Rencontre
publique autour de Un maillot pour
l’Algérie
avec Javi Rey, Bertrand
Galic, Kris et Rachid Mekloufi
organisée
par la Librairie Bulle et Le club des 100 cravates
le
26 avril 2016
animée
et retranscrite par Agnès Deyzieux
Pour
parler de cet album et de cette singulière aventure humaine et sportive, nous
accueillons trois auteurs, Kris et Bertrand Galic, scénaristes et
Javi Rey, dessinateur. En guest star,
Rachid Mekloufi, bien connu du monde
du foot, qui fait ici sa première apparition dans le monde de la bande
dessinée, en tant que personnage central de ce récit.
Un
maillot pour l’Algérie raconte une histoire incroyable et pourtant
véridique que je me permets de résumer en quelques mots : en
1958, une dizaine de joueurs d’origine algérienne évoluant dans le championnat
de France de football quittent dans le
plus grand secret leurs clubs respectifs pour créer une équipe de foot et
porter pour la première fois les couleurs de l’Algérie dans le monde entier.
AD Comment
avez-vous découvert cet épisode étonnant qui lie le foot à la guerre d'Algérie
?
Kris Ce projet
est un hasard complet car nous-mêmes ignorions totalement l’histoire de cette
première équipe d’Algérie ! Il y a quatre ans environ, nous avions envie
de créer une collection qui lierait documentaire et aventure sportive en bande
dessinée, quelque chose qui se faisait très peu voire pas du tout. L‘idée était
de lier l’histoire avec un grand H ou politique avec une aventure sportive et
humaine. Je m’en étais ouvert à Bertrand Galic et on a commencé à chercher
quelle histoire pourrait convenir à cette idée.
Bertrand Galic Cette
discussion a eu lieu au Festival Quai des Bulles à St Malo. Il faut savoir que
Kris et moi-même avons deux points communs : celui d’avoir fait des études
d’histoire dans la même ville, Brest et d’être des fous furieux de sport et en
particulier de foot ! On a d’ailleurs pratiqué ce sport ensemble. Quand
Kris a évoqué ce désir de créer des récits mêlant Histoire et sport, forcément,
cela a fait tilt chez moi. Dès le lendemain, je me suis mis en quête d’un récit
original qui n’aurait pas été traité. J’ai passé une bonne nuit sur internet.
Je crois que le premier document qui m’a interpelé était une photo de vous,
Rachid, avec un maillot qui n’était pas celui de Saint-Etienne mais celui de
l’Algérie. J’ai vogué de lien en lien et reconstitué les puzzles de cette
histoire incroyable de la toute première équipe algérienne que je ne
connaissais pas. J’ai interrogé Kris le lendemain et lui non plus ne la
connaissait pas, ce qui n’était pas normal ! On s’est dit qu’il y avait
alors un très beau récit à raconter !
AD Comment
avez-vous travaillé ensemble ? Avez-vous cherché à contacter rapidement
Rachid Mekloufi ?
Kris Non pas tout de
suite ! Avant d’aller rencontrer un témoin, de savoir s’il a envie de
parler, il y a d’abord le fait d’être légitime par rapport à un sujet, d’autant
qu’on ignorait tout de cette
histoire ! Pour un scénariste, trouver une histoire inconnue, c’est comme
ouvrir une caverne d’Ali Baba. D’autant que cette histoire rassemble un certain
nombre de valeurs qu’on avait vraiment envie de mettre en avant. Cette histoire
qui a une cinquantaine d’années fait place à des débats qui sont toujours très
actuels, celui de la binationalité et de l’identité nationale. Elle interroge
sur ce qu’est un pays : un territoire, des frontières, un groupe de
personnes qui acceptent de vivre ensemble ? Toutes ces thématiques sont
présentes dans ce récit sur cette équipe. Donc, il nous fallait un temps pour
être légitime par rapport à cette histoire mais aussi sur la guerre d’Algérie
qui est très complexe mais toujours très douloureuse. Il y a eu environ 6 mois
de recherches assez intenses sur les articles de presse de l’époque, sur
internet et sur les quelques livres qui existent, plutôt l’oeuvre d’historiens
algériens même si Michel Naït-Challal a écrit un très bon livre sur le sujet il
y a quelques années [Dribbleurs de
l’indépendance : l’incroyable histoire de l’équipe de football du FLN
algérien, 2008]. Et ensuite, on s’est demandé si on pouvait rencontrer
quelqu’un. Coup de chance, on a eu le contact de Mohamed, le fils de Rachid
Mekloufi qui a favorisé cette rencontre il y a environ trois ans.
AD Rachid
Makloufi, comment avez-vous accueilli ce projet ? Etiez-vous étonné que des
auteurs de bande dessinée s'intéressent à cette histoire?
