âge de 19 ans, j’ai souffert d’une mauvaise appendicite. Le médecin a été obligé de réaliser l’opération sans anesthésie. Comme ça, j’ai fait l’expérience de seppuku ! [l’éventration volontaire des samouraïs].

Le frère de mon père qui était disciple de la secte Tenri [le terme de secte est à comprendre ici comme synonyme d’école] de l’école bouddhique, a passé un contrat avec ma mère, sans que je sois au courant, « pour être sauvé, il faut qu’Hiroshi entre dans cette secte ». J’ai donc fini mes études dans cette école religieuse. Comme j’étais encore convalescent, je ne pouvais pas travailler à plein temps, je faisais des travaux de plomberie pendant la demi-journée. Je ne pouvais pas gagner bien, mais je devais aider ma famille ! Je bricolais, je réparais tout à cette époque, des bouilloires, des casseroles et comme ça, j’apprenais plein de métiers ! A 21 ans, j’ai commencé à douter de l’authenticité de cette religion. Mais mes parents étaient « professeurs » de cette école religieuse. Pour moi, rejeter cette religion n’était pas aussi simple. Pour montrer mon respect à mes parents, je restais disciple de cette religion. A cet âge, [en 1958], je rencontre par hasard, dans un train, un ancien aîné de l’époque du collège. [Masahiro Miyaji, qui deviendra mangaka]. C’est lui qui m’a recommandé de dessiner, qui m’a incité à créer un manga.

Ce qui est étonnant, c’est que vous n’aviez aucun rapport avec les mangas à cette époque là, vous ne vous destiniez pas du tout à devenir mangaka ?

Je suis moi-même surpris d’être mangaka ! Enfin, après cette rencontre, j’ai réalisé 16 planches en une journée, ce qui est presque impossible ! Je pense que c’est l’esprit de mon père [décédé en 1954, alors qu’il avait 17 ans] qui m’a donné la force de réaliser ces 16 planches. Je suis allé travailler après et c’est mon ami qui est allé apporter ces planches à une maison d’édition. A son retour, il m’a dit : OK, ton boulot a été accepté ! [Titre de ce premier récit : Le sabre fatal brille dans l’ambivalence (!)]. Et il m’a emmené dans cette maison d’édition. Sur le trajet, je réfléchissais et je me disais que j’allais pouvoir gagner une fortune si je peux créer aussi vite

-Je voudrais devenir mangaka, ai-je dit au directeur de la maison d’édition.

-C’est risqué de s’engager tout de suite dans le manga, a-t-il répondu.

-Aucune inquiétude, je deviendrai mangaka et je vais vous faire gagner beaucoup d’argent !

-Le directeur dit alors : vous allez réaliser une oeuvre de 32 planches.

Je me suis dit : bon, c’est une affaire de deux jours ! Je rentre avec bonheur chez moi !

Mais au bout de 15 jours, je n’avais toujours pas fini le scénario ! Si je ne réalise pas mes 32 planches, ma famille va être affamée ! [Hiroshi étant l'aîné de six frères et sœurs, il était responsable de la famille]. Je me rends sur la tombe de mon père à deux heures du matin, à l’heure où les fantômes apparaissent. Devant sa tombe, pendant deux heures, j’ai demandé à mon père la force de réaliser ces 32 planches. Mais la pierre tombale ne me répondait rien ! Sur le chemin du retour, je me dis : on ne peut résoudre ces problèmes en priant Dieu, ça ne marche pas. Qu’est-ce que mon père m’a toujours enseigné ? On doit faire les choses par nous-mêmes, par notre tête et par notre corps. Je reviens heureux du cimetière ! La religion n’a pas d’importance pour moi. On ne résout pas ses problèmes en priant. Si vous avez envie de réaliser des projets, c’est vous qui devez agir et croire en vous ! Nous sommes nés dans cet univers avec une certaine liberté, on n’aime pas agir suivant les ordres de quelqu’un d’autre. Il est très important d’être soi même, de croire en soi même, d’ouvrir ses propres chemins mais sans penser qu’à ses propres intérêts, et donc il est nécessaire de penser aux autres.

