La Guerre de Quinze Ans ans dans les mangas
Cet article est la suite d'un article intitulé Manga et mémoire de la Seconde guerre mondiale au Japon, publié dans la Revue Neuvièmeart 2.0., revue d’étude en ligne sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, proposée par la Cité Internationale de la bande dessinée et de l'image.
La première partie de l'article (lisible en cliquant) tente de montrer comment l'histoire de la Seconde Guerre mondiale au Japon, peu connue et reconnue laisse une large place à un conflit mémoriel national et international. Nous allons à présent voir comment le manga reflète ces divergences et fait aussi oeuvre de pédagogie auprès du grand public.
La Guerre de Quinze Ans ans dans les mangas
Réflexions sur le corpus d’étude.
18 titres sur le sujet sont édités en France qui représentent au total 86 volumes qui se répartissent en trois catégories (cf. bibliographie).
18 titres sur le sujet sont édités en France qui représentent au total 86 volumes qui se répartissent en trois catégories (cf. bibliographie).
Le manga consacré à la Seconde Guerre s’exprime dans le champ de l'autobiographie ou du témoignage, soit cinq titres représentant quinze volumes dont quatre écrits par trois auteurs majeurs du manga. Ces auteurs ont tenu à témoigner de leur enfance ou de leur jeunesse pendant la guerre. Il s'agit de Tezuka avec le volume 1 de Histoires pour tous, Mizuki avec Opération mort et Vie de Mizuki, Nakazawa avec Gen d'Hiroshima. Higa, quant à lui, propose avec Soldats de sable un recueil de témoignages de survivants.
Tous ne s'expriment pas toujours à la première personne, préférant parfois mettre en scène un alter ego comme c'est le cas pour Mizuki (Opération mort) et Nakazawa. Cornélius, l'éditeur de Mizuki, précise que c'est par pragmatisme et pudeur que l'auteur a eu recours à un avatar. Créé en 1972, "un tel témoignage était délicat à faire entendre et la démarche autobiographique quelque chose de suffisamment rare dans le manga pour que cette précaution lui soit dictée par l'usage" (Préface de Opération mort). Dans son autobiographie réalisée plus tard, Mizuki utilisera la souris Nezumi en narrateur omniscient qui lui permettra d’insérer des pages documentaires sur la guerre et de passer ainsi plus facilement de passages subjectifs à des moments plus objectifs. Avec Gen, "Nakazawa see crée un double positif, un double courageux et débrouillard, qui lui offre le recul nécessaire pour traiter sa propre histoire» (Animeland, HS n°5).
La
famille de l'auteur vit à Hiroshima lorsque la bombe explose. Keiji Nakazawa
avait 6 ans. Son père, sa soeur et son petit frère meurent dans l'explosion.
Avec lui, son grand frère et sa mère survient. Peu après, au milieu des
cadavres et des ruines, sa mère donne naissance à sa petite soeur Tomoko
(dont il garde le prénom dans le manga). C'est ce que relate le volume un de
cette série qui en compte dix. Il est probable que Nakazawa, qui a eu des
difficultés à faire éditer Gen, a choisi, comme Mizuki, par intérêt narratif et par prudence, de ne pas se mettre
directement en scène.
Lorsque le personnage de Gen cherche dans le manga à faire éditer le livre de son père adoptif qui parle de la bombe atomique, il ne parvient pas à trouver d'imprimeur ni d'éditeur. C'est un peu ce qui arrivera à Nakazawa avec son manga car le sujet est tabou dans le Japon des années 70. Les survivants d’Hiroshima ont été l’objet d’une immense honte, symboles de la défaite et incarnations de la difficile reconstruction de la ville, gangrénée par la pauvreté et la délinquance. L'intercession d'un personnage fictif auquel le lecteur peut s'identifier ou dont il peut se rapprocher est à l'époque pour les lecteurs et le milieu du manga beaucoup plus envisageable qu'un récit autobiographique.
On perçoit chez tous ces auteurs le poids du traumatisme, d'autant qu'ils étaient jeunes, enfants ou adolescents. Mizuki confie à Nezumi, la souris, tout son ressentiment et sa colère envers l’armée. Tezuka parlera toute sa vie de la terreur des bombardements, bombardements qu'il mettra en scène dans plusieurs de ces nouvelles autobiographiques (regroupées dans le vol. 1 de Histoires pour tous), terreur mentionnée également dans sa biographie en manga. Il y décrira le climat oppressant et violent de l'époque, la propagande, l’embrigadement militaire des plus jeunes, le départ de son père pour le front, la pénurie alimentaire comme autant d'événements traumatisants pour un jeune homme.
Osamu TEZUKA : biographie. 1, 1928 -1945, p.168 © Casterman (Écritures). |
Mais on sent aussi chez ces mangakas la nécessité du devoir de mémoire. Mizuki rappelle qu'il est un survivant tenu par la nécessité de témoigner. «Les morts n’ont jamais pu raconter leur expérience de la guerre. Moi je le peux. Lorsque je dessine une bande dessinée sur le sujet, je sens la colère me submerger. Impossible de lutter. Sans doute ce terrible sentiment est-il inspiré par les âmes de tous ces hommes morts depuis longtemps» (postface de Opération mort, écrite en 1991).
Dans L'Histoire des 3 Adolf, Tezuka met en scène un journaliste, qui pourrait être son alter ego (Vol.4, p. 255). Les paroles qu'il lui prête pourraient être les siennes : "Je veux transmettre ce dont je suis témoin aux générations". Dans Gen d'Hiroshima, un peintre tient absolument à témoigner de l'horreur de la bombe par ses tableaux. On peut aussi voir à travers tous ces personnages des doubles des mangakas.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.3, p.120 © Vertige Graphic.
Le récit de Nakazawa est aussi un témoignage exceptionnel sur le Japon de l'après-guerre, qui court de 1945 à 1953, communiquant une foule d'informations sur la vie quotidienne, exposant l'état d'esprit des Japonais face à la défaite et face à l'effondrement de toutes les valeurs qui dominaient jusque là. Et si on assiste au parcours de Gen qui, de l'enfance à l'âge adulte, surmonte des épreuves terribles, on est aussi associé à l'éveil et à la construction de sa conscience politique. Gen s'engage, manifeste prend des positions que l'on sent partagées par son auteur. Nakazawa, tout au long du récit et par les voix de différentes personnages, toutes petites gens issues du peuple, dresse un tableau critique de la vie politique d'après-guerre. Il cherche visiblement à bouleverser les points de vue de son lecteur et veut l’amener à s'interroger sur les positions politiques de son pays.
Nakazawa Keiji. Gen d’Hiroshima, t.8, p.85 ©
Vertige Graphic.
Nakazawa espère aussi que son témoignage sera utile en termes de réflexion et d'engagement contre le nucléaire. Le mot "Gen" peut être traduit par racine ou source. "J'ai appelé mon personnage principal Gen dans l'espoir qu'il devienne une racine ou une source d'inspiration pour une nouvelle génération d'hommes qui pourrait fouler aux pieds nus le sol carbonisé d'Hiroshima, sentir la terre sous ses pieds et avoir la force de dire non aux armes nucléaires »." (Manga, 60 ans de bande dessinée. Paul Gravett. Ed du Rocher, 2005. P.65).
Dans cette catégorie Témoignage / Autobiographie figure aussi un ouvrage moins connu : Soldats de sable. Son auteur, Susumu Higa, natif d'Okinawa, a recueilli des témoignages de la bouche même des survivants, habitants de cette île, qui ont été pris en étau entre l’armée américaine et l’armée impériale qui les a utilisés sans scrupule comme otages ou boucliers humains. Higa raconte aussi l’histoire de sa mère qui fuit tant bien que mal avec ses enfants, abandonnée par l’armée impériale, et qui sera au final sauvée par l’armée américaine.
Higa, Susumu. Soldats de sable, p.87 © Le Lézard noir.
Okinawa est un sujet très particulier dans la mémoire de la guerre au Japon. C'est sûrement la région où cette mémoire de la guerre est la plus vivace. Durant cette bataille, des milliers de civils sont morts - un tiers des habitants de l'île -, tués par leurs compatriotes. Le traumatisme de ces exécutions massives est d'autant plus grand que les autorités japonaises, après-guerre, ont occulté cet aspect de la guerre et n'ont jamais montré de signe de compassion. Le statut particulier auquel a été soumis l'archipel, sous occupation américaine jusqu'en 1972, a été ressenti comme un nouveau sacrifice par la population. Le fait qu'il reste des bases militaires américaines ravive sans cesse ce traumatisme de la guerre. Les habitants, du fait de leur éloignement géographique et de caractéristiques régionales, constituent une minorité distincte, voire discriminée. Tous ces facteurs expliquent qu'ils nourrissent une amertume particulière à l'égard des autorités et qu'ils conservent une mémoire de la guerre distincte de celle dess autres Japonais.
Il y a donc une forme de nécessité à témoigner quand on est survivant, surtout dans un Japon qui dénie les faits historiques. Les mangakas ont conscience que le récit en manga par sa charge émotionnelle et par sa popularité a un impact sur la population japonaise et qu’il est donc à même de transmettre une forme de véracité que l'histoire officielle conteste. Ce sont bien des témoignages au service de l’histoire.
Dans la catégorie biographie, figurent deux titres : Hitler réalisé par Mizuki et la biographie de Tezuka réalisée par les studios Tezuka (Osamu TEZUKA : biographie. Casterman, Écritures) qui s’appuie sur les écrits autobiographiques du mangaka. Le premier volume consacré à la période 1928-45 évoque largement la guerre. Surtout pour en montrer l'impact sur Tezuka en tant que jeune garçon et futur mangaka. On y observe l'insertion de nombreuses pages documentaires relatives à notre sujet.
Le champ de la fiction, c’est le champ privilégié du manga. Pourtant, ces œuvres, dont le but est de divertir le lecteur par des intrigues et des personnages de fiction, s’inscrivent sur une toile de fond historique où sont mis en scène des événements et des personnages réels. Même si certains s’amusent à jouer avec la réalité historique, on y découvre une volonté de présenter la période et d’informer le lecteur.
