Rencontre
avec Joann Sfar et Mathieu Sapin
Interview
en public à la salle des concerts, Le Mans, 16 octobre 2020
Autour de La Chanson de Renart, Le Chat du rabbin et Comédie française
Organisée
par la Librairie Bulle
Animée par Agnès Deyzieux
Pour chaque question/réponse, un
timecode vous est précisé.
Ici, la bande son.
Agnès : Joann Sfar er Mathieu Sapin, vous avez de nombreux points communs. Vous avez à peu près le même âge, vous faites partie de cette génération d'auteurs qui a participé au renouveau de la bande dessinée dans les années 90. Vous avez écrit aussi bien pour un public jeunesse qu'adulte, vous avez touché au cinéma l'un et l'autre, bref, vous avez un beau parcours reconnu, avec un public fidèle. Vous semblez vous apprécier depuis longtemps, vous avez collaboré sur plusieurs projets (autour du tournage de Gainsbourg, avec la série Sardine de l'espace, Le Ministère secret en route chez Dupuis). Quelles sont les qualités professionnelles et/ou humaines que vous voyez l’un chez l’autre ?
Joan : On est un petit gang avec Christophe Blain, Riad Sattouf, Lewis Trondheim, David B., enfin, il y a toute une bande comme ça et on se croise depuis 30 ans. Je crois qu'on peut annoncer que Matthieu et moi, sommes intimes et finalement, on a peu fait de livres ensemble…Mathieu m'a succédé -parce qu'on dit toujours : « Pourquoi tu as arrêté de dessiner Sardine de l'espace ?" Parce que j'en avais fait plus de 500 pages : j'en pouvais plus ! Ça veut pas dire que ce n'est pas bien, c'est juste qu'au bout de 500 pages, j'en peux plus- et comme c'était un personnage qui était né dans l'atelier, c'était super qu'un dessinateur de l'atelier s'en empare, mais ce n'était pas vraiment une collaboration, Mathieu m'a succédé…
-Mathieu : Et en plus, c'est Emmanuel qui avait fait le…
-Joan : C'est Emmanuel Guibert qui avait dessiné tout seul entre-temps pendant un moment. En fait, on partage le même atelier depuis 30 ans et on n'avait jamais rebossé ensemble depuis Je Bouquine et là où c'était lui qui écrivait et moi qui dessinait. À présent, commence une nouvelle série pour Dupuis où c'est moi qui écrit et lui qui dessine ! Après, les qualités de Mathieu, elles sautent aux yeux : c'est un dessinateur intelligent, cultivé qui regarde le monde, qui fait non seulement du dessin d'après nature mais de l'écriture d'après nature ! La question se pose beaucoup en ce moment de savoir s'il est journaliste ou s'il est écrivain. Moi, j'ai le sentiment surtout qu'il questionne toutes ces pratiques-là. Il arrive avec des bandes dessinées, il arrive avec quelque chose, on peut le tourner comme on veut mais c'est nouveau, c'est une nouvelle manière d'appréhender la marche du monde et je crois qu'en lisant les ouvrages de Matthieu, nos camarades journalistes se remettent en question, nos camarades romanciers se remettent en question. La notion de fiction est un petit peu battue en brèche parce qu'on a, en ce moment, soit des romanciers imbéciles qui disent "la fiction n'est plus possible" parce qu'ils ne sont pas capables de raconter autre chose que leurs problèmes de couple ou les traumatismes qu'ils ont subis, et on a, de l'autre côté, des gens qui sont un peu coupés, qui … Mathieu, il raconte des histoires truculentes, bizarres, romanesques, dans lesquelles il se met en scène, dans lesquelles il raconte le réel, et pour autant, oui, ça reste du roman… Donc voilà, je trouve qu'il interroge tous ces genres-là avec une humilité que je n'ai pas parce que lui, il se tient !
-Agnès : Matthieu, prenez le micro ne vous laissez pas faire !
-Mathieu : Oui parce qu'après on ne l'arrête pas !
-Agnès : Coupez-le !