Vous êtes connu comme auteur de gekiga, de style très réaliste. Comment ce style vous est venu ?

Chaque fois, je fais des recherches pour trouver un style qui corresponde le mieux à mes récits. Je continue toujours, 50 ans après, à faire cet effort et à chercher à m’améliorer. Tout le monde dit que je dessine très bien, mais c’est toujours un combat ! Dans un temps limité, j’essaye toujours de dessiner mieux !












Quelles sont vos influences ? le chambara, le film de sabre japonais, vous a-t-il influencé ?

J’essaie de créer toujours l’esprit du bushido [= la voie du guerrier, du samouraï] à ma manière, je ne vais pas au cinéma, je ne lis pas de manga ! (note1)

Pourtant vous avez adapté des films en manga…?

En général, je n’aime pas travailler sur un scénario écrit par quelqu’un d’autre ! Pour Zatoichi et Tueurs, c’est l’éditeur qui m’a poussé à le faire ! Pour faire une opération promotionnelle avec le film et le manga… Quand j’ai créé ces œuvres, les films n’étaient pas encore sortis. Je n’ai vu que quelques photos et j’ai lu le scénario du film. J’ai imposé à la maison d’édition de modifier le scénario comme je voulais !

L’écrivain Mishima a dit, écrit qu’il admirait beaucoup votre travail. Il vous l’a dit directement ?

Je n’ai su que plus tard que M. Mishima appréciait mes œuvres, je n’ai pas reçu directement ses félicitations. Peut-être les appréciait-il parce qu’elles sont violentes…

[Ici, M. Hirata commente des planches qui sont projetées sur grand écran].

Le découpage de vos planches est souvent cinématographique…

Pour exprimer au mieux l’intériorité de mes personnages, j’utilise le gros plan. Mes personnages s’évaluent souvent, se jaugent avant la bataille et c’est par le regard que ça passe. Puis ensuite, je montre le personnage en entier… Dans Satsuma, je décris l’opposition entre les samouraïs de différentes classes et la forte discrimination que subissent les samouraïs de classe inférieure. Pour un samouraï de classe supérieure tué ou blessé, on punissait 3 samouraïs de classe inférieure. Je choisis souvent le point de vue des opprimés pour faire réfléchir mon lecteur à la possibilité d’un monde sans discrimination. En décrivant les faibles, on peut poser les questions essentielles.

J’ai une anecdote très marquante à ce sujet. J’avais 15 ans. Mon père n’a pas supporté de voir des instructeurs militaires (fusiliers marins) qui s’acharnaient sur de jeunes recrues, leur imposant un entraînement abominable. Il est intervenu pour leur demander d’arrêter. Cette attitude de bravoure est la base, la source de toutes mes œuvres.

Comment vous est venue l’envie de réaliser Satsuma ? C’est une histoire qui vous a obsédé pendant pas mal d’années ?

Un gérant de magasins de livres d’occasion m’a proposé d’adapter un livre, le nom du héros Hirata était le même que le mien…. Ce livre ["Endiguement de Horeki"] raconte l'histoire du fief de Satsuma. Je me suis beaucoup documenté sur ce fief de Satsuma à qui le shogun a imposé des travaux d’endiguement considérable à l’autre bout du pays. Ces travaux étaient inacceptables pour des samouraïs. Et j’ai eu beaucoup de mal à trouver des documents historiques car toutes les traces de cette expérience honteuse avaient été comme effacées… Ca m’a demandé beaucoup de temps… Cette série est inachevée, je ne l’ai pas finie.

Pourquoi n’avez-vous pas fini Satsuma ?

Un ami électricien est venu chez moi pour me demander de l’aider avec son entreprise qui avait des difficultés… Alors je l’ai aidé, j’ai repris l’électricité. Je mettais trop de temps à réaliser Satsuma, l’éditeur était dégoûté. Je n’avais plus de documentation suffisante, j’ai suspendu….

Alors, comment êtes vous revenu au manga et par voie de conséquence abandonné l’électricité ? !!