Onze titres figurent dans cette catégorie soit 69 volumes dont la plupart s'adressent à des adultes ou grands adolescents. Les récits se concentrent sur le Japon, très peu font allusion à la guerre en Europe. La seule exception est L’Histoire des 3 Adolf, paru au Japon en 1983. C'est un long récit de plus de 1200 pages où le lecteur suit l’évolution des personnages sur presque 50 ans (de 1936 à 1983) et voyage de Berlin à Jérusalem (en passant par Tokyo, Kobé, Paris...). C'est probablement aussi le seul récit de fiction aussi informatif sur la guerre car Tezuka a un objectif assez clair : faire découvrir aux lecteurs une période historique précise dont l’essentiel se déroule de 1936 à 1945, qui met en scène des faits réels et des personnages historiques, en Allemagne et au Japon. Il y a une volonté pédagogique d’expliquer la guerre, de la resituer dans un contexte international, d’insister sur la montée des nationalismes en Allemagne et au Japon, d'expliquer le soutien du Japon à l'Allemagne et son implication dans la guerre.
Les thèmes abordés sont nombreux : l'embrigadement et le conditionnement exercé sur les jeunes par les systèmes nazi et japonais, le nationalisme et ses dérives au Japon et en Allemagne, les relations sino-japonaises, les persécutions contre les juifs, les massacres de masse de l'armée impériale…
On peut dire qu'en ce sens c'est un manga exemplaire en terme d'information, un des récits les plus réalistes de Tezuka, scénaristiquement et graphiquement. Pourtant, si Tezuka veut ancrer son récit dans une réalité crédible, il ne cherche pas pour autant à être conforme à la réalité historique. Tout en étant très documentée, L’Histoire des 3 Adolf n'a pas pour ambition d'être un récit historique et véridique. Tezuka prend, en effet, certaines libertés avec la réalité historique, à commencer par le fondement même de l'intrigue concernant les ascendances juives supposées d'Hitler. La motivation essentielle de Tezuka est avant tout de faire œuvre de fiction tout en incitant à la réflexion et au questionnement. D'ailleurs, aucun appareil critique n'est proposé par l'auteur (contrairement à Mizuki qui truffe son autobiographie Vie de Mizuki de notes et d'appendices).
Tezuka, Osamu. L’Histoire des 3 Adolf, t.2, p.28 © Tonkam.
Si Tezuka aborde assez rapidement certains événements historiques, il accorde par contre une large place aux courants d'idées et à l'idéologie des personnages ainsi qu'à l'évolution de leurs opinions. C'est plus la volonté de comprendre l'histoire en multipliant les pistes de réflexion et les angles de vue qui anime Tezuka qu'un souci de reconstruction historique. C'est aussi précisément la voie que prendront les mangakas de récit de fiction.
J'ai dégagé, à partir de ces 18 titres (cf. liste des titres, première page de la bibliographie), trois axes : Mourir pour la patrie, Une société militarisée et muselée, Femmes dans la guerre.
A. Mourir pour la patrie
La mission suicide : le gyokusai
Les attaques suicides sont connues sous le terme de kamikaze mais le terme original est "gyokusai" qui signifie se suicider pour rendre l’honneur à l’Empereur et au pays.
Couverture japonaise de Sôin
Gyokusai Seyo / Opération Mort de
Shigeru Mizuki.
Le titre original d'Opération Mort est Soin Gyokusai Seyo, traduisible par « Tout monde doit combattre jusqu'à la mort ». Les notions d’honneur et de fidélité jurés à l’empereur furent des éléments-clés tout au long de la guerre. En 1890, un décret impérial relatif à l'éducation établit un code éthique destiné au citoyen qui place au-dessus de tout l'obéissance à l'autorité et une loyauté inconditionnelle à l'Empereur. Les autorités militaires profitèrent et exacerbèrent ces notions chez les soldats comme au sein de la population et parvinrent à faire du suicide une norme, un code de conduite.
En 1941, le ministère de l’armée de terre fait paraître un document à l’usage du soldat où il est clairement énoncé de ne pas se déshonorer en étant fait prisonnier et d’agir « de sorte à ne jamais laisser une mauvaise réputation après sa mort ». Bien qu’être fait prisonnier ne soit interdit par aucune loi ni jugé en cour martiale, ceux qui reviennent de captivité sont poussés au suicide ou renvoyés au front. C'est ce dont traite le manga Opération Mort.
Le récit met en scène le jeune soldat, Maruyama, alter ego de Mizuki, envoyé fin 1943, à Rabaul, sur l'île de Nouvelle-Bretagne (Papouasie-Nouvelle Guinée), avec pour mission de contrôler le village de Bayen. Pour les toutes jeunes recrues, survivre est un combat quotidien : aux pièges naturels de la jungle, au climat, à la malaria, à la malnutrition s’ajoutent les brimades et les violences quotidiennes des chefs. Dans cette ambiance délétère, les combats commencent, sporadiques. Le commandement décide d'une mission suicide, sans véritable intérêt militaire. Elle consiste à envoyer à la mort dans un assaut ultime tous les soldats, avec interdiction de revenir sous peine d’exécution.
A peine sont-ils partis que l'officier resté au camp communique à l'état-major l'exécution de l'ordre de la mission suicide. Le problème, c'est que certains soldats reviennent malgré tout. Le chef blessé, sachant que le retour est impossible, se suicide en chemin. La mort de l'unité ayant été annoncée aux troupes de la région comme à l'état-major, il ne peut sous aucun prétexte y avoir de survivants. Les officiers devront se suicider et les soldats devront repartir dans un ultime combat. Le récit se termine avec la mort du dernier soldat, Maruyama, désespéré de ne pouvoir témoigner, suivie de trois pages silencieuses chargées de cadavres.
Mizuki, Shigeru. Opération mort, p.355 © Cornélius
Mizuki, Shigeru. Opération mort, p.357 © Cornélius.
Dans la postface, Mizuki précise : «L’histoire racontée dans Opération mort est à 90% véridique. Dans le récit, tous les soldats meurent, dans la réalité, 80 ont survécu. Dans la bande dessinée, le chef d’état major meurt alors que dans la réalité, il a profité d’un moment propice pour prendre la fuite". Dans Vie de Mizuki, tout le récit de la mission suicide relaté dans Opération Mort sera repris et complété, conformément à la réalité, puisque Mizuki et quelques autres soldats ont bel et bien survécu.
Quelques caractéristiques graphiques et narratives de Mizuki pour raconter la guerre.
Observons la variété du dispositif narratif et graphique mis en place par Mizuki dans ces deux récits.
Jeu sur l’hétérogénéité des styles graphiques
Ce qui apparaît de façon assez évidente, c’est que le dessin de Mizuki joue sur de forts contrastes graphiques au sein d’une même page. Les personnages ont une esthétique très « cartoon », avec des faciès comiques ou caricaturés alors que les décors ou les scènes de combat sont traités de façon très minutieuse, dans un style réaliste. Les personnages, dessinés d’un trait fin, les corps d’un blanc pur, deviennent des silhouettes dérisoires qui se distinguent étonnamment dans les contre-jours et les scènes nocturnes. Ils n’en paraissent que plus égarés et plus humains, dans ce monde glacé de réalisme. Cette façon de mêler des styles hétérogènes est courante dans le manga. Mizuki accentue fortement ce procédé qui permet d'amplifier les jeux d’expressions des personnages.
Mizuki, Shigeru. Vie de Mizuki, t.2. p.269 © Cornélius.
Il joue aussi sur une distorsion entre texte et images, ce qu'aime à pratiquer les auteurs de manga. Ici, il met en scène sa propre amputation du bras de façon presque humoristique, jouant sur le décalage entre le texte qui décrit un médecin gentil et l'image qui montre un type sauvage. Le dessin naïf de son visage douloureux, qui utilise les codes graphiques du manga qui jouent sur l’exagération (spirale, croix), allège la cruauté de la scène et contraste avec la dernière case au style réaliste qui nous ramène à la réalité de la guerre. On voit combien ce style cartoon du traitement des personnages permet de jouer sur les ruptures de ton et d’intégrer humour et autodérision à une scène dramatique.
Mizuki, Shigeru. Opération mort © Cornélius
Pour informer le lecteur et contextualiser la guerre, Mizuki insère aussi des pages purement documentaires où il adopte un trait hyperréaliste, s'appuyant probablement sur des photographies, attestant ainsi du sérieux de sa démarche et de la véracité des faits rapportés. Il utilise ce même style hyperréaliste pour des scènes de combat ou de mort, des scènes qu’il veut crues, concrètes et sans détour, dramatiques, probablement pour renvoyer à la véracité des événements et obliger le lecteur à regarder une certaine réalité en face.
Mizuki intègre également à son récit de grandes cases où son style change radicalement, allant du pointillisme à un style naïf. Ces petites variations stylistiques qui font référence à des styles picturaux divers constituent pour Mizuki autant d’exercices de style et d'aérations graphiques salutaires pour lui comme pour le lecteur.
Dispositif narratif
La narration en bande dessinée permet de basculer rapidement entre différents scénarios, lieux ou échelles des événements. Ainsi, l'auteur peut représenter une bataille navale dans le Pacifique, puis ses conséquences à Tokyo, suivie de la réaction des citoyens discutant de la guerre dans la rue et puis nous ramener sans tarder auprès d’un soldat lambda dans la jungle. C’est ce que fait Mizuki, variant sans cesse les points de vue, passant de l’information documentaire à une anecdote vécue. Pour donner une unité et une fluidité à ses récits éclatés, il utilise l’astuce découverte depuis une quinzaine d’années, la fameuse souris Nezumi qui joue à la fois le rôle de narrateur omniscient et celui de reporter tout terrain. Cette astuce procure à Mizuki un certain confort narratif, lui permettant de multiplier les méthodes d’information, tantôt interpellant directement le lecteur tantôt insérant des textes documentaires sur les stratégies militaires ou politiques.