-Mathieu : C'est amusant, je me rappelle, Joan parlait de l'atelier... L'atelier qu'on a partagé était une initiative de Joan. Alors nous, on s'était rencontrés sur une collaboration pour une commande pour la presse. Et puis, voilà on s'était recroisés deux ou trois fois. C'était quand même très rapide et, un beau jour, j'essayais vaguement de commencer à faire de la bande dessinée mais je faisais surtout de l'illustration de commande. Un beau jour, Joan m'appelle –je n'ai pas de nouvelles de lui depuis très longtemps- et il me dit : "écoute, là je suis avec un copain et puis j'avais envie de recréer un atelier parce que là, j'ai travaillé chez moi pendant 50 ans et puis, je m'emmerde un peu. Est-ce que ça te dirait de faire un atelier ?" Donc je dis : "bah ouais… "et "ben écoute, je suis avec un copain donc on est dans un café, tu n'as qu'à nous rejoindre" Donc, je suis venu : j'ai sauté dans le métro, c'était à Paris. Et puis, je les ai rejoints dans le quartier de l'Odéon et donc, il m'a présenté à un jeune type que je ne connaissais pas du tout qui était Riad Sattouf et puis, c'est parti comme ça … et ah oui ! Je me rappelle aussi Joan m'a dit : ''non, parce que tu as l'air sympa et tu n’as l'air pas chiant… donc, c'est une qualité importante'' !
-Agnès : voilà une belle qualité !
-Mathieu : Donc, on a créé un atelier et voilà ! Et Christophe Blain nous a rejoints tout de suite. Après, je me rendais pas compte qu'en prenant le métro, ma vie allait changer parce qu'à cette époque-là, moi j'espérais faire de la BD mais je galérais quand même pas mal pour me faire éditer et puis, je me posais plein de questions. Et du moment où je me suis retrouvé parce qu'il faut préciser qu'à ce moment-là quand Joan m'appelle, il est déjà très, très connu et reconnu, il est déjà connu pour Donjon, et le tome 1 du Chat du Rabbin qui est sorti… il commençait à devenir un… c'était le début d'un phénomène. Je crois que le premier tirage du Chat ça doit être, je ne sais pas, 5000 exemplaires, c'est ça ?
-Joan : Le Chat, c'est un best-seller contrarié, c'est-à-dire que pendant plus d'un an, ils en ont réimprimé 5000 tous les 10 jours. C'est une prudence assez enthousiasmante parce qu’on ne sait pas quand ça va s’arrêter
-Mathieu : on ne prend pas trop de risques ! L'éditeur n'est pas loin, il pourra confirmer. Et bref, donc Joan était déjà très connu, il avait collaboré avec plein de revues, etc. Donc, pour moi, c'était aussi une motivation énorme et c'est vrai que de travailler en atelier avec Joan notamment, mais aussi avec les deux autres c'est extrêmement stimulant, extrêmement stimulant et moi ça m'a donné une accélération énorme !
LA CHANSON DE RENART
Dans la postface de La Chanson de Renart, vous dites "Il n'y aurait pas eu le chat du rabbin s'il n'y avait pas eu Renart, Je l'ai en tête depuis toujours". Qu'y a t-il de si inspirant dans ce personnage mythique de Renart ? Qu’est ce que le fait de mettre en scène des animaux comme le Chat et Renart vous apporte en termes de liberté de narration ou d’inspiration ?
Bande son 8'48
Bande son 11’20
Vous mettez en scène deux personnages cocasses, Boron et Blaise, deux chiens pélerins de St jacques qui financent leur voyage en contant la geste de renard dans les villages qu'ils traversent : Blaise conte la geste de Renard, tandis que Boron est dans le rôle du moine copiste, il recopie les histoires. Blaise n'hésite pas à s'adapter à son auditoire qui connaît trop bien les histoires de Renart et qui en exige de nouvelles : avec de la magie, du diable, des dragons, des anges et des âmes errantes. Ni une ni deux, notre chien va servir à son public ce qu'il demande. Est ce que vous pensez comme Blaise, que l'artiste doit être prêt à vendre son âme pour que le public aime ses histoires ?
Bande son 13’30
Bande son 15’10
Renart se retrouve précipité aux enfers. Et là, on assiste à un diner particulièrement mouvementé : il y a le Diable et la Mort, sa compagne, le couple Merlin et Marie, une petite fille nommée Guynesse et son chat patate céleste qui complètent le tableau. Tout ce petit monde se dispute et il en résulte un projet abominable visant à détruire la terre grâce à des armées de morts vivants On retrouve des thèmes chers à votre univers : familles conflictuelles, enfants transgressifs, femmes émancipées, l'univers du Moyen Age, de la magie, des morts vivants, tout cela fait écho à vos séries, Petit vampire, Merlin comme au chat du rabbin ou à Donjon. Est ce que vos personnages ou vos obsessions reviennent malgré vous ou tout cela fait partie d'une cohérence que vous souhaitez avoir dans votre création ?