A cette époque, ma mère était encore vivante et j’ai cinq enfants. Je n’arrivais pas à vivre convenablement, c’était sous payé. Je me disais qu’il fallait reprendre le manga. Mais pendant cette période de suspension, j’ai perdu toute idée de création. Curieusement, la personne que j’ai aidée aimait beaucoup les histoires. Elle m’en racontait tout en travaillant les circuits électriques. Cet ami connaissait bien la littérature. Il me raconte « 36 stratégies de Kuroda", l’histoire d’un clan (pas encore traduit en français). Mon éditeur vient alors chez moi et me demande une histoire où les personnages utiliseraient leur intelligence plutôt que leur sabre ! Je n’avais pas d’idée convenable dans ma tête, c’était vide ! Alors, je réponds au hasard : je ferai l’histoire du clan Kuroda. Ah, c’est très bien ! dit l’éditeur. C’est comme ça que j’ai recommencé le manga !

Est-ce courant au Japon qu’un plombier devienne en une nuit dessinateur, puis de mangaka devienne électricien ? Est-ce fréquent ?

Non, pas trop ! Je ne connais personne !

Et maintenant vous êtes mangaka ou vous faites un autre métier ?

Maintenant, je suis créateur de gekiga et fou de projecteur de cinéma ! Je m’occupe de réparer de vieux projecteurs de cinéma (16 mm et 35mm) dont les pièces n’existent plus !

Intervention de Dominique Véret, son éditeur en France, qui précise que M. Hirata a un site internet qui se partage entre informations bricolages sur les projecteurs de cinéma et informations sur sa carrière du dessinateur ! Il l’a même mis en contact avec une société française Cinématériel, spécialisée dans ce domaine avec qui il a des liens !

M. Véret, n’avez-vous pas peur que M. Hirata vous abandonne pour se consacrer à un autre métier ?

Pour moi, tout ça n’est pas grave ! La façon dont il raconte sa vie nous amuse aujourd’hui, mais M. Hirata est considéré dans sa spécialité, le manga de samouraï, comme une grosse pointure, reconnu également par le milieu historien. Il va laisser une œuvre très forte, car il fait ce qu’il veut, c’est le bushido ! Il sait ce qu’il est, il est lui même, avec un parcours iconoclaste ! C’est pourquoi il a des choses à raconter aux autres. Il n’a pas l’ego hypertrophié de l’artiste (français), s’il a un ami en difficulté, et bien, il est prêt à changer d’orientation professionnelle !

Pourquoi vous définissez vous comme gekigaka et non pas mangaka ?

Je n’aime pas qu’on dise que mes œuvres sont du manga. Manga est composé de deux idéogrammes. Man veut dire drôle, vulgaire, caricatural; Ga renvoie au dessin, à l’esquisse. J’écris des choses sérieuse, je n’ai pas envie d’être drôle ! C’est M. Tatsumi qui a créé le mot gekiga pour qualifier ses œuvres, lui non plus n’aimait pas le mot manga (note 2). Je crée des drames, du drame en dessins. [geki : drame]. (Note 3). En plus, à gekigaka, je rajoute le terme jidaï, qui signifie historique. Sur ma carte de visite, c’est écrit jidaï gekigaka, dessinateur de récits historiques. Je n’ai pas envie de créer des récits qui se dérouleraient dans le Japon contemporain.

Questions du public

Pourquoi la pratique du harakiri (=seppuku= éventration volontaire) est si présente dans vos œuvres ? Quel est l’origine de cette pratique ?

C’est une coutume qui provient de la Chine, très ancienne, qui existait avant l’apparition de la famille impériale. En fait, le mieux serait que vous consultiez le site Wikipédia !