RM Bien sûr, j’ai été étonné car ce n’était pas à
la France de faire ce documentaire, c’était plus à l’Algérie ! Mais enfin,
à partir du moment où de jeunes français ont décidé de le faire, j’en étais
heureux parce que cela permet de faire connaître cette histoire qui, quand on
réfléchit bien, est bizarre, incroyable.
Tout cela nous l’avons vécu. Nous avions une très grande équipe,
les éléments qui la composaient étaient des internationaux français, entre
autre Zitouni, Ben Tifou, moi-même, je postulais pour aller en Suède. On avait
une équipe merveilleuse qui jouait un football de rêve. Nous avons fait des
tournées dans les pays arabes et les pays de l’Est. Nous avions le désir
profond de ne pas perdre les matches. Nous étions des garçons désintéressés qui
avaient une foi importante. Cette équipe représentait la révolution algérienne.
Je suis un peu gêné de parler à des Français ici qui n’ont
peut-être pas connu cette guerre. Il faut savoir que le gouvernement français,
les journaux ne parlaient plus de ce qui se passait en Algérie. Il n’y a que
ceux qui avaient de la famille en Algérie qui savaient vraiment ce qu’il s’y passait.
Alors, le FLN s’est dit : on va faire un coup énorme, on va faire partir
des professionnels, des internationaux comme Zitouni, Ben Tifour… C’était
d’ailleurs Ben Tifour qui avait suggéré cette idée. C’était un coup médiatique
pour dire au peuple français : regardez, il y a une guerre en
Algérie ! C’était cela le but, obliger à regarder la guerre.
L'album s'ouvre sur le jour de la célébration
de la victoire de la Seconde Guerre mondiale à Paris et à Sétif, manifestation qui va ici dégénérer et être durement réprimée durant un
mois, puisqu'on a parlé de plusieurs milliers de morts côté. Pourquoi
avoir voulu débuté le récit par cet évènement tragique ?
BG On voulait avec Kris mettre en valeur les
quatre de Sétif, quatre joueurs originaires de cette ville parmi le onze
historique, qui seront l’ossature de cette équipe algérienne. Rachid Mekloufi, Youssef
Karmani, Amar Rouai, Moktar Arribi, tous les quatre ont vécu ces évènements de
Sétif et en ont été très marqués. Probablement que leur engagement par la suite
est lié à ce qu’ils ont vu et vécu à ce moment là. La guerre d’Algérie commence
en fait le 8 mai 45.
RM 1945, c’était un début de révolte, la petite
étincelle qui a amené 1954. Il y avait des français qui étaient trop bien en
Algérie. Ils ne voulaient pas partager, nous laisser aller à l’école, les
collèges étaient séparés entre européens et musulmans. Si les Pieds-noirs
avaient compris qu’il fallait qu’ils se rapprochent des Algériens, peut être
qu’on ne serait pas arrivé à la guerre.
AD En 1958, vous jouez attaquant pour l’équipe de Saint-Étienne et
vous êtes présélectionné pour participer à la Coupe du Monde avec l’équipe de
France. Votre carrière semble débuter pour le mieux. Deux de vos amis viennent
alors vous chercher pour participer à cette aventure dangereuse de l’équipe de
foot du FLN. Avez-vous hésité à les suivre à ce moment là ?
RM J’avais alors 22 ans, j’étais dans le circuit
du foot, j’avais déjà joué en équipe de France, je pouvais prétendre à aller en
Suède et peut-être que Just Fontaine ne serait pas recordman du monde ! On
a dit beaucoup de choses, qu’on m’avait forcé à partir à ce moment là, etc…
Non, il faut dire que les gens du FLN connaissaient les habitudes des Algériens
et en particulier des Sétifiens. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé deux
garçons de Sétif en sachant que je ne refuserai jamais par respect. Mais on ne
savait pas du tout où on allait. Quand je posais des questions à Arribi,
l’aîné : où on va ? Il répondait : on va ! On est arrivé à
Tunis, en passant par la Suisse. Il y avait un tas de journalistes derrière
nous. Et c’était bien le but de cette fuite, c’était d’attirer l’attention sur
nous.
AD Vous montrez dans l’album cette exfiltration des joueurs un peu comme dans un récit d'espionnage, tout est secret et
planifié. On sent une tension formidable. Par contraste, l'épisode où Rachid
passe la frontière avec trois autres stars du foot est drôle et digne d’une
comédie à la française et pourtant tout cela est vrai ?
Kris Oui, effectivement. Tous les joueurs doivent
fuir le même jour, le dimanche à l’issue des championnats, le 13 avril 1958.