Nezumi intervient comme un reporter en mission. Ci-contre elle enquête sur le Yamato où apparaît le général Tojo qui s'interroge sur la présence de cet animal sur le célèbre cuirassé. Mizuki s'amuse lui-même de l'énormité de son procédé mais nul doute qu'il parvient ainsi à introduire humour et légèreté dans un contexte complexe et tragique. Nezumi ira jusqu'à interviewer Mizuki lui-même, lui permettant d'assumer pleinement ainsi ses propos sur la guerre
Ainsi, Mizuki revisite facilement des événements célèbres. Pour la mise en scène de la conférence de Yalta, il s'appuie sur une photo célèbre dont il évacue l'arrière-plan trop chargé. Il ajoute cependant une petite mèche saugrenue sur le crâne de Churchill, mèche qu'il va conserver dans les cases suivantes où les personnages historiques perdent leur apparence réaliste au profit de la caricature. Il joue sur ce double registre sérieux / humour pour aider le lecteur à s'intéresser à leurs discussions. Ici, les chefs d'États se mettent d'accord sur une stratégie commune afin de hâter la fin de la guerre. Leurs dialogues simples ou leurs pensées permettent au lecteur de comprendre que derrière cet objectif commun, chacun cherche à tirer son épingle du jeu.
Mizuki joue sur des variations de styles graphiques mais aussi de ton, n'hésitant pas à pratiquer l'ironie ou l'autodérision ou à développer un texte virulent qui attaque l'État japonais et l'armée ; on y sent une grande colère probablement longtemps refoulée.
Il évite cependant tout pathos, se contentant souvent de raconter ce qui lui est arrivé sans lyrisme ni tragique. Il se présente comme un type simple, un monsieur tout le monde, naïf, feignant, dépassé par les évènements et qui est obnubilé par la faim, un anti héros auquel le lecteur peut s’identifier aisément et s’attacher.
Les soldats qui l’entourent sont tout également tentés de se soustraire à leurs corvées fatigantes et sont souvent plus intéressés par une chasse aux escargots que par le combat contre l'ennemi. En d'autres termes, ils sont décrits comme des êtres humains parfaitement communs, loin des soldats héroïsés par le courant révisionniste.
Si Mizuki a recourt à autant de techniques narratives et graphiques c'est pour aider son lecteur à mieux comprendre sans qu'il décroche, à contextualiser les événements sans être étouffé par leur complexité.
La figure du kamikaze
La logique jusqu’au-boutiste du gyokusai trouve son prolongement dans les attaques kamikazes. La traduction littérale de kamikaze est «vent des dieux». La légende raconte que ce vent - qui était en fait un typhon comme on l’apprit plus tard - aurait sauvé le pays des invasions mongoles sept cents ans auparavant. La légende tenace à l'époque était enseignée à l'école comme vérité historique.
Durant la guerre, les attaques kamikazes étaient menées par des aviateurs ne disposant que du carburant nécessaire pour atteindre les navires ennemis sur lesquels ils se faisaient exploser. Cette stratégie a été adoptée pour contrebalancer l’infériorité en nombre et en puissance des engins japonais. C'est ce que rappelle de très nombreux mangas sur ce sujet.
Le kamikaze est une figure qui peut paraître comme éminemment romanesque et tragique, un héros qui meurt pour ses idées et ses croyances et qui se sacrifie pour le bien commun. Dans les sept mangas de fiction qui évoquent ces pilotes kamikazes (Mélodie de Jenny, Zéro pour l'éternité, Sous le ciel de Tokyo, 103ème escadrille de chasse, Tsubasa, Zipang, Gen d’Hiroshima), les auteurs se sont attachés à décrire ces pilotes à hauteur d’homme, des individus non pas héroïsés mais humains, pris entre l’obligation du devoir et le sentiment de l’absurdité de ces missions suicides.
Sous le ciel de Tokyo met en scène un pilote chargé de concevoir comment combattre le B-29 américain contre lequel les chasseurs japonais ne semblent pas pouvoir se mesurer. Il assiste à la réunion du 7 juillet 1944 où le commandement préconise les attaques spéciales, c'est-à-dire suicides, avec des pilotes formés rapidement. On y débat de la difficulté pour un pilote inexpérimenté de s'écraser en piqué. Un membre de l’état-major s’indigne et tente de prouver l’inutilité de cette stratégie. Mais l'impact psychologique de telles attaques est retenu comme un argument valable.
Même si des missions suicides se sont produites lors de la guerre sino-japonaise, des soldats sautant avec leurs grenades dans les tranchées ennemies ou se jetant sous des tanks, la première apparition officielle des kamikazes a eu lieu lors de la bataille du golfe de Leyte en octobre 44 (le 25 octobre). Ces attaques suicides apparaissent comme la dernière arme que l’armée met en place pour contrer l’avancée inexorable des armées anglo-américaines.
Dans Gen d’Hiroshima, Koji, le grand frère, est envoyé en mission suicide peu de temps après s’être engagé. Les pilotes, en effet, ne reçoivent qu’une formation sommaire, l’essentiel pour pouvoir assurer cette mission. Vers la fin de la guerre, l'entraînement est réduit à sept jours : deux jours pour apprendre le décollage, deux pour le pilotage et trois pour les tactiques d'attaque.
Dans une nouvelle extraite du manga intitulé La Mélodie de Jenny, on suit un jeune garçon de 17 ans qui a toujours rêvé de devenir pilote et qui, pour contrebalancer le fait que son père malade ne peut servir son pays, s’engage dans l’aéronavale. Mais sa formation tourne court et sa première mission sera la dernière. Cinq mois avant la capitulation du Japon, il part aux commandes d’un Shirakigu, un avion d’entraînement en bois et en contreplaqué, car c'est tout ce qu'il reste, de fait, à piloter.
Dans Gen d’Hiroshima, Koji, le frère de Gen, s’est aussi engagé pour contrebalancer le pacifisme du père qui est considéré comme un traître à la nation. La prise de position du père a jeté l’opprobre sur tous les membres de la famille qui subissent des brimades quotidiennes. Koji s’enrôle pour « laver » l'honneur de la famille.
Nakazawa met en évidence les déterminismes socio-culturels qui entraînent des jeunes gens à se porter volontaires pour mourir : l’importance de la propagande et la culpabilité dans laquelle ils sont plongés Au final, ils sont contraints d'être volontaires. On passe une dernière soirée avec ces jeunes recrues qui expriment leur révolte et leur amertume : «ce sont de vieux cons qui sont responsables de la guerre et ne font que donner des ordres qui survivent». Nakazawa ne montre pas des héros ou des fanatiques prêts à se sacrifier pour la nation, mais bien des jeunes qui avaient envie de vivre.
Tezuka rend hommage à un ami d’enfance, Akashi, qui fut le premier fan de ses mangas. Bien taillé, il défendait à l’école le jeune Tezuka, plutôt chétif, de ses camarades agressifs. Tezuka apprendra sa mort en mission suicide en 45, enveloppé dans le dessin poster d’un personnage féminin qu’il lui avait offert.
Dans Zéro pour l'éternité, dont le scénario entrecroise retours dans le passé et récit contemporain, le jeune Kentaro fait des recherches sur son grand-père, pilote atypique de l’aéronavale japonaise, qui avait promis à sa femme de survivre à la guerre et de rentrer à tout prix. Pourtant, il finit par se porter volontaire pour une attaque kamikaze qu’il devait simplement escorter. Kentaro se demande si ce grand-père était un héros, un assassin, un patriote. Était-il volontaire ou contraint ? De nombreux personnages qui ont connu cet homme (pilote, mécanicien, compagnon…) racontent à Kentaro un épisode de leur guerre. Se dessine alors peu à peu le portrait d’un homme pacifiste, à contre courant de l'idéologie patriotique de l'époque, une position qui transforme sa vie en tragédie.
Hyakuta, Naoki et Sumoto, Souichi. Zéro pour l’éternité, t.4, p.157 © Delcourt.
Le récit déboulonne quelques idées reçues sur les kamikazes. Une altercation oppose un vétéran et un journaliste, symboles d’époques et de mentalités différentes. Le journaliste actuel ne comprend pas que les lettres écrites par les kamikazes ne manifestent pas plus de révolte. Le vétéran lui rappelle que, plutôt qu’une lettre, c’était un testament officiel soumis à la censure dans lequel les pilotes devaient évoquer la "grande cause" pour laquelle ils allaient mourir.
En lisant soigneusement entre les lignes, on peut comprendre que ces pilotes n'étaient pas consentants. Les derniers messages secrets que certains pouvaient faire parvenir à leur famille par le biais de jeunes employées des bases aériennes témoignent d'une tout autre la réalité : celle de jeunes qui aspiraient à vivre.
Dans le manga, l’accent est mis sur l’importance de la compréhension des événements et de la transmission de l’histoire dans la construction des êtres et des sociétés. Kentaro et la jeune fille qui l’accompagne souligneront auprès des lecteurs combien cette écoute des témoignages des vétérans les a amenés à se questionner et à faire évoluer leurs points de vue.
Dans Zipang, l'auteur confronte aussi les Japonais d'aujourd'hui à ceux d'hier dans un récit de politique-fiction. Il met en scène le Miraï, porte-avion ultra sophistiqué du Japon contemporain, parti soutenir l’armée américaine en Équateur où a éclaté un conflit. Cette mission est dénoncée par les pacifistes japonais comme non-conforme à la constitution japonaise qui interdit toute intervention extérieure des forces d’autodéfenses nationales. Il met ainsi au devant de la scène une polémique sans cesse réactivée autour du fameux article 9 de la Constitution qui interdit au Japon d'avoir une armée, article contourné par la création des forces d'autodéfense en 1954 et que Shinzo Abe veut annuler, persuadé qu'il est temps pour le Japon de recréer une véritable armée offensive. Kawaguchi traite le sujet à sa manière par le biais du fantastique.