Dans la société féodale, la différence des classes était très forte, la vie était toujours en jeu quand un inférieur s’adressait à un supérieur. En s’ouvrant le ventre, on donnait son avis, on signifiait à quel point ce qu’on avait à dire était important, une façon de vous faire entendre par les autorités. On croyait que dans cette partie au dessus du nombril se trouvait la partie la plus importante de l’homme, que là résidait l’essentiel. En montrant l’intérieur de mon ventre, je suis sincère, je ne cache rien, je ne mens pas…

Commentaire de M. Véret, éditeur

Après une longue fréquentation de la culture japonaise, je ne suis plus choqué par cette pratique et la radicalité de cette mise à mort. .Cette mise en avant de sa sincérité dans des situations où on est acculé, je trouve ça d’une très grande beauté, au-delà de l’aspect physiologique. Par rapport à cette omniprésence de la mise en scène de la mort et les peurs que ça provoque en nous; je trouve que c’est un auteur très positif. Pousser sa sincérité devant des injustices jusqu’à donner sa vie, c’est vraiment à l’inverse de notre société, hyper égoïste, où on oublie ses devoirs envers les autres, envers ses enfants, sa famille… Faire connaître M. Hirata, ce n’est pas inviter le lecteur à aller dans la voie du bushido ou d’inciter chacun de nous à se faire seppuku, mais plutôt de proposer de retrouver un équilibre dans une époque désespérée mais surtout égoïste. C’est intéressant de montrer des œuvres dont le seul but est de nous présenter un opposé aussi radical que notre propre égoïsme. A charge pour chacun de construire son propre équilibre !

Quel est le rôle de la calligraphie [que M. Hirata pratique beaucoup] dans vos dessins ?

Le dessin et la calligraphie, c’est la même chose. La forme d’expression est différente mais pour moi, ça exprime toujours les sentiments des hommes.

La conférence a été assez longue (aller retour contant avec le traducteur), et M. Hirata ayant encore un programme chargé de dédicaces et de rencontres, l’entretien doit prendre fin.

Voici en guise de conclusion une phrase du maître, extraite de la postface de La Force des Humbles : « Je n’ai pas choisi de devenir auteur de bande dessinée, mais puisque je le suis, je me dédie corps et âme à mon art ».

Notes

(Note1) M. Hirata avoue avoir une grande admiration pour les illustrations des romans historiques, particulièrement celles de Kiyoshi Kimata, admirées dans les périodiques historiques que son père lui lisait. (cf. Annexes dans Zatoichi).

(Note 2) Yoshihiro Tatsumi est l’auteur qui a fait passer le manga à l’âge adulte en donnant naissance au gekiga à la fin des années 50. Plusieurs de ses oeuvres sont traduites en France chez Vertige Graphic : Coup d’éclat, Les larmes de la bête. Invité prestigieux à Angoulême 2005,

(Note 3) Le gekiga qui fait son apparition à la fin des années 50 s’oppose au manga tel que Tezuka l’avait définit. Il élimine toute manifestation du merveilleux pour se consacrer à des récits vrais ou vraisemblables, à la tonalité sombre. Il se traduit par un dessin réaliste, plus précis dans les décors et respectueux des proportions anatomiques. Il est destiné à un public adulte.

Bibliographie des ouvrages traduits en français, tous disponibles chez Delcourt (Akata)

L’âme du Kyudo : l’histoire du tôshiya, un concours annuel de tir à l’arc où s’affrontaient jusqu’à la mort des samouraïs surentraînés….

Satsuma, l’honneur des samouraïs. (6 volumes). Un grand récit historique sur les samouraïs du fief de Satsuma.

Tueur ! 1860, la rébellion d’un samouraï contre son seigneur manipulateur et enragé.

Zatoichi. Héros populaire des années 60 et 70, qui a inspiré plus de vingt films, Zatoichi est un masseur aveugle, errant à travers la campagne japonaise de l’ère Edo. Sa canne épée toujours à portée de main, il secourt les plus déshérités, soumis à la dure loi des clans yakuzas.

La force des humbles. Recueil de 11 nouvelles mettant en scène des héros du quotidien de la période d’Edo (ayant réellement existé) qui face à une situation de crise, poussent l’exigence d’honneur et de courage jusqu’à l’absolu.

L’incident de Sakaï et autres récits guerriers. Recueil de 7 nouvelles dont une met en scène l’incident de Sakaï (suite au massacre de onze marins français, 20 samouraïs furent condamnés à mourir par seppuku. Le ministre français interrompit l’exécution au onzième samouraï).