Tout est bien organisé depuis des mois et là, se passe un évènement imprévu qui
entraîne des complications. Rachid se blesse à la tête lors d’un choc avec un
coéquipier, il est emmené à l’hôpital alors qu’il devait s’enfuir. Ces
coéquipiers vont aller l’enlever à l’hôpital le lundi matin. Mais l’opération
est retardée alors que dans le même temps, une partie des joueurs avaient déjà
fui par l’Italie. Zitouni qui devait rejoindre l’équipe de France le lundi
matin était absent. On commençait à se dire
« il se passe quelque chose ». Mais eux, ils sont encore à Saint-Etienne
avec Rachid blessé. De plus, le passeport de Rachid est resté au club qui
n’ouvre qu’à 14 heures. Leur fuite est donc retardée. Ils vont enfin pouvoir
passer la frontière, quelques minutes avant que l’alerte ne soit lancée
d’empêcher les footballeurs algériens de quitter la France. De plus, les
douaniers les reconnaissent ! C’était la frontière suisse et les joueurs
étaient de Lyon et de Saint-Etienne. Les douaniers leur demandent des
autographes. On a rajouté que les douaniers demandaient des autographes sur des
souches de contravention ! C’est la petite touche fictionnelle du
scénariste pour mettre de l’humour. C’est effectivement une scène légère car
les douaniers étant dehors en train de demander les autographes aux joueurs,
ils n’entendent pas le flash radio demandant d’arrêter les joueurs algériens.
Tout cela se joue à quelques minutes près. Chacun sait que, même dans les plus
grandes aventures, les pires drames ou lorsque la vie bascule, il y a toujours
ces moments de légèreté, de joie, d’humour. C’est ce qu’on veut mettre aussi
dans le récit. La scène peut faire penser aux gendarmes à St Tropez… mais c’est
presque entièrement vrai !
AD On voit dans l'album que Hacène Chabri, un
autre joueur est arrêté à Menton, à la frontière italienne. C'était donc interdit pour un footballeur
algérien sous contrat dans un club de quitter la France à ce moment là ou
est-ce cette fuite collective qui a engendré cette interdiction ?
BG Je ne sais pas si c’était interdit mais
toujours est-il que Hacène Chabri a fait plusieurs allers-retours entre Monaco
où il jouait et l’Italie et il est arrêté avec dans son coffre les valises d’un
autre joueur, Amar Rouaï.
Kris il faut rajouter que deux d’entre eux était
militaires dont Rachid Mekloufi. Ils faisaient leur service au Bataillon de
Joinville. En tant que militaires vu les évènements et sans autorisation, c’est
ce qui a provoqué l’arrestation d’un d’entre eux.
AD Lorsque vous arrivez enfin tous à Tunis, vous
n'êtes que 10 joueurs et de plus, tous les postes sur le terrain ne sont pas
représentés, il y a plus d’attaquants que de défenseurs et évidemment pas de
remplaçant ! Comment allez-vous
vous organisez pour jouer ?
Rachid Tous les postes étaient bien fournis mais on
était que 10. Finalement, on a
trouvé un défenseur, un algérien qui habitait la Tunisie, qui était bon. Je
l’ai d’ailleurs recherché par la suite, mais je ne l’ai jamais retrouvé, je ne
sais pas ce qu’il est devenu et il n’aura jamais profité de l’aura de cette
équipe.
AD Javi
Rey, comment vous êtes-vous documentés pour mettre en scène ces matchs ? Vous
avez pu retrouver des photos ou des films ?
JR Tout d’abord, désolé pour mon français que je
ne parle pas très bien… Il existe beaucoup de photos de tous ces matches de
l’équipe algérienne. Il y a aussi beaucoup de documentation concernant la coupe
du monde de 1958. Toutes ces photos m’ont aidé, en particulier pour les
détails, la façon dont les joueurs étaient habillés et chaussés.
AD Quels ont été vos partis pris graphiques pour représenter les matchs et restituer
le mouvement ? Peut-être pourriez-vous nous
commenter cette planche 89, qui retrace le match à Bucarest qui offre un beau
condensé justement de votre découpage. On voit que vous utilisez des cadrages divers depuis des gros
plans sur les pieds à des plans larges en plongée où on suit le déplacement du ballon grâce à des traits qui donnent
au lecteur un idée de l'action sur le terrain. Pouvez-vous nous dire comment vous avez pensé cette planche, les
astuces ou les difficultés que vous avez eues ?