Bande son 19’15
Renart
aura cette mission difficile que vous résumez bien : le plus grand menteur du
monde doit prévenir le monde d'un désastre éminent. Non seulement le prévenir
mais encore le sauver non par héroïsme mais par pragmatisme. Il sera aidé par Ysengrin,
l'éternel compagnon ou faire valoir de Renard est dans le récit plutôt
sympathique. Vos personnages ne sont pas moraux mais sont souvent transgressifs par rapport aux normes sociales. Mais comme
dit Blaise à la fin de l'album ; je n'ai
jamais dit que mes personnages étaient des exemples à suivre. En ce sens vous
renouez avec le Roman de Renart des origines qui a été écrit non pour éduquer
mais plutôt pour se moquer ? Comment considérez-vous votre chanson de renard ?
Bande son 21’20
Mathieu, votre avis sur la Chanson de Renart ?
Bande son 26’06
Cet album, c’est le récit d’une épopée familiale, qui débute
sur une plage d’Alger où toute la tribu se fait insulter par un abruti qui crie
« sales juifs, rentrez chez vous ! ».
Cette injonction détermine Jules, le mari de Zlabya à partir en Israël. Mais tout
le monde n’est pas convaincu que de partir est une solution. Au cours d’un
repas mouvementé, trois personnages vont raconter leurs expériences du voyage en
Israël. Qui sont-ils ? Pourquoi avoir choisi ceux là ?
Bande son 28’13
Il y a beaucoup d’humour dans cet épisode du rabbin du rabbin alors qu'il est enfant est à la fois très drôle et très instructif. Il y a d'abord sa mère qui ne sait plus comment se comporter avec les autres depuis qu'elle est devenue française par la grâce du décret Crémieux de 1870 et puis, il y a ce voyage à Jérusalem où tout jeune, il accompagne une chrétienne exaltée qui finira par l'abandonner. Il y a un humour décapant qui tient de la satire et de la caricature, de l'absurdité des situations, de l'accentuation des lieux communs. Tout le monde est tourné en dérision, la famille de Zlabya comme les autres. Comment travaillez-vous ces textes où dialogues et voix off se superposent de façon souvent ironique avec l'image ?
On part pour un voyage dans le temps de 1870 à 1970 mais aussi dans des lieux divers d’Alger à Nice en passant par Jérusalem. Chaque page apporte un lot d'événements incroyables, ou d'idées à méditer. Comment parvenez-vous à raconter autant de choses, à les concentrer, à les organiser ? Passez-vous beaucoup de temps à votre storyboard ?
Bande son 30'40
Dans le récit de Zlabya en Israël, il y aura un violoniste
qui ne joue plus du violon et un chien qui brille par sa bêtise et sa fidélité
face au chat toujours aussi perfide et lucide. On découvre une Zlabya pas aussi
libre et émancipée qu'on le souhaiterait, elle rêve d'amour et n'adhère pas à
l'expérience du kibboutz. On la sent tiraillée entre des envies d’émancipation
et la réalité qui la ramène à son rôle de femme attendue à cette époque. Comment la voyez-vous Zlabya ?
Bande son 32'50
A travers ces voix différentes, parfois émouvantes souvent drôles, se raconte tout une partie de l’histoire de cette famille juive, soumise aux aléas de L’Histoire. Il y a un aspect assez pédagogique dans cette évocation car chacun de leurs parcours rappellent des épisodes peu glorieux de l’histoire de France d’Angleterre comme les conséquences désastreuses du décret Crémieux ou la déclaration Balfour. Vous aviez envie d'insister sur ce contexte?
Bande son 34'57
La famille va finir par y aller en Israêl en 1973, Jules
aimerait bien y rester même sil se fait désormais traiter là-bas non plus de « sale
juif », mais de « sale arabe », mais Zlabya va finir par le
convaincre de revenir à Nice. Si Zlabya
s’inspire de votre grand-mère, est-ce que son petit-fils ici nommé Alleluia
serait un peu vous-même ?