Le bâtiment est projeté, au cours d’un étrange orage, en pleine bataille de Midway, en 1942. Les marins de l’équipage tentent de s'adapter à ce voyage dans le temps, mais ils n'ont pas été préparés à la guerre et encore moins à la confrontation avec les Japonais du passé. Alors qu'ils cherchent à se rester dans l’ombre, ils sont contraints de prendre part au conflit, pressé par l'État-major japonais de l’époque qui les a découverts.
Inspirée du film Le Nimitz, mais avec un scénario infiniment plus complexe et creusé, la série fait la part belle aux batailles navales et à la stratégie militaire. Elle pose de nombreuses questions de politique internationale, tout en restant au plus près des personnages et de leurs ambitions respectives. Nous assistons surtout à une confrontation de deux générations de Japonais où le kamikaze prêt à mourir pour l’empereur rencontre le soldat pacifiste dont l’unique but est la sauvegarde des vies humaines.
Les missions suicides ne concernent pas que les aviateurs : il y eut aussi des torpilles et des bombes humaines. Dans L'île des téméraires, le récit met en scène la kaiten, la torpille-suicide sous-marine. On y découvre une unité spéciale de kamikazes marins, constituée dans le plus grand secret. Watanabe, une jeune recrue découvre au dernier moment ce pourquoi il s'est porté volontaire. Là aussi, l’accent est mis sur les questionnements du personnage à l’heure de sa mort. Au-delà du réalisme, la réussite graphique de cet album est surtout due à l’ambiance claustrophobique qu’a su créer le dessinateur. Les scènes à l’intérieur des torpilles sont particulièrement réussies.
Suicides collectifs de civils
Entre 1943 et 45, on recense une quinzaine de grands gyokusais dont les plus massifs ont eu lieu pendant la bataille de Saipan (dans les iles Mariannes, du 15 juin au 9 juillet 1944), et pendant celle d'Okinawa (du 1er avril au 22 juin 1945).
Saipan a été la première île envahie par les Américains qui comptait un nombre important de civils. La propagande japonaise avait présenté à ces populations les Américains comme des monstres. Au fur et à mesure que ceux-ci avançaient, les civils qui ne combattaient pas fuyaient. Lorsque les Américains atteignirent le nord de l'île, des milliers de civils, hommes, femmes et enfants, se trouvèrent bloqués par les falaises qui dominaient la mer. Plutôt que de se rendre, des milliers se suicidèrent en sautant du haut des falaises. Nakazawa met en scène ci-dessous probablement un gyokusai de la bataille de Saipan (ce n’est pas précisé dans le manga).
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p.112 © Vertige Graphic.
Un an plus tard, en avril 1945, débute la bataille d’Okinawa. Cet archipel à l’extrême sud du Japon est un enjeu stratégique important car l’île principale doit servir de base à l’assaut final contre le Japon. C’est ici que s’est déroulé le plus grand affrontement de la guerre du Pacifique, une bataille sanglante qui a duré 82 jours. On parle de 200 000 morts, dont un quart serait issu de la population locale. Les troupes chargées de la défense d'Okinawa avaient inculqué à la population qu'il fallait "vivre et mourir ensemble". Les habitants, auxquels on avait remis des grenades, avaient reçu l’ordre de l’armée de ne pas se rendre à l’ennemi et de mourir avec les soldats : "Pas de prisonniers" était le leitmotiv de l'armée impériale. Cette situation contraignit la population à de nombreux suicides collectifs.
Nakazawa évoque cette résistance désespérée d’Okinawa à travers les étudiants et tous les jeunes mobilisés au dernier moment jusque dans les collèges qui avaient pour mission de retarder à tout prix l’avancée américaine. L’auteur montre aussi les suicides collectifs. La terreur face au "démon américain" amène à boire du poison ou à se faire exploser en famille à la grenade.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p.154 © Vertige Graphic.
Kenzaburo Oe, prix Nobel de littérature en 1994, a relaté ces événements dramatiques dans son livre Notes d’Okinawa, paru en 1972 (non traduit en français), ce qui lui a valu une assignation en diffamation par un ancien responsable de l’armée impériale. L’écrivain a obtenu gain de cause en 2008. Le tribunal a donc bien reconnu l'implication de l'armée dans les suicides de masse d’Okinawa.
Dans Soldats de sable, Higa montre la cruauté de l’armée impériale qui, lors de ces combats de «la dernière chance», utilise sans scrupule la population comme otages ou boucliers humains. Les militaires japonais, cachés dans les grottes qui truffent l’île et où sont terrés les habitants, refusent de se rendre à l’armée américaine, préférant que tous meurent ensemble. Dans ces nouvelles basées sur des témoignages de survivants, on voit quelques personnes tenter de prendre la défense des civils. Un préfet qui vient supplier les militaires de se tenir loin des refuges des civils est ainsi abattu. Un soldat japonais, Komesu, habitant d’Okinawa accepte de travailler pour l’armée américaine comme interprète. Son rôle est de convaincre les militaires de ne pas utiliser les civils comme otages et de convaincre les civils de ne pas se suicider.
On voit combien le manga s'attache à dévoiler ce qui se cache derrière cette expression « Mourir pour la Patrie », symbole très fort de cette Guerre de 15 ans, en cherchant à donner à travers des récits divers et à hauteur d'homme, des clés de réflexion au lecteur pour qu'il tente de comprendre cette folie collective qui a poussé des milliers de personnes, soldats comme civils, au suicide.
A présent, nous allons voir comment le manga distille des informations précieuses sur la vie quotidienne des japonais de cette époque.
B. Une société militarisée et muselée
Une école embrigadée
Depuis les années 20, tous les aspects de l'éducation des jeunes garçons sont imprégnés d'un caractère martial. L’éducation militariste doit préparer les enfants à la guerre. Les écoles sont donc structurées comme des unités militaires miniatures. Certains enseignants sont eux-mêmes officiers. En 1938, le Ministre de l'Education est un militaire : le général Araki a été Ministre de la Guerre de 1931 à 1934. On y enseigne le maniement des armes à l'aide de modèles en bois pour les plus jeunes, de vrais fusils pour les plus âgés. Tezuka, peu doué physiquement, se rappelle combien ces moments étaient douloureux. Il faut que, dès le plus jeune âge, soient acquises une obéissance sans faille et une résistance à toute épreuve, hermétique à l'idée de défaite.
Tezuka, Osamu. Histoires pour tous, t.1, p.146 © Delcourt.
Il n'est pas rare que les enseignants se comportent comme des sergents sadiques à l'entrainement : ils frappent les enfants aux visages ou les flagellent à l'aide de baguettes de bambou ou de sabres en bois.
Le conditionnement commence chaque matin, dans chaque cour d’école, sous la forme d’un rituel bien rodé. Les maîtres rappellent le serment de loyauté que chaque sujet a fait à l’empereur. Ce décret impérial est lu à voix haute. Lever au drapeau, hymne national, sermon du directeur de l’école, et salut en direction du palais impérial. Rappel des origines mythiques du Japon et de l’ascendance divine de l’empereur présentées comme des vérités historiques.
Dans Gen d’Hiroshima, c'est le père qui ouvre les yeux de son fils : le Japon n'est pas un peuple élu, le vent des dieux ne le protégera pas et les autres peuples tant asiatiques qu'occidentaux ne sont pas les sous hommes ni les démons qu'on veut leur présenter.
Dans Histoires pour tous, Tezuka raconte sa vie de jeune collégien : le jour est consacré à l'entraînement militaire à l’école, le soir à la construction des abris anti aériens. Heureusement que sa passion des insectes lui offre quelques précieux moments de bonheur !
La mobilisation des étudiants débute en octobre 1943. La préparation militaire est aussi violente et radicale qu’à l’école.
Certains jeunes meurent à cause de mauvais traitements, d'autres se suicident. Dans Gen d’Hiroshima, un ami du frère de Gen, après avoir essayé de fuir le camp de préparation militaire, est rattrapé. Il préfère se suicider dans les toilettes, ce que l’armée cachera aux parents, préférant parler d’une mort glorieuse au service du pays. Le frère de Gen est écœuré par ce drame.
Les mangas montrent sans fard l'enrôlement et l'endoctrinement forcés des jeunes, les dénoncent en en soulignant la brutalité et l’absurdité. Le lecteur est ainsi bien averti du degré de conditionnement et de violence dans lequel les jeunes Japonais ont été éduqués.
Une société civile enrôlée
Tezuka précise qu’en avril 1942, la première attaque sur le sol japonais a vivement ébranlé le gouvernement et la population, Ce bombardement était censé ne jamais pouvoir avoir lieu, le pays étant protégé par les dieux et surtout par sa position géographique, éloignée des côtes ennemies. Or, les bombardiers américains décollent de porte-avions qui se sont rapprochés des côtes japonaises, à moins de 1000 km. Cette fameuse attaque Doolittle, du nom de l’officier qui l’a dirigée (18 avril 42) avait justement pour objectif de montrer au Japon qu’il n’était pas un territoire inviolable. Tokyo fut donc frappé de plein fouet.
Désormais, toute la population doit se tenir prête aux bombardements : cela consiste à s’entraîner pour faire face aux incendies mais aussi éventuellement pour combattre directement l’ennemi. Il faut être prêt à repousser les Américains, même armé d’une lance en bambou.
Tarikazawa, Seiho. Sous le ciel de
Tokyo… t.1, p.198 © Delcourt
/Tonkam.
Le père de Gen refuse ces exercices puisqu’il affirme haut et fort qu’il est contre la guerre, ce qui lui vaut d’être emprisonné. Cet épisode rejoint la propre vie de Nakazawa. Le père de l’auteur, en effet, passionné de théâtre, avait monté des pièces qui ont été censurées. Arrêté par la police en 1940, il passera 14 mois en prison. Le personnage de M. Sugita, dans le manga, poursuivi à cause de ses pièces de théâtre pacifistes, fait également allusion à ce fait autobiographique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.7,p. 188 © Vertige Graphic.
La mère de Gen rappelle ici à son fils et au lecteur que la Loi de sureté de l’État permet d’arrêter tout opposant à la guerre et au gouvernement.