JR Ce moment apparait à un moment de l’histoire où
pour l’équipe, c’est compliqué, beaucoup de matches ont été difficiles face aux
équipes de l’Est qui sont rudes. L’équipe a décidé d’être plus unie, plus
solidaire. L’objectif de cette planche muette est de montrer la circulation du
ballon, le jeu collectif, une technique à opposer au physique. Et au final,
dernière case, on voit toute l’équipe heureuse et réunie. Chaque fois aussi
qu’il ya un moment d’intensité, on a choisi de montrer les visages des
spectateurs, leurs réactions de tension ou de joie. On voit ici deux cases de
ces visages dans cette planche pour dramatiser l’action.
AD Vos images sont souvent dans le registre réaliste. Par exemple, vous déformez
le ballon pour faire sentir la force des tirs mais vous jouez aussi parfois sur
la suggestion ou la fantaisie quand
vous dédoublez ou multipliez le même
personnage dans la même image pour le faire sautiller dans tous les sens.
Ce jeu sur des images de nature différente, ce n'est pas très courant dans la
bande dessinée actuelle. D'où cette envie vous vient ?
J.R Quand j’ai commencé le dessin de cet album,
j’ai vu que si je dessinais le mouvement de façon réaliste, cela devenait très
rigide. J’ai choisi de laisser de côté l’anatomie, la vérité, le réalisme pour
aller vers un dessin plus cartoon. J’ai aussi volontairement éliminé les décors
pour focaliser l’attention du lecteur ou favoriser une ambiance. Le fait de
démultiplier le personnage dans la même case, c’est aussi une façon d’insister
sur la rapidité mais aussi de montrer tous les gestes de déplacement, de
dribble…
AD Petite question de néophyte : le ballon est en cuir marron, il n'est pas
encore à cette époque noir et blanc ?
RM Dans le temps effectivement, les ballons
étaient en cuir, avec des lacets et…. ce qu’on appelait une quiquette !!
C'est-à-dire une espèce de valve qui sortait pour gonfler le ballon. Le ballon
aussi était très lourd. Quand on jouait sous la pluie, c’était pire !
Imaginez un petit peu avec quoi on jouait : un ballon lourd, avec des lacets et
une quiquette qui sortait !
AD Quand on faisait une tête, ça devait être
rude ?
RM Mais là, il y a que les fous qui font une
tête ! Non, en réalité, je ne risquais pas de faire des têtes car je
n’étais pas bon en jeu aérien ! Mais bon, fallait voir dans quelles
conditions on a pu jouer, avec des terrains dégueulasses, des vestiaires
dégueulasses, des ballons dégueulasses !! Quant aux chaussures, nous les
faisions nous-mêmes, au marteau… Maintenant, les joueurs sont vraiment
gâtés !
AD On voit que cette équipe est très solidaire. Quand l'entraineur en
Yougoslavie veut vous sortir du match car il trouve que vous n'êtes pas dedans,
les joueurs s'opposent à son choix et le menacent de sortir aussi ! Est ce que cette équipe était une équipe
difficile à coacher, du fait des liens très forts entre les joueurs ?
RM L’entraîneur, M Arribi, –il est mort, que Dieu
ait son âme- était très sévère. Il était vieux garçon et un peu jobastre. Il
voulait absolument me sortir ce jour là mais moi, je ne me trouvais pas
particulièrement mauvais. Les camarades étaient persuadés que s’il me sortait,
on était foutu ! Ils ont refusé ! Remarquez, c’est un Sétifien qui a
rouspété, c’est Amar Rouaï ! Si tu fais sortir Rachid, on sort tous !
AD Ce n’était pas courant des joueurs qui
s’opposent comme ça à leur entraîneur ?
RM N’oubliez pas que c’était la révolution !
Et qu’on était une équipe de rebelles ! Bon, au final, Arribi s’est
dégonflé et a dit : Rachid, tu restes. Je suis donc resté et j’ai marqué
trois buts ! Alors, on m’a dit pourquoi tu n’as pas marqué en première mi-temps ?
Ecoute, moi je joue quand j’ai l’inspiration ! Comme les musiciens !
AD On accompagne
l’équipe sur le terrain, dans les vestiaires, dans le minibus qui les
transporte, dans leurs moments de repos avec leur famille, on est dans
l’intimité des ces hommes. Comment
avez-vous eu accès à ces informations ? Vous êtes vous appuyé sur le
témoignage de Rachid et d'autres joueurs ou votre imagination ?
BG Un peu les
deux ! On n’a pas demandé à
Rachid des choses trop intimes. On a souvent brodé, inventé en espérant que ça
passe et en restant dans l’esprit !
Kris L’important, ce
n’est pas l’exactitude. La moindre minute de 11 joueurs sur 4 ans, cela
prendrait des milliers de pages à raconter ! L’important est de trouver
des petits moments qui vont donner du sens, être justes par rapport à ce qu’ils
ont vécu. La difficulté des familles, par exemple, il faut l’évoquer, les
familles ne tiennent pas toujours ! Certains étaient mariés à des
métropolitaines, on imagine que tout quitter pour ces femmes et leurs enfants a
été compliqué. Certaines n’ont pas tenu et sont rentrées.