Bande son 36'
Mathieu
Sapin évoque la façon d'écrire de Joann Sfar pour leur prochain album en commun Le Ministère secret.
Bande son 37'50
Mathieu Sapin, sur
la quarantaine d’albums à votre actif, plusieurs sont consacrés au reportage
(sur le tournage du film de Joan Sfar, Gainsbourg,
au journal Libération) en particulier
politique. Vous avez suivi François Hollande dans sa campagne présidentielle
puis ensuite lorsqu’il était à l’Élysée. Et après «Cinq années dans les pattes
de Depardieu », vous voilà de retour dans l’antichambre du pouvoir.
Pourtant, au début de l'album, vous racontez que vous n'aviez pas très envie d'y retourner, dans cette arène qui parait glissante. Pouvez- vous dire en quelques mots comment vous vous êtes retrouvés de nouveau dans ce projet d'observation du monde politique ?
Bande son 43'14
Vous choisissez de débuter votre album par un prologue consacré à votre première rencontre avec E. Macron, dans le cadre du débat télévisé de l’entre deux tours avec Marine Le Pen. Pourquoi avoir choisi ce moment particulier, où il semble que vous tombez sous le charme de Macron ?
Bande son 44'54
Le
grand intérêt de ce récit, c'est qu'il va entremêler votre propre parcours avec
celui de Jean Racine, grand écrivain de tragédie mais aussi grand courtisan de
Louis XIV. Comment cet attrait pour Racine est né ? Et quel était pour vous
l'intérêt de le faire figurer de façon aussi importante dans votre récit ?
Bande son 48'44
J'ai
particulièrement apprécié cette planche où on trouve plusieurs éléments
caractéristiques de votre style avec un effet tableau et un effet récit. Pouvez-vous nous la commenter ?
Bande son 52'24
Vous jonglez entre deux grandes périodes comprises entre 1663 et 1699 et 2017 et 2019, avec à l'intérieur d'autres ellipses. Est ce que ces allers-retours qui pourraient perdre un lecteur peu attentif ont été difficiles pour vous à gérer ?
Bande son 53'27
Vous jouez avec pas mal d'incartades anachroniques, puisque Racine reçoit des textos et regarde BFM TV. Cela passe assez bien alors qu'on aurait pu craindre l'inverse ! Vous n'avez pas eu peur d'utiliser ce procédé ?
Bande son 54'41
Votre
album est aussi une longue quête obstinée pour
décrocher une autorisation de reportage pour pouvoir suivre E. Macron et
observer la mise en scène du pouvoir. Ce qui est assez drôle c'est qu'à chaque
fois que vous allez atteindre ce but, un problème survient et vous devez
recommencer vos démarches et changer de contact. Pour autant, vous parvenez à
l'approcher par intermittence et vous nous racontez des scènes assez incroyables.
Laquelle vous a paru la plus frôle ou
incroyable à vivre ?
Bande son 56'50
Vous vous autoreprésentez toujours comme un petit personnage maladroit, impressionnable, vomissant misérablement deux fois dans l'avion présidentiel. Est ce que c'est un procédé un peu incontournable de la bande dessinée de reportage ou c'est ainsi que vous vous voyez ?
Bande son 58'06 Joan Sfar intervient sur ce sujet de l'autoreprésentation
Bande son 1'00'23
Le choix du titre la comédie française nous renvoie bien sur encore au théâtre, celui du pouvoir mais aussi au lieu de la comédie française crée par louis XIV. À la fin, dans les remerciements, vous dites mes regrets à Lewis Trondheim pour ne pas avoir conservé son idée de titre. Vous voulez bien nous la dire cette idée ?
Questions du public
-Supermurgeman
au cinéma ? Bande son 1'02
-Joan
Sfar, avez-vous trouvé des réponses à votre mysticisme ? Bande son 1'03
Bonjour Madame,
RépondreSupprimerExcusez-moi de vous déranger, j'ai une demande un peu particulière.
Je suis actuellement en Licence professionnelle de Métiers du Livre Bibliothèques et je fais un projet de fin d'année sur les mangas en bibliothèque.
J'ai trouvé votre nom et votre association Gachan dans le rapport de Mme Anne Baudot en 2009, et j'aimerais vous poser quelques questions.
Accepteriez-vous de vous entretenir avec moi ?
Merci beaucoup.
Respectueusement,
Valentine Juniot