Rencontre avec Jean-Pierre Gibrat

Abbaye de l’Epau, le lundi 11 avril 2005.
Rencontre avec trois classes, les questions sont celles des élèves et de l’animateur. Propos enregistrés et rédigés par Agnès Deyzieux

-L’histoire du « Vol du corbeau » est-elle vraie ?
La mécanique de l’histoire est complètement inventée, par contre pour les personnages, je me suis appuyé sur des personnes qui existent réellement mais qui n’ont pas forcément vécu à cette période là…
-Alors, vous vous servez de votre vie privée pour créer votre œuvre ?
On s’en sert toujours indirectement bien sûr ! Pour le personnage de François, je me suis servi d’un oncle qui était coiffeur et qui avait ce genre de mentalité. Dans le discours, il était individualiste et quand on le connaissait, on s’apercevait qu’il avait une vraie générosité. A chaque fois que je le faisais dialoguer, je pensais à lui, je me disais « qu’est-ce qu’il aurait dit exactement dans cette circonstance ? »
-Pourquoi avez-vous choisi de représenter cette période de l’Occupation en France ?
Je suis né en 1954, 10 ans après la Libération de Paris. J’ai eu un grand-père qui a fait la guerre de 14-18 et un autre grand-père la guerre de 40…. C’est finalement encore très près…. Ca a marqué les gens évidemment. Dans les petits villages comme dans l’Aveyron par exemple, j’ai eu un mal fou à avoir des témoignages des gens qui avaient été impliqué dans cette Histoire. On s’aperçoit que les choses sont encore difficiles à dire…
-Pourquoi ?
Il y a encore des secrets à cacher et aussi de la pudeur sûrement. Il y a des gens qui ont vécu des choses très dures… des gens qui, même dans les petits villages, ont été dénoncés… tout ça s’est à moitié arrangé à la fin de la guerre. N’empêche que les gens savent « qui a fait quoi » et ils n’ont pas envie d’en reparler.
Je m’intéressais à cette période là, d’un point de vue historique, bien avant d’imaginer qu’un jour je ferais une bande dessinée autour de ça. Et ça m’a surpris effectivement de voir que les gens qui ont vécu cette période, qui ont entre 75 et 90 ans, ne veulent toujours pas en parler, qu’il y encore des blessures pas cicatrisées… J’ai eu un mal fou à obtenir des informations… J’en ai quand même eu, grâce à la famille…
-C’est pour ça que vous avez brouillé les pistes quant à la localisation du village ?
J’ai inventé le village de Cambeyrac pour que les gens n’aient pas l’impression que je réglais des comptes et pour avoir une totale liberté de fiction, mais en me débrouillant quand même pour qu’on reconnaisse des lieux…J’ai utilisé le village où je passais mes vacances mais en prenant soin de brouiller les cartes, en jouant avec des maisons ou des bâtiments d’autres villages. Cambeyrac n’existe pas, c’est un mélange entre Ambeyrac, Camboulan…
-Ces bandes dessinées n’auraient probablement pas pu paraître juste après guerre ?
le discours sur cette période n’était pas celui d’aujourd’hui… Juste après guerre, on a tellement essayé de faire croire aux Français qu’il y avait eu 60% de résistants... C’était tellement loin de la vérité que si j’avais raconté cette histoire d’un type qui se cache, qui ne fait pas grand chose…. à la fin quand même, il se mouille, il cache des armes. C’était donné le minimum syndical à la Résistance ! Et pourtant, c’est quand même 99% des gens qui ont eu cette attitude là et on ne peut pas leur en vouloir, il fallait être drôlement gonflé pour prendre le maquis en 42 et même
après ! C’était pas gagné ! Moi, je me mets dans la peau d’un jeune qui aurait votre âge, ou 1 ou 2ans de plus, qui décide d’aller se planquer dans une grange à quelques kilomètres de son village, qui ne sait pas si les Allemands vont gagner la guerre et s’il va devoir rester là jusqu’à la fin de ses jours…Le Sursis, c’était une façon pour moi de poser la question « Qu’est-ce que j’aurais fait à ce moment là ? » C’est pas facile d’y répondre, enfin si on essaye d’être honnête…