AD On voit que si l’esprit d’équipe est là, les difficultés sont nombreuses en
particulier financières. Il y cet
épisode du minibus de 11 places dans lequel vous êtes 12 avec l’entraineur et
chacun doit voyager à tour de rôle sur le marchepied ! Dans la bande dessinée, c’est plutôt un épisode
humoristique mais dans la réalité, ce
n’était pas trop décourageant ?
RM Non, ce n’était pas décourageant car tout le
monde était dans le même sac ! Les joueurs les responsables, comme les
politiciens ! Cette égalité de traitement nous a aidés à traverser cette
période difficile. Je tiens aussi à remercier les femmes françaises qui étaient
avec nous, avec les joueurs et avec les enfants. C’était quelque chose
d’incroyable. La femme d’Amar Rouaï, Monique, est une sainte ! J’ai
toujours été intrigué par ce qu’elle pouvait penser… Mais finalement :
impeccable ! Je crois que c’est cela qui nous a fait traverser ces quatre
années d’une façon zen. Quand on partait en déplacement, plusieurs mois, on
était tranquilles. On savait que les femmes étaient prises en charge et étaient
à l’aise. C’était une satisfaction, ce côté humain. Je tenais à le dire, ces
femmes ont fait preuve d’un grand mérite. Moi, j’étais en admiration devant
elles. Ma femme est là ce soir, elle me supporte toujours …
AD Dans le sens de supporteur ?
RM Non, elle ne va jamais au match ! Ca lui
donne de l’urticaire ! Parce qu’il y a des réflexions, des commentaires,
des mots des spectateurs. Elle ne veut pas entendre cela !
AD Entendre des gens dire du mal ?
RM Non, on ne disait pas de mal à Saint-Etienne. Saint Etienne a toujours
été une ville accueillante qui donnait beaucoup de chances aux jeunes. Elle
avait un entraîneur, Jean Snella. C’était un humaniste, un amoureux du football
d’attaque. Il ne permettait jamais à un joueur de dégager n’importe où, c’était
toujours la passe, la passe ! Si Saint-Etienne est devenue comme ça, c’est
grâce à lui !
AD Arrive enfin la fin de la guerre avec les accords d'Evian en
mars 62 et se pose la question aux joueurs : que faire à présent? Retourner
jouer en France ou rester en Algérie ? Finalement, vous serez deux à
revenir : Amar Rouaï et vous, Rachid. Vous aviez envie de retrouver
votre club d'origine, l’AS Saint-Etienne. Quand vous vous trouvez devant le
nouveau président algérien Ben Bella, est-ce son avis ou plutôt une
autorisation que vous lui demandez ?
RM Les deux, d’abord pour avoir son autorisation
et ensuite pour savoir quelle politique il allait mener pour l’Algérie. Il m’a
dit : nous avons fait 8 ans de guerre, ce n’est pas pour qu’aujourd’hui je
te bloque ! Tu es libre, tu vas où tu veux ! On va te donner un
passeport -c’était un passeport tunisien d’ailleurs, car on en n’avait pas
encore, les Algériens. J’ai appelé Jean Snella qui m’a dit : ok, viens
passer 6 mois en Suisse et après, on verra ! J’ai joué avec le Servette de
Genève. J’étais un petit peu grassouillet ! Mais il m’a arrangé !
AD On voit dans
l'album que les joueurs français n’ont jamais eu de ressentiment contre les
joueurs algériens d’être partis et qu’après la guerre vous savez été bien
accueilli dans votre équipe. Finalement,
la politique, la guerre n'ont pas terni ni changé vos relations entre joueurs?
RM Oui, c’est vrai, je remercie les joueurs de Saint-Etienne
de m’avoir accepté sans me faire de réflexions, du genre : pourquoi tu es
parti ? maintenant, tu reviens… Je regrette aujourd’hui de ne pas les
avoir remerciés à l’époque. Il y avait aussi le danger de l’OAS, des gens qui
ne voulaient pas que l’Algérie soit indépendante et qui menaçaient le président
de Saint-Etienne. Lui, il avait peur, il avait fait poster des flics en civil.
Saint-Etienne jouait en 2ème division. D’habitude, il y avait
10 000 ou 12 000 personnes environ aux matches. Ce match contre
Limoges, quand je suis revenu, il y avait au moins 20 000 personnes. On
est rentré, les deux équipes. Ambiance glaciale, pas un bruit ! Je me suis
dit : Rachid, aujourd’hui, c’est ta fête ! On avait le ballon, on me
l’a passé, j’ai fait des petits trucs, je ne me rappelle même plus quoi !