Dans Sous le ciel de Tokyo, l’auteur précise que des exercices de sauvetage et d’évacuation avaient été mis en place dès 1937, organisés par les associations de quartier. Mais l’exercice du seau d’eau pour éteindre un incendie parait bien dérisoire au personnage féminin du récit. Cette femme de pilote est invitée par l’officier instructeur à donner des recommandations en tant que femme de militaire. Non seulement elle ne donne pas du tout les conseils escomptés mais encore, elle suggère à tout le monde, en cas de bombardement de bombes incendiaires, de fuir à toutes jambes !
Dans le manga, on lui demandera de ne plus venir participer aux exercices. Probablement que dans la réalité, elle aurait connu un sort moins enviable. Ce personnage se distingue aussi dans le récit en écoutant de la musique jazz, condamnée par la propagande gouvernementale. Elle arrivera à faire croire au policier venu la contrôler que la musique qu'elle écoute n'est pas de Benny Goodman mais de Wagner. Ici aussi, elle s’en sort bien, surtout parce qu'elle est la femme d’un gradé.
Le patriotisme doit se voir et s’entendre dans la rue
Le manga montre les scènes de liesse de rue qui accompagnent le départ des conscrits. Ces manifestations avaient bien un caractère d’obligation via les comités de quartier. Les drapeaux et les chants y occupaient une place fondamentale pour stimuler le patriotisme et souder la population. Tezuka mentionne ces manifestations publiques dès l’entrée en guerre du Japon avec la Chine (Histoires pour tous, p. 97).
Dans L’Histoire des 3 Adolf, il met en scène des enfants braillant dans la rue des chansons d’encouragement aux soldats, en 1939. Son dessin volontairement caricatural souligne leur aspect ridicule .
Mizuki a droit lui aussi à son chant du départ. Sans se départir de son flegme face à la foule en liesse, il se sent comme un condamné à mort.
Une société muselée et conditionnée
A la suite du déclenchement de la guerre sino-japonaise, la loi de mobilisation nationale a été votée en 1938 pour permettre à l’économie du Japon de devenir une économie de guerre Elle permettait de contrôler les organisations civiles (y compris les syndicats), de nationaliser les industries stratégiques, de maîtriser les prix et le rationnement, de contrôler les médias. Le manga illustre ces pertes de liberté successives et la répression consécutive à l'instauration de cette loi.
Dans Gen d'Hiroshima, l'auteur rappelle le rôle des fausses informations divulguées par l’armée pour faire croire à des victoires et maintenir la pression et l'espoir dans la population.
Dans L’Histoire des 3 Adolf (T.2, p.8 et 9), Tezuka évoque la répression qui surgit dans la vie quotidienne, depuis les femmes qu’on montre du doigt dans la rue si elles sont trop apprêtées, coiffées et habillées, jusqu’aux opposants jetés en prison ou tués. Pendant la Guerre du Pacifique, pratiquement tous les opposants furent réduits au silence, emprisonnés ou exécutés. Ceux qui restaient n'avaient pas d'autre choix que celui de participer au système imposé par le gouvernement. Tezuka précise que l’absence d’informations due à la censure exercée contre les medias ne permettait alors aucun recul critique, aucune évaluation de la gravité de la situation et au final rendait toute contestation impossible.
Tezuka, Osamu. L’Histoire des 3 Adolf, t.2, p.9
© Tonkam.
Dans Vie de Mizuki (T1, p.370), Mizuki évoque en deux images le rôle du shintoïsme en faveur de la propagande de l'Etat et le fait que la population se retrouve piégée dans une société dont la pensée et l'expression sont sous contrôle.
Conférant un caractère divin à l'empereur, le shinto est devenu religion officielle de l’empire, favorisant les visées de l'impérialisme japonais. On voit donc les fidèles allant prier en masse dans les temples. Parallèlement, Mizuki montre sa famille, réunie dans une sorte de recueillement, écoutant la radio.
Y sont diffusées en boucle les pensées d’intellectuels (écrivain et philosophe ici en l’occurrence) qui favorisèrent le nationalisme, via d’ailleurs le shintoïsme. Ce qui peut expliquer ici la proximité de ces deux images. La propagande s'appuie sur des rites patriotiques et nationalistes, sur une religion d’État et une forme de philosophie intellectuelle et religieuse (le rôle de ces intellectuels est d'ailleurs explicité dans les notes annexes du manga).
Interdiction de lire et de dessiner des mangas
Dans cette société répressive, lire comme dessiner des mangas est considéré un acte antipatriote. Tezuka avoue qu’il dessine alors en secret. Dans son autobiographie ainsi que Histoires pour tous, (t.1), l'auteur raconte qu’il a dû quitter l'école. Réquisitionné en automne 44, il travaille à l’âge de 16 ans dans une usine d’armement. Frustré de ne plus avoir de lecteurs disponibles, il trouve un endroit secret et approprié pour déposer ses mangas afin que ses camarades d'usine puissent le lire : les toilettes ! La combine fonctionne un certain temps, même si certains se servent des pages de manga autrement que pour les lire... Au final, Tezuka sera découvert et sévèrement puni pour avoir continué de dessiner. On ressent tout son désespoir dans ces deux dernières cases où, après avoir été battu, il pleure sur son manga mis en miettes et sur la brutalité de cette époque.
Se nourrir, se protéger
La vie quotidienne des Japonais pendant la guerre est très représentée dans les mangas avec une montée en puissance des privations de la population au fur et à mesure du durcissement du conflit.
Les divers slogans répétés comme des incantations à la population montrant les privations comme nécessaires et participant de l’unité nationale sont souvent évoqués par Mizuki et Tezuka. Le luxe c’est l’ennemi, ce premier slogan déclamé par l’état en 1939 devient très vite synonyme de restrictions de nourriture : « nous sommes tenus de manger une seule portion de riz pour le déjeuner" (Tezuka, Histoires des 3 Adolf, vol.2). Mais aussi de pénurie de vêtements. Les femmes devront transformer leurs vieux kimonos en pantalons larges, les voitures au charbon apparaissent, les lumières sont éteintes dans les villes.
Un second slogan apparaît : "Rien demander tant que nous n’aurons pas vaincu", accompagné en avril 41 par des mesures de rationnement du riz. Mizuki confirme l’aggravation de la situation en 42. Il faut des tickets de rationnement pour le sucre et pour les allumettes, qui sont limitées à cinq par jour. Le 3ème slogan fait son apparition : "Jusqu’à la victoire, je réfrène touts mes envies". Y compris le sake, précise Mizuki.
Mais à côté de la priorité de se nourrir, il faut aussi se protéger des bombardements. En prévision des attaques aériennes et des incendies, on abat des maisons situées dans des zones fortement peuplées ou à proximité d’infrastructures importantes afin de créer des espaces libres. Mizuki évoque la tristesse de sa famille provoquée par la démolition ordonnée de leur maison.
On voit dans les mangas comment les personnages construisent des abris et s'organisent pour vivre en famille dans ces espace réduits (Dans un recoin de ce monde, Vie de Mizuki). Il convient de s'y réfugier rapidement en cas d'alerte.
Dans Gen d'Hiroshima, la mère demande également aux enfants de mettre leur tenue de protection qui est assez dérisoire : des petits capuchons matelassés pour se protéger des chocs et des sons des bombardements. (T.1, p.7)
Les bombardements : représentations
Concentrés au départ sur les complexes industriels et militaires, les bombardements s'étendent aux centres des villes, y infligeant de très sévères dégâts. Le nombre de chasseurs et de canons anti-aériens assignés à la défense de l'archipel japonais était insuffisant, et la plupart des appareils et des canons avaient du mal à atteindre l'altitude à laquelle volaient les B-29. Les services d'incendie des villes manquaient d'entrainement et d'équipement.
Les mangakas vont mettre en scène l'ampleur de ces bombardements. Utilisant une variété des ressources graphiques, ils proposent des représentations diverses, allant de scène la plus réaliste à des scènes subjectives ou symboliques. Ils vont chercher à impliquer le lecteur, lui faire ressentir la terreur, l’impuissance des personnages, lui communiquer la singularité de cette expérience.
Les auteurs aiment à varier les cadrages. Les scènes sont vues tantôt à hauteur d'avion dans le ciel, tantôt en contreplongée, par les yeux des personnages au sol. Un procédé qui multiplie les points de vue pour le lecteur, jouant sur objectivité/subjectivité.
Ici, sur la planche de Nakazawa, le contraste soutenu entre le noir et blanc reproduit l'ambiance des faisceaux de lumière de la DCA dans un ciel de nuit et crée graphiquement une forte tension dramatique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p 110 © Vertige Graphic.
La mise en scène du son, sur cette planche de Tezuka, crée un effet hypnotique. Les onomatopées avec des caractères de tailles et formes différentes cherchent à reproduire les sons depuis les sifflements jusqu'aux explosions. On note aussi l'efficacité du découpage vertical qui amplifie l'impression de chute des bombes.
Tezuka, Osamu. Histoires pour tous, t.1. p.73 © Delcourt.
Les dessins de la mangaka Fumiyo Kouno disparaissent sous les onomatopées qui fusent dans toutes les directions, débordant des cadres des cases et envahissant tout l’espace de la planche. Elles traduisent à la fois le vacarme et la confusion mais aussi l’absence d’espace et de visibilité dans l’abri. Les personnages ne se reconnaissent plus, les mains se cherchent. Dans la dernière case, les visages des personnages s’estompent et disparaissent comme anéantis dans un autre monde.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.2, p.100 © Kana.
Ci-après, un cadrage peu réaliste mais tout à fait graphique voire quasi esthétique chez Fumiyo Kouno : les avions envahissent le ciel comme un éventail qui s'ouvre soudainement. On peut également voir dans la forme des avions celle de croix, symbole de mort et de souffrance.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.2, p.50 © Kana.
Dans la nouvelle intitulée Forteresse de papier, issue de Histoires pour tous (t.1), Tezuka représente une scène apocalyptique de bombardements.