-Julien est réfractaire au STO. C’est une forme d’engagement. Mais en même temps, il est toujours en retrait dans cette maison où il observe ce qui se passe dans son village, il n’a pas beaucoup de moyen d’être mêlé à la vie dès l’instant qu’il s’est caché…
Oui, j’ai eu des réactions de lecteurs qui le dépeignent comme quelqu’un d’assez lâche et médiocre avec cette attitude de se dire « finalement j’attends que ça se passe… » A la fin, il prend quand même la décision de planquer des armes, ce qui n’était pas rien. Si on lui jette la pierre, il faut aussi la jeter à 99% des gens… C’est trop facile aujourd’hui de se dire j’aurai été résistant avant l’arrivée des Allemands !
-Le sujet central du « Vol du corbeau », ne serait-ce pas finalement cette question : « que valent les gens ? » Car on ne sait pas dans quel camp ils sont vraiment, sauf peut être le couple de mariniers…
Eh bien, même eux réservent des surprises! Le personnage de René, quand ça se gâte vraiment, dit à Jeanne qu’elle n’aqu’à se dénoncer. Il ne lui dit même pas directement, il le dit à François : « elle n’a qu’à se dénoncer, elle se débrouille pour nous sortir de ce bourbier ! » Et ça aussi, c’est humain ! Les gens sont généreux jusqu’à un certain stade. Quand tout d’un coup, tout est en péril pour eux, quand tout se complique, que c’est une question de survie, les gens peuvent vous abandonner... Le personnage de François est une crapule vivant de cambriolages peu glorieux mais en même temps, il est capable de se sacrifier. Il a d’autres règles qui ne sont pas celles établies mais où il y a de l’humanité quand même. François se mouille pour Jeanne, sans
doute parce qu’il est amoureux d’elle… mais pas seulement !
-La discussion sur les toits des deux personnages est une vraie discussion sérieuse sur l’engagement ?
Le fait de libérer les gens en bombardant les villes, ça peut évidemment se discuter ! Quand les alliés ont eu la supériorité aérienne, ils ont choisi de bombarder l’Allemagne à tout crin, et donc les civils allemands… c’est aussi une forme de barbarie. Ce débat a souvent lieu sur la bombe atomique. Mais sur l’Allemagne, il y a eu des bombardements qui ont fait autant de victimes…des raids de plusieurs jours où 100.000 habitants pouvaient être rayés d’un coup… Je ne veux évidemment pas défendre le régime nazi en disant cela, simplement dire que quand les alliés ont eu la main, ils ont aussi broyé des innocents. Peut-être y aurait-il pu y avoir d’autres scénarios possibles que celui de massacrer des innocents ?
-Le Vol du corbeau, c’est une suite du Sursis ?
Les deux histoires sont liées, mais on peut les lire indépendamment. Pour les gens qui ont lu Le Sursis, il y a un bonus ! Le personnage de Cécile, on peut le découvrir dans Le Vol du corbeau mais quand on connaît son histoire dans Le Sursis, c’est mieux !
Au départ, quand j’ai créé l’histoire, je ne pensais pas les relier…
-C’était un défi ?
Plutôt un amusement… la cerise sur le gâteau !
-Pourquoi Jeanne qui perd sa chaussure marche toujours en chaussettes qui restent blanches ?
Alors là, joker ! ! !
-Pourquoi ce titre Le Vol du corbeau ?
Ah oui, c’est un titre qui intrigue, on ne saura qu’à la fin… la clé de l’énigme joue sur la polysémie des mots…
-Il y a une grande minutie dans votre travail graphique : les détails des décors sont crédibles et fouillés (jusque par exemple dans les affiches des colonnes Morris). Cela demande un long travail de recherches et de réalisation ?