Au final, j’ai donné le ballon à Robert Herbin qui a marqué. La foule était en
liesse ! Donc, ils sont venus pour voir le footballeur pas le fellagah, le
révolté ou le déserteur. Ils sont venus pour voir le footballeur, en se
disant : est ce qu’il est toujours à la hauteur ?
AD Vous
l’étiez !
RM
Plus que cela ! Quand j’ai quitté Saint-Etienne en 58, je ne faisais que
marquer des buts ! C’était déjà pas mal, mais je ne savais pas donner une
passe, faire une-deux, je ne voulais pas faire de relais… Et je reviens avec
une technique extraordinaire, apprise grâce à cette équipe algérienne où il y
avait des génies ! Je suis devenu un stratège du foot et cela m’a
énormément aidé dans ma carrière, en particulier à devenir capitaine de
l’équipe de Saint-Etienne. Le capitanat, je l’ai eu peut-être parce que j’étais
bon ou alors, parce que j’étais vieux ! Il m’a été enlevé en 1968 juste
avant la coupe de France, je ne sais pas trop pourquoi. J’ai dû faire une
déclaration à un journal qui n’a pas plu… bref, c’est du passé ! Au final,
cela a été ma chance.
Je
n’avais pas fait un grand match à mon avis, mais j’avais marqué deux
buts en finale de la Coupe de France et un pénalty reshooté deux fois.
J’ai dû vous raconter cette anecdote, pourquoi j’ai shooté deux fois ce
pénalty ? Eh bien, vous auriez dû la faire figurer dans la bande
dessinée !
BG Ce sera pour le
tome 2 !!
RM
L’arbitre, M. Barde, est venu en tant que commissaire de match sur un autre
match. Je l’ai invité à la maison, on lui a fait un petit couscous !
Je
lui ai demandé : pourquoi vous m’avez fait reshooté le pénalty ?
Il
me regarde et me dit : M. Mekloufi, quand on ne connait pas la
réglementation du football, on ne joue pas !
Pourquoi ?
Je
n’avais pas sifflé !
Mais
si j’avais raté ce deuxième pénalty, ça aurait été la catastrophe pour Saint-Etienne !
Il
m’a dit : c’est le règlement, c’est comme ça !
AD Est ce qu'on peut dire que cette équipe a influencé
le foot algérien, aussi bien dans le techniques de jeu que moralement ?
RM Si je parle de
cette équipe d’Algérie, je risque de paraître prétentieux ! Tous ces
joueurs que vous connaissez, les Madjer, Belloumi, Assad qui ont fait la coupe
du monde 82, ce sont tous mes élèves, mes enfants ! Je ne leur ai pas
appris à jouer au foot, non, ils le savaient déjà. Mais je les ai disciplinés,
guidés, orientés. Ils sont devenus des hommes ! Et ça, c’est le plus important !
Excusez-moi de ce que je vais dire, mais je ne regarde plus le football à la
télévision à cause des joueurs qui sont des petits rigolos, qui se mettent la
gomina, qui quand ils marquent un but, se jettent sur le terrain ! Le football,
c’est autre chose ! C’est savoir donner une passe, faire une fausse piste,
marquer des buts…
AD Qu'aimeriez-vous
que cet album fasse découvrir ou provoque chez les lecteurs ? Ou quel type de
public vous aimeriez toucher ?
BG C’est un album
pour tout public. Je pense qu’on peut à la fois intéresser à la fois des
amateurs de foot et des non amateurs de foot, des amateurs d’histoire, des
jeunes, des moins jeunes…En dédicace, des gens nous disent qu’ils n’aiment pas
le foot mais qu’ils ont aimé l’album. Rien pourrait nous faire plus plaisir !
AD Aimeriez-vous
développer d’autres récits qui mêlent sport et histoire ?
BG Oui, avec Kris,
on a des projets en ce sens pour cette collection Aire Libre chez Dupuis. Le
prochain devrait être sur le cyclisme…
Questions du public
Pascal, je suis supporteur
de Saint-Etienne depuis 1958. Je suis fasciné par le choix que vous avez fait
ce jour d’avril 58 de quitter un certain confort à Saint-Etienne, de renoncer à
la Coupe du Monde et de vous lancer dans cette aventure. Aviez-vous conscience
des conséquences de votre geste, de sa portée symbolique et politique ? Aviez-vous mesuré les dangers que cela
représentait pour vous ?