Alors que dans une autre nouvelle, il se laisser aller à un texte quasi poétique devant le spectacle lointain d'un bombardement : "Vu de chez nous, le ciel du coté des usines d'armement était rouge comme le jour de la création du monde. Et les bombes tombant du ciel scintillaient comme des petits confettis argentés".
Déportés et exploités du Japon colonial
Dans le cadre de la vie quotidienne pendant la guerre, il convient d'évoquer ces citoyens de seconde zone que sont les Chinois et Coréens du Japon colonial, déportés en métropole pour être exploités. Deux mangakas -Tezuka et Najazawa - vont dénoncer explicitement le caractère brutal et esclavagiste du Japon colonial.
Tezuka mentionne dans L'Histoire des 3 Adolf l'oppression des Chinois en Mandchourie pendant l'occupation japonaise. C'est le personnage du jeune Honda qui évoque le sort de son professeur chinois, M. Huang, battu à mort par des soldats japonais. Celui-ci a laissé tomber à terre les diplômes de ses élèves. Or, le cachet de l'empereur a été souillé, chose inacceptable, et surtout prétexte ici à d'une mise à mort. Honda élargit le sort de M. Huang à tous les Chinois de Mandchourie maltraités au Japon.
Dans Gen d'Hiroshima, Gen rappelle les massacres commis par l’armée impériale dans tous les pays envahis. Le personnage interpelle le lecteur, bras tendu, tout en désignant une scène de massacre où un soldat japonais brandit une tête décapitée sanguinolente au dessus d’un charnier. Une image sans équivoque pour le lecteur.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.10, p.21. Vertige Graphic.
Nakazawa donne la parole à un personnage, M. Park, un voisin coréen, qui retrace la dureté de l'occupation japonaise, débutée avec l’annexion de la Corée en 1910. Après avoir exploité les ressources naturelles du pays et spolié les habitants de leurs terres, les Japonais ont déporté des Coréens pour aller travailler dans les usines nippones où ils ont été affectés à des tâches épuisantes, dans des mines et des usines. Les cadences de travail, les conditions d'hébergement, l'absence de soins en fit mourir beaucoup. Près de deux millions de Coréens servaient dans les usines et mines de métropole en août 1945 (cf Arnaud Nanta. In Histoire et mémoire dans le Japon d’après-guerre).
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.7. P.46. Vertige Graphic
Les Coréens ont aussi été enrôlés de force dans l’armée impériale pour aller combattre dans le Pacifique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1. P.76. Vertige Graphic
La mère de Gen relaie la même information à sa fille lorsque M. Park arrive dans le quartier. Elle parle de la même façon des Chinois eux aussi déportés et traités comme des bêtes par le système colonial.
Ces deux auteurs font raconter ces faits par des personnages qui sont partie prenantes dans le récit, l'information n’apparaît pas plaquée de façon extérieure ou didactique. Cela crée une dimension émotionnelle et narrative qui a aussi pour but de capter le lecteur.
C. Femmes dans la guerre
Dans les titres de ce corpus, comme dans le manga en général, où la présence des héroïnes n’est plus à démontrer, les femmes jouent un rôle important. Pour vous présenter le quotidien des femmes japonaises pendant la guerre, j’ai retenu le titre Dans un recoin de ce monde de Kouno Fumiyo, adapté en film d’animation en 2017, un récit qui, avec douceur et pudeur, va dévoiler les diverses réactions des personnages féminins par rapport à la guerre.
Dans un recoin de ce monde met en scène Suzu, depuis son enfance heureuse dans sa famille à Hiroshima jusqu’à sa vie maritale à Kure, un port militaire proche où elle est unie, selon les traditions, à un garçon qu’elle ne connaît pas. Elle va peu à peu apprendre à le découvrir et s’attacher à lui tout en s’adaptant à sa nouvelle famille et à participant à l’effort de guerre demandé aux femmes. Suzu incarne une femme japonaise de l'époque. Tout en ayant une personnalité singulière, elle ne se distingue pas par des actes héroïques particuliers et ne remet pas en cause les diktats de son époque, elle tente juste de s'adapter à cette société en guerre.
Ce récit à la fois grave et serein prend le temps de dérouler le quotidien de personnes simples, emportées dans la tourmente de la guerre. Le choix du titre souligne l'aspect intimiste du récit, la volonté, alors que se déroule une guerre mondiale, d'être au plus près de personnages humbles et communs.
Organisation du quotidien collectif
Comme bien d’autres femmes, Suzu va, être obligée de participer à l’effort de guerre de bien des façons. D’abord, il faut faire partie de l’association féminine de l’empire du Japon. En février 1942 a débuté l'Association des Femmes du Grand Japon sous la tutelle du cabinet Tojo, 1er ministre. Toutes les femmes, exceptés les célibataires de moins de 20 ans, doivent entrer dans ce mouvement qui est divisé en sections de quartier. Leur rôle consiste à faire circuler les mots d'ordre, à participer aux collectes, à porter assistance aux soldats, à organiser les campagnes de frugalité et à participer aux exercices de défense nationale. Ici, on voit Suzu participer à un départ traditionnel de soldat, qui sera assez vite expédié !
Dans ce manga, on perçoit comment fonctionne les Tonarigumi. Ces associations de voisin existaient bien avant guerre et favorisaient une entraide locale. Elles sont officialisées en 1940, dans le programme de mobilisation nationale. Elles consistent en un rassemblement de 10 à 15 familles chargées de prévenir les incendies et d'assurer la défense civile et la sécurité de leur quartier. Mais elles ont servi aussi à la police pour surveiller les comportements politiques ou immoraux suspects. Les femmes devaient y participer.
Ici, l’auteur met en scène leur fonctionnement de façon originale : chaque case est une illustration des paroles d’une chanson célèbre, intitulée Tonarigumi, composée en 1940, qui répète la ritournelle, Toc, toc, toc, c’est l’association des voisins…
Le rôle des femmes présenté ici consiste à faire passer le cahier des avis dans lequel sont transmises des informations locales ou nationales. On peut aussi y noter des recettes, des petits savoirs faire ou des astuces pour simplifier la vie de tous les jours.
Le manga évoque la ceinture de mille points, une tradition qui remonte à la première guerre sino japonaise (1894-1895). Il s'agit d'une bande de tissu décorée de mille points de fil rouge cousus chacun par une femme différente qui était offerte aux soldats envoyés au front pour leur porter chance dans les combats. On demandait aux femmes nées une année du tigre, signe du zodiaque chinois le plus enthousiaste et énergique, de broder un nombre de points égal à leur âge. Suzu qui est née une année du buffle, signe de la force et de la détermination, estime que son signe fera aussi bien l’affaire !
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.1, p.110 © Kana.
Dans Gen d'Hiroshima, ce sont les enfants qui réalisent cette ceinture pour leur frère Koji en sollicitant des passantes dans la rue pour qu’elles réalisent un point. Gen qui a toujours l’esprit critique se moque ouvertement de cette superstition.
Des injonctions contradictoires
Des injonctions sont faites aux femmes : enfantez, travaillez, organisez le quotidien de la famille et le travail de la nation. Difficile cependant d'être à la fois au foyer pour s'occuper des enfants tout en organisant la solidarité locale et nationale en travaillant à l'extérieur…
Sumi, la belle-sœur de Suzu, qui est veuve est enrôlée dans le corps des volontaires féminines qui sont crées en 1943 sur tout le territoire national. Les recrues de 14 à 40 ans non mariées, ne travaillant pas, sont enrôlées pour travailler dans l’industrie militaire comme le précise ici Sumi qui se plaint de sentir l’huile de graissage. Elles sont peu ou mal payées et travaillent dur (plus de 12 heures par jour).
Suzu aborde un problème intime avec Rin, une prostituée devenue son amie. Suzu qui n’a plus ses règles pense qu’elle est enceinte. En fait, elle souffre du syndrome de l’aménorrhée de guerre qui correspond à une disparition des règles et souvent à une stérilité temporaire. L’aménorrhée de guerre a affecté beaucoup de femmes enrôlées au service du pays. La malnutrition, la fatigue, le stress en sont souvent les causes. Dans ces cas, la fonction de reproduction se met en pause. Emmanuel Leroy Ladurie a écrit un article, intitulé L'aménorrhée de famine (XVIIe-XXe siècles), observée massivement pendant des crises ou des guerres. Il y avait conclu : « L’aménorrhée de dénutrition est bien le cri de la souffrance silencieuse de millions de femmes sous alimentées et traumatisées ».
Rin s’oppose aux idées de Suzu, concernant sa conception de ce qu’est une bonne épouse. Suzu, comme beaucoup de femmes de son époque, estime que son devoir est de donner à la famille un héritier mâle en bonne santé. Son amie l’avertit des dangers de la grossesse, du fait qu’avoir un garçon n’est pas certain et qui plus est, en bonne santé. Elle tente de ramener Suzu à la réalité de la vie en cassant ses idées toutes faites que la société lui a imposée.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.1, p.181 © Kana.
Dans un article Les femmes et la guerre, Yuko Nishikawa signale que les femmes japonaises de l’époque sont prises dans des injonctions contradictoires. « Le gouvernement leur demandait de sauvegarder le système familial, tout en les obligeant au travail « volontaire » gratuit et aux exercices pour la défense nationale. Il envoyait au front des soldats qui ne revenaient plus et les femmes, censées protéger leur famille, ne devaient pas empêcher leur mari ou leur fils de partir. ». Cette incohérence des directives gouvernementale est lisible en filigrane dans ce manga.
Certains ont considéré que les femmes, qui étaient ni soldats ni citoyens, n'avaient pris qu'une part minime dans la guerre. Pourtant, leur participation a été active. C’est ce que souligne furieusement Mitsuko dans Gen d'Hiroshima (t.10, p.174). Elle se met en colère après la patronne du restaurant qui affirme : « Les hommes ne pensent qu’à se battre et ce sont nous, les femmes qui pleurons ». Mitsuko rappelle avec véhémence combien les femmes ont participé au travers de ces associations au militarisme ambiant et ne peuvent se dérober au fait d’avoir participé à la guerre.