Dans le registre du dessin réaliste, on ne peut pas faire l’économie de la justesse… On ne peut pas inventer les choses. Un copain qui vit sur un bateau à Paris m’a fait de nombreuses photos et j’ai réalisé beaucoup de clichés de la Seine, des ponts et du Canal Saint Martin… De plus, il y a beaucoup de documentation disponible sur la période de Paris occupé dont je me suis servi. Donc, on n’a pas d’excuse si on fait des fautes majeures ! Par contre, j’ai essayé de trouver quelque chose de nouveau ou de surprenant, d’éloigné de tous les lieux communs de l’époque… Vous
ne trouverez pas dans mes albums les images habituelles du Paris occupé : Hitler défilant sur les Champs Elysées ou la Place de l’Opéra et ses panneaux indicateurs en lettres gothiques… C’est la moindre des choses que de tenter de proposer aux lecteurs quelque chose de moins convenu. J’ai choisi de montrer Paris avec des points de vue ou des angles originaux, soit en plongée, depuis les toits, soit en contre plongée, depuis la Seine, au ras de l’eau. J’avais très envie de dessiner
Paris depuis longtemps ainsi que le monde des péniches qui me passionne…
-Combien de temps vous faut-il pour réaliser une planche ?
A peu près 8 jours. Je parle uniquement du temps consacré au dessin, après pour
l’histoire, c’est difficile à évaluer. Ca ne se fait pas de façon linéaire, on
note des idées, on réfléchit…
-Et pour un album ? Pour tout boucler ?
2 ans à peu près !
-Il y a un véritable travail sur la couleur et la lumière…
J’adore les impressionnistes, j’avoue que je suis fasciné par la gamme de couleurs déployée par un Monet. J’aime beaucoup la lumière chez Vermeer, les ambiances intérieures où la scène est éclairée par une lampe à pétrole… J’essaie de rester sobre. J’ai d’ailleurs fait très attention au rouge pour que le béret de Jeanne soit le signe de sa présence dans une scène. C’est un parti pris graphique qui permet de visualiser et d’identifier immédiatement le personnage dans une planche. Et d’ailleurs là, j’ai triché par rapport à la réalité : cette couleur vive, vermillon de son béret n’est pas très réaliste dans le contexte de l’époque où les couleurs des vêtements sont beaucoup plus sourdes. Du coup, pour mettre en valeur Jeanne, je me suis interdit d’utiliser par ailleurs le rouge, ce qui était difficile pour la colorisation des péniches où les couleurs sont souvent très vives… j’ai donc triché avec des bleus et des verts !
-Pensez vous avoir un don pour le dessin ?
Je pense que tout est possible même si l’on n’est pas doué au départ. La première qualité pour un dessinateur, c’est la motivation et la nécessité de cultiver son moyen d’expression. Plus je vieillis, plus je doute de mon dessin… c’est un travail angoissant où l’on veut toujours s’améliorer, faire mieux qu’avant… Au début de ma carrière, je ne faisais qu’imiter et copier, en particulier Mulatier, grand caricaturiste. Mais il ne faut pas rester sous l’influence d’une seule personne sinon on frise le plagiat, il faut s’inspirer de plusieurs pour arriver à trouver son style. Pour moi, 30 % de mon dessin est influencé par la bande dessinée, le reste vient de la photo, du cinéma et de la musique !
-Quels sont vos projets ?
J’ai plusieurs projets… D’abord, un projet qui se déroulera en 2 albums chez Dupuis dont un se passera (encore) pendant la période de l’Occupation et un qui se déroulera aujourd’hui, ce qui permettra un aller-retour dans le temps et d’éclairer ainsi la vie des personnages. Donc, on va suivre des gens d’aujourd’hui qui ont vécu cette époque là…Ce sera une double histoire, puisqu’on repartira dans le passé, il y a 60 ans, c’est ce qui nourrira l’histoire d’aujourd’hui… Et j’ai envie aussi de travailler avec un dessinateur qui s’appelle Christian Durieux et là, ce sera une histoire contemporaine qui va raconter les problèmes des gens de 50 ans qui se retrouvent au chômage…
Merci pour toutes ces précisions !