RM Les dangers
quand on a 22 ans, on n’y pense pas du tout ! J’étais accompagné par des
garçons qui avaient de l’expérience, en qui j’avais confiance. Mon seul
problème était le fait d’être militaire. Je risquais d’être traduit devant un
tribunal militaire. Mais on ne savait pas ce qui allait se passer. On était
ignorant de pas mal de choses. Du point de vue technique, on ne savait même pas
si on avait une bonne équipe, et ensuite on ne savait pas non plus si on
pouvait jouer ou si on devait jouer. On ne réfléchissait pas à cela. Nous
n’étions pas des enfants gâtés. Savez-vous combien je gagnais à l’époque ?
J’avais 650 francs par mois. Ce n’était pas des millions comme maintenant. On
était des professionnels de façade. !
Comment
les scénaristes ont-ils pris contact
avec Javi Rey ?
Kris La semaine où on
a décidé avec Bertrand de travailler sur cette histoire, la première question
qu’on s’est posée a été : quel dessinateur va accepter de dessiner cet
album ? Vous n’êtes pas sans ignorer que les auteurs de bande dessinée ne
sont pas obligatoirement les plus grands sportifs du monde, même si on y trouve
des footballeurs : on peut citer Guillaume Bouzard ! Mais on ne
s’imagine pas à quel point dessiner du sport et le mouvement est compliqué pour
un dessinateur. On savait qu’il fallait s’éloigner du réalisme pour aller vers
quelque chose de surréaliste. Quand chacun d’entre nous s’essaie au foot, et
qu’on fait une reprise de volley dans la lucarne, on a l’impression d’être le meilleur avec une force de frappe extraordinaire.
Mais si on vous avait filmé en train de le faire, on aurait vu un type
désarticulé, qui met un coup de chausson dans une balle qui arrive mollement à
la lucarne ! Le football est aussi une représentation mentale. Quand on
joue, nous, on s’imagine faire des choses qui ne sont pas obligatoirement
réelles. Le dessin devait sublimer la réalité pour rendre toute cette énergie
qu’on a le sentiment de mettre ou de voir dans un match de football.
La
semaine où on a décidé d’attaquer le livre, j’ai reçu un mail de Javi Rey, un
jeune auteur pas encore connu puisqu’il réalisait son premier album. Il avait
lu un de mes bouquins, Un homme est mort.
Et il m’a dit avoir beaucoup aimé ce livre et rêverait de faire avec moi une
histoire semblable. Super, lui ai-je répondu, mais je ne vais pas réécrire Un homme est mort ! Toi, qu’est-ce
que tu aimerais faire ? Moi, je rêverai de faire un documentaire sportif.
Jamais un dessinateur ne m’aurait répondu cela. On avait l’impression qu’il
nous tombait du ciel, pile au moment où on démarrait ! Les grandes
aventures humaines ou artistiques démarrent souvent sur des coïncidences comme
ça. On a bien regardé son dessin, on s’est rendu compte qu’il avait tout à fait
cette énergie nécessaire. En plus, il est de Barcelone, c’est quand même une
histoire d’algériens raconté par deux bretons et un catalan, une vraie posture
politique !
Et
puis, après trois ans et demi de travail ensemble, on s’est rendu compte que
jeune étudiant, il avait sollicité un agent pour faire des essais de bande
dessinée en France. L’agent lui avait envoyé quelques scénarios pour qu’il
fasse des essais. Un de ces scénarios était de moi ! On s’en est rendu
compte il y a une semaine en retrouvant des archives, ce qu’on avait
complètement oublié tous les deux. On était bien fait pour travailler
ensemble !
Rachid Mekloufi,
est-ce que vous vous aimez en dessin ? Quand vous vous voyez sur la couverture de cet album, qu’est ce que
cela vous inspire ?
RM Les chaussures
sont extras ! Ce sont exactement les chaussures qu’on avait à cette époque
là ! Dures et pointues. On avait des crampons qu’on devait mettre quand il
pleuvait… Sinon, je n’ai pas des cuisses comme ça ! Je suis beaucoup plus
chétif, lui, sur cette couverture, il est trop balèze ! Mais je ne regarde
pas le joueur, je regarde ce qu’il y a derrière, les personnages autour. En
tout cas, je suis content de cet album, c’est une très bonne idée, unique. Bon,
il y a eu des livres. Naït-Challal en a écrit un [Dribbleurs de l’indépendance : l’incroyable histoire de l’équipe
de football du FLN algérien, 2008]. Il m’avait dit : je ne peux pas
écrire une histoire où il y a trente bonhommes. Je lui ai dit : et bien,
tu prends les meilleurs et puis c’est tout ! Au final, il a pris les gens
qui ont fait l’essentiel des matches. Mais ça a vexé beaucoup de me camarades,
car ils n’étaient pas dans le livre. Là, je crois qu’on y presque tous !