Dans Gen d'Hiroshima, il y a des prises de position radicale de certains personnages. C’est ce qui donne aussi tout son intérêt au récit. Le lecteur y prendra ce qu’il voudra et devra faire la part des choses lui-même.
Spécificités graphiques de Dans un recoin de ce monde
Un des attraits de ce manga est sa diversité graphique. L’auteur joue sur toutes les fonctions du dessin : tantôt documentaire (au travers de plan ou de mode d’emploi), tantôt illustratif, tantôt esthétique et bien sûr narratif.
Avec un trait vaporeux et parfois charbonneux, d’une fraîcheur voire d’une fausse maladresse maîtrisée, l’auteure parvient à suggérer et exprimer une foule d’émotions et de sentiments. Elle va surtout instiller de la légèreté et même de l’humour dans ce récit.
L’originalité du personnage de Suzu réside dans le fait qu’elle dessine. Elle consigne ses dessins dans des carnets. Elle croque aussi bien les paysages autour d’elle qu’elle invente des petites bandes dessinées où elle met en scène son « démon de frère » dans des aventures humoristiques, dans un style libre, très lâché.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.1, p.33 © Kana.
Ces pages apparaissent au fur et à mesure du récit. Elle y croque aussi son quotidien, ses relations avec les autres femmes. On ne sait pas trop d’ailleurs parfois, si on lit son carnet ou dans ses pensées. Suzu se laisse aller à imaginer ce qu’elle pourrait répondre aux personnes qu’elle entend se plaindre ou qui laissent leurs questions dans le cahier des avis. Ces réponses imaginaires sont souvent amusantes ou gentiment transgressives. Le récit s’amuse parfois avec des petites scènes sans parole, montrant la timidité ou la maladresse de Suzu.
Le lecteur a aussi accès aux dessins documentaires que Suzu réalise pour le cahier des avis afin d’informer ses voisins, un bon dessin valant mieux qu’un long discours. Ils visualisent ainsi ce que doit contenir un sac d’urgence ou comprennent plus facilement les différents types de bombes incendiaires.
Vont ainsi se côtoyer des pages aux styles de dessins divers, les crayonnés du dessin documentaire du cahier des avis se mêlant aux séquences de fiction narrative. Plus loin, Suzu est mise en scène en train de cuisiner. La recette est écrite et illustrée, les ingrédients sortent des cases qui sont disposés librement sur la page. A côté, dans un style plus réaliste, on découvre un guerrier issu de l’imagination de Suzu auquel elle rêvasse en faisant la cuisine et qui vient participer à ses recettes.
Son goût pour le dessin va lui valoir des soucis puisqu’à l’époque il est interdit de photographier mais aussi de dessiner des paysages afin de protéger le secret militaire. Suzu va être surprise par la police militaire en train de dessiner le port de Kure et aussitôt suspectée d’être une espionne. Son mari parviendra à la tirer de ce mauvais pas.
Mais la guerre s'intensifie et Suzu va vivre un moment tragique. Une bombe à retardement tue Harumi, sa petite nièce et emporte la main droite de Suzu, sa main qui dessine. Ce moment est mis en scène avec sobriété : un grand aplat noir silencieux sépare les mains de l’adulte et de l’enfant qui se tenaient.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.2, p.102
© Kana.
L’auteur parvient à glisser du quotidien de Suzu faits de petits rien, d’événements simples à son monde intérieur, où elle s’invente des scènes fantaisistes qui sont aussi en lien avec son quotidien. Et c’est par le biais du dessin que ces glissements et ces allers retours entre réel et rêve sont lieu. C’est une œuvre personnelle, atypique, très réussie par la finesse et l’originalité de son approche narrative et graphique.
A l'issue de ce tour d'horizon, il semble que les mangas font preuve d'une dimension historique et critique forte de la guerre.
Les mangas de témoignage viennent en quelque sorte au secours de l'histoire, en insistant sur les points controversés. Probable que pour des enseignants d'histoire en France, il est étonnant d'entendre que la bande dessinée puisse venir au secours de l'histoire. Mais dans ce contexte particulier, cela semble assez exact.
Les mangakas ont affirmé leur intention de témoigner. Ce n'est pas tant qu'ils affirment détenir la vérité parce qu'ils y étaient. Il apparaît que comme ils ont vécu dans leur chair cette période terrible, ils ont été amenés à se questionner. Ils ont cherché des explications pour comprendre leur histoire, tant il est vrai qu’on ne leur en a pas ou peu donné. En cherchant un sens pour eux-mêmes, ils ont transmis à leurs compatriotes leurs réflexions par les ressources propres de la bande dessinée.
Ce n'est pas l'objectif des récits de fiction qui s'attachent plus à mettre en scène des comportements humains individuels même s'ils tentent de faire revivre la période, de donner des informations et d'à amener le lecteur à se questionner.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.1, p.104 © Kana.
Il est clair que les mangas ne peuvent pas à eux seuls combler l'absence d'enseignement de l'histoire de la guerre au Japon. Mais il me semble qu'ils ont, avec leurs moyens propres et parce qu'ils jouissent d'une certaine popularité, montré la force de leur engagement et de leur puissance d'évocation et de réflexion.
Pour finir, citons ce commentaire d’Art Spiegelman (qui figure dans la préface du tome 1 de Gen d’Hiroshima) qui s’adresse à Nakazawa mais que l’on pourrait étendre aux mangakas précédemment présentés : "Nakazawa est un conteur chevronné qui sait garder l'attention du lecteur jusqu'à lui dire les choses terribles qui doivent être dites".
Un grand merci à Jean-Philippe Guichon pour sa relecture minutieuse de ce long article.
Dans L'Histoire des 3 Adolf, Tezuka met en scène un journaliste, qui pourrait être son alter ego (Vol.4, p. 255). Les paroles qu'il lui prête pourraient être les siennes : "Je veux transmettre ce dont je suis témoin aux générations". Dans Gen d'Hiroshima, un peintre tient absolument à témoigner de l'horreur de la bombe par ses tableaux. On peut aussi voir à travers tous ces personnages des doubles des mangakas.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.3, p.120 © Vertige Graphic.
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Nakazawa Keiji. Gen d’Hiroshima, t.8, p.85 © |
Dans cette catégorie Témoignage / Autobiographie figure aussi un ouvrage moins connu : Soldats de sable. Son auteur, Susumu Higa, natif d'Okinawa, a recueilli des témoignages de la bouche même des survivants, habitants de cette île, qui ont été pris en étau entre l’armée américaine et l’armée impériale qui les a utilisés sans scrupule comme otages ou boucliers humains. Higa raconte aussi l’histoire de sa mère qui fuit tant bien que mal avec ses enfants, abandonnée par l’armée impériale, et qui sera au final sauvée par l’armée américaine.
Higa, Susumu. Soldats de sable, p.87 © Le Lézard noir. |
Il y a donc une forme de nécessité à témoigner quand on est survivant, surtout dans un Japon qui dénie les faits historiques. Les mangakas ont conscience que le récit en manga par sa charge émotionnelle et par sa popularité a un impact sur la population japonaise et qu’il est donc à même de transmettre une forme de véracité que l'histoire officielle conteste. Ce sont bien des témoignages au service de l’histoire.
Dans la catégorie biographie, figurent deux titres : Hitler réalisé par Mizuki et la biographie de Tezuka réalisée par les studios Tezuka (Osamu TEZUKA : biographie. Casterman, Écritures) qui s’appuie sur les écrits autobiographiques du mangaka. Le premier volume consacré à la période 1928-45 évoque largement la guerre. Surtout pour en montrer l'impact sur Tezuka en tant que jeune garçon et futur mangaka. On y observe l'insertion de nombreuses pages documentaires relatives à notre sujet.
Le champ de la fiction, c’est le champ privilégié du manga. Pourtant, ces œuvres, dont le but est de divertir le lecteur par des intrigues et des personnages de fiction, s’inscrivent sur une toile de fond historique où sont mis en scène des événements et des personnages réels. Même si certains s’amusent à jouer avec la réalité historique, on y découvre une volonté de présenter la période et d’informer le lecteur.
Onze titres figurent dans cette catégorie soit 69 volumes dont la plupart s'adressent à des adultes ou grands adolescents. Les récits se concentrent sur le Japon, très peu font allusion à la guerre en Europe. La seule exception est L’Histoire des 3 Adolf, paru au Japon en 1983. C'est un long récit de plus de 1200 pages où le lecteur suit l’évolution des personnages sur presque 50 ans (de 1936 à 1983) et voyage de Berlin à Jérusalem (en passant par Tokyo, Kobé, Paris...). C'est probablement aussi le seul récit de fiction aussi informatif sur la guerre car Tezuka a un objectif assez clair : faire découvrir aux lecteurs une période historique précise dont l’essentiel se déroule de 1936 à 1945, qui met en scène des faits réels et des personnages historiques, en Allemagne et au Japon. Il y a une volonté pédagogique d’expliquer la guerre, de la resituer dans un contexte international, d’insister sur la montée des nationalismes en Allemagne et au Japon, d'expliquer le soutien du Japon à l'Allemagne et son implication dans la guerre.
Les thèmes abordés sont nombreux : l'embrigadement et le conditionnement exercé sur les jeunes par les systèmes nazi et japonais, le nationalisme et ses dérives au Japon et en Allemagne, les relations sino-japonaises, les persécutions contre les juifs, les massacres de masse de l'armée impériale…
On peut dire qu'en ce sens c'est un manga exemplaire en terme d'information, un des récits les plus réalistes de Tezuka, scénaristiquement et graphiquement. Pourtant, si Tezuka veut ancrer son récit dans une réalité crédible, il ne cherche pas pour autant à être conforme à la réalité historique. Tout en étant très documentée, L’Histoire des 3 Adolf n'a pas pour ambition d'être un récit historique et véridique. Tezuka prend, en effet, certaines libertés avec la réalité historique, à commencer par le fondement même de l'intrigue concernant les ascendances juives supposées d'Hitler. La motivation essentielle de Tezuka est avant tout de faire œuvre de fiction tout en incitant à la réflexion et au questionnement. D'ailleurs, aucun appareil critique n'est proposé par l'auteur (contrairement à Mizuki qui truffe son autobiographie Vie de Mizuki de notes et d'appendices).