Maya – Selon vous, Rachid Mekloufi, Les sportifs
doivent-ils donner leurs opinions politiques ou au contraire, rester
neutres ?
RM On a souvent
tendance à mettre les sportifs de côté de la vie de tous les jours et de la vie
politique. Mais on a le droit et on peut donner notre avis, donner même des
orientations aux politiciens. Ce n’est pas interdit. Dans le temps, c’était
interdit de parler politique dans le club. Je trouve cela anormal.
-Je
suis heureux de découvrir cette histoire que je ne connaissais pas du tout. Que représente pour vous cette bande
dessinée, l’existence de ce documentaire ?
RM C’est de
pouvoir révéler l’existence de cette équipe qui a bourlingué à travers l’Europe
et le Moyen Orient et qui a représenté un peuple. Mais il faut relativiser
cette bande dessinée, ce n’est qu’une bande dessinée !
Léna – Vous en
pensez quoi du foot avant et maintenant ?
RM Je parlais tout
à l’heure des moyens techniques. Il y a eu une avancée très forte en termes de
matériel et de terrain. Et puis aussi au niveau des techniques transmises par
les entraîneurs. Au niveau de l’esprit des joueurs, encore une fois, quand je
marquais un but, je levais la main et je revenais au centre. Maintenant, ils
font le tour du terrain en hurlant et ils plongent sur le gazon ! Qu’est
ce que ça veut dire tout ça ??!! J’aimerais écrire à la Fifa pour leur
dire de rallonger les matches de 10 minutes, car il y a trop de cinéma,
d’arrêts de jeu. Le spectateur croit voir 90 minutes de jeu, mais s’il en voit
70, c’est beaucoup !!
Gérard, Que pensez-vous
de l’affaire Benzéma ? Auriez-vous sélectionné ce joueur en équipe de
France ?
RM Je ne connais
pas assez son affaire. Mais si c’est une histoire sale, à mon avis, il faut le
mettre dehors et loin des terrains de football !
Une parution du
livre est-elle prévue en Algérie ?
Kris On l’espère !
On fera tous les efforts de notre côté pour que ce soit possible…. Notamment
d’un point de vue financier. Cette bande dessinée est chère car c’est un gros
livre de 116 pages, long à fabriquer et couteux. Un livre à 24 euros, on n’a
peu de chances d’en écouler beaucoup. L’idée, si on le fait en Algérie, c’est
de pouvoir proposer l’album au plus grand nombre. Donc, d’aller vers une
version plus économique, une version souple car la couverture cartonnée coûte
très chère. Depuis un an, Dalila Nadjem, la personne
responsable des éditions Dalimen et qui dirige le Festival International de la
BD d’Alger est intéressée pour le faire mais dans une version proche de la
version française. On a donc plusieurs pistes pour le faire éditer. On ne sait
pas encore en quelle langue il sera traduit : en français, en arabe, quel
arabe, le littéraire ou celui de la rue ? Voilà les questions qui se
posent. Il y a une tradition de la bande dessinée en Algérie avec des grands
auteurs. En septembre dernier, nous sommes allés à ce Festival et on y a senti
une énergie incroyable du public, 60 000 personnes un samedi après-midi,
une moyenne d’âge de 15-20 ans et une motivation très forte de jeunes auteurs
et aussi d’auteurs qui ont travaillé dans les années 70/80 avec toutes les difficultés
liées à la décennie noire. Mais aujourd’hui, on sent cette énergie autour de la
bande dessinée avec des fanzines de jeunes auteurs, qui font de la bande
dessinée documentaire ou du dessin d’actualité politique, contrairement à ce
qu’on pourrait croire. J’aimerais bien que cette bande dessinée soit éditée en
Algérie car c’est un livre de réconciliation et non de conflit. L’aventure
racontée n’est pas une histoire de conflit, ces hommes n’ont pas pris d’armes,
n’ont pas tué, la guerre les a obligés à choisir un camp.
Un grand merci
aux auteurs invités !
Note : une
personne du public a signalé que le principe des crampons modernes est né en
Sarthe à Brulon.
La
soirée s’est poursuivie avec un extrait
du film Les rebelles du Foot, un
documentaire réalisé en 2012 par Gilles Perez et Gilles Rof, consacré à cinq
grandes figures de ce sport qui ont incarné des valeurs de solidarité ou de
résistance face au pouvoir. Un passage est consacré à Rachid Mekloufi.
A
voir aussi Reportage France 3 Maine, 3 minutes 30
L'important est que tout le monde puisse avoir son ou ses préférés pour pouvoir adorer et croire en quelque chose.
RépondreSupprimerJ'aime le football
Portez cette maillot de foot,
Je ne partirai pas.
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