Tezuka, Osamu. L’Histoire des 3 Adolf, t.2, p.28 © Tonkam. |
J'ai dégagé, à partir de ces 18 titres (cf. liste des titres, première page de la bibliographie), trois axes : Mourir pour la patrie, Une société militarisée et muselée, Femmes dans la guerre.
A. Mourir pour la patrie
La mission suicide : le gyokusai
Les attaques suicides sont connues sous le terme de kamikaze mais le terme original est "gyokusai" qui signifie se suicider pour rendre l’honneur à l’Empereur et au pays.
Couverture japonaise de Sôin
Gyokusai Seyo / Opération Mort de
Shigeru Mizuki. |
En 1941, le ministère de l’armée de terre fait paraître un document à l’usage du soldat où il est clairement énoncé de ne pas se déshonorer en étant fait prisonnier et d’agir « de sorte à ne jamais laisser une mauvaise réputation après sa mort ». Bien qu’être fait prisonnier ne soit interdit par aucune loi ni jugé en cour martiale, ceux qui reviennent de captivité sont poussés au suicide ou renvoyés au front. C'est ce dont traite le manga Opération Mort.
Le récit met en scène le jeune soldat, Maruyama, alter ego de Mizuki, envoyé fin 1943, à Rabaul, sur l'île de Nouvelle-Bretagne (Papouasie-Nouvelle Guinée), avec pour mission de contrôler le village de Bayen. Pour les toutes jeunes recrues, survivre est un combat quotidien : aux pièges naturels de la jungle, au climat, à la malaria, à la malnutrition s’ajoutent les brimades et les violences quotidiennes des chefs. Dans cette ambiance délétère, les combats commencent, sporadiques. Le commandement décide d'une mission suicide, sans véritable intérêt militaire. Elle consiste à envoyer à la mort dans un assaut ultime tous les soldats, avec interdiction de revenir sous peine d’exécution.
A peine sont-ils partis que l'officier resté au camp communique à l'état-major l'exécution de l'ordre de la mission suicide. Le problème, c'est que certains soldats reviennent malgré tout. Le chef blessé, sachant que le retour est impossible, se suicide en chemin. La mort de l'unité ayant été annoncée aux troupes de la région comme à l'état-major, il ne peut sous aucun prétexte y avoir de survivants. Les officiers devront se suicider et les soldats devront repartir dans un ultime combat. Le récit se termine avec la mort du dernier soldat, Maruyama, désespéré de ne pouvoir témoigner, suivie de trois pages silencieuses chargées de cadavres.
Mizuki, Shigeru. Opération mort, p.355 © Cornélius |
Mizuki, Shigeru. Opération mort, p.357 © Cornélius. |
Quelques caractéristiques graphiques et narratives de Mizuki pour raconter la guerre.
Observons la variété du dispositif narratif et graphique mis en place par Mizuki dans ces deux récits.
Jeu sur l’hétérogénéité des styles graphiques
Ce qui apparaît de façon assez évidente, c’est que le dessin de Mizuki joue sur de forts contrastes graphiques au sein d’une même page. Les personnages ont une esthétique très « cartoon », avec des faciès comiques ou caricaturés alors que les décors ou les scènes de combat sont traités de façon très minutieuse, dans un style réaliste. Les personnages, dessinés d’un trait fin, les corps d’un blanc pur, deviennent des silhouettes dérisoires qui se distinguent étonnamment dans les contre-jours et les scènes nocturnes. Ils n’en paraissent que plus égarés et plus humains, dans ce monde glacé de réalisme. Cette façon de mêler des styles hétérogènes est courante dans le manga. Mizuki accentue fortement ce procédé qui permet d'amplifier les jeux d’expressions des personnages.
Mizuki, Shigeru. Vie de Mizuki, t.2. p.269 © Cornélius. |
Mizuki, Shigeru. Opération mort © Cornélius |
Mizuki intègre également à son récit de grandes cases où son style change radicalement, allant du pointillisme à un style naïf. Ces petites variations stylistiques qui font référence à des styles picturaux divers constituent pour Mizuki autant d’exercices de style et d'aérations graphiques salutaires pour lui comme pour le lecteur.
Dispositif narratif
La narration en bande dessinée permet de basculer rapidement entre différents scénarios, lieux ou échelles des événements. Ainsi, l'auteur peut représenter une bataille navale dans le Pacifique, puis ses conséquences à Tokyo, suivie de la réaction des citoyens discutant de la guerre dans la rue et puis nous ramener sans tarder auprès d’un soldat lambda dans la jungle. C’est ce que fait Mizuki, variant sans cesse les points de vue, passant de l’information documentaire à une anecdote vécue. Pour donner une unité et une fluidité à ses récits éclatés, il utilise l’astuce découverte depuis une quinzaine d’années, la fameuse souris Nezumi qui joue à la fois le rôle de narrateur omniscient et celui de reporter tout terrain. Cette astuce procure à Mizuki un certain confort narratif, lui permettant de multiplier les méthodes d’information, tantôt interpellant directement le lecteur tantôt insérant des textes documentaires sur les stratégies militaires ou politiques.
Nezumi intervient comme un reporter en mission. Ci-contre elle enquête sur le Yamato où apparaît le général Tojo qui s'interroge sur la présence de cet animal sur le célèbre cuirassé. Mizuki s'amuse lui-même de l'énormité de son procédé mais nul doute qu'il parvient ainsi à introduire humour et légèreté dans un contexte complexe et tragique. Nezumi ira jusqu'à interviewer Mizuki lui-même, lui permettant d'assumer pleinement ainsi ses propos sur la guerre
Ainsi, Mizuki revisite facilement des événements célèbres. Pour la mise en scène de la conférence de Yalta, il s'appuie sur une photo célèbre dont il évacue l'arrière-plan trop chargé. Il ajoute cependant une petite mèche saugrenue sur le crâne de Churchill, mèche qu'il va conserver dans les cases suivantes où les personnages historiques perdent leur apparence réaliste au profit de la caricature. Il joue sur ce double registre sérieux / humour pour aider le lecteur à s'intéresser à leurs discussions. Ici, les chefs d'États se mettent d'accord sur une stratégie commune afin de hâter la fin de la guerre. Leurs dialogues simples ou leurs pensées permettent au lecteur de comprendre que derrière cet objectif commun, chacun cherche à tirer son épingle du jeu.
Mizuki joue sur des variations de styles graphiques mais aussi de ton, n'hésitant pas à pratiquer l'ironie ou l'autodérision ou à développer un texte virulent qui attaque l'État japonais et l'armée ; on y sent une grande colère probablement longtemps refoulée.
Il évite cependant tout pathos, se contentant souvent de raconter ce qui lui est arrivé sans lyrisme ni tragique. Il se présente comme un type simple, un monsieur tout le monde, naïf, feignant, dépassé par les évènements et qui est obnubilé par la faim, un anti héros auquel le lecteur peut s’identifier aisément et s’attacher.
Les soldats qui l’entourent sont tout également tentés de se soustraire à leurs corvées fatigantes et sont souvent plus intéressés par une chasse aux escargots que par le combat contre l'ennemi. En d'autres termes, ils sont décrits comme des êtres humains parfaitement communs, loin des soldats héroïsés par le courant révisionniste.
Si Mizuki a recourt à autant de techniques narratives et graphiques c'est pour aider son lecteur à mieux comprendre sans qu'il décroche, à contextualiser les événements sans être étouffé par leur complexité.
La figure du kamikaze
La logique jusqu’au-boutiste du gyokusai trouve son prolongement dans les attaques kamikazes. La traduction littérale de kamikaze est «vent des dieux». La légende raconte que ce vent - qui était en fait un typhon comme on l’apprit plus tard - aurait sauvé le pays des invasions mongoles sept cents ans auparavant. La légende tenace à l'époque était enseignée à l'école comme vérité historique.
Durant la guerre, les attaques kamikazes étaient menées par des aviateurs ne disposant que du carburant nécessaire pour atteindre les navires ennemis sur lesquels ils se faisaient exploser. Cette stratégie a été adoptée pour contrebalancer l’infériorité en nombre et en puissance des engins japonais. C'est ce que rappelle de très nombreux mangas sur ce sujet.
Le kamikaze est une figure qui peut paraître comme éminemment romanesque et tragique, un héros qui meurt pour ses idées et ses croyances et qui se sacrifie pour le bien commun. Dans les sept mangas de fiction qui évoquent ces pilotes kamikazes (Mélodie de Jenny, Zéro pour l'éternité, Sous le ciel de Tokyo, 103ème escadrille de chasse, Tsubasa, Zipang, Gen d’Hiroshima), les auteurs se sont attachés à décrire ces pilotes à hauteur d’homme, des individus non pas héroïsés mais humains, pris entre l’obligation du devoir et le sentiment de l’absurdité de ces missions suicides.
Le kamikaze est une figure qui peut paraître comme éminemment romanesque et tragique, un héros qui meurt pour ses idées et ses croyances et qui se sacrifie pour le bien commun. Dans les sept mangas de fiction qui évoquent ces pilotes kamikazes (Mélodie de Jenny, Zéro pour l'éternité, Sous le ciel de Tokyo, 103ème escadrille de chasse, Tsubasa, Zipang, Gen d’Hiroshima), les auteurs se sont attachés à décrire ces pilotes à hauteur d’homme, des individus non pas héroïsés mais humains, pris entre l’obligation du devoir et le sentiment de l’absurdité de ces missions suicides.
Sous le ciel de Tokyo met en scène un pilote chargé de concevoir comment combattre le B-29 américain contre lequel les chasseurs japonais ne semblent pas pouvoir se mesurer. Il assiste à la réunion du 7 juillet 1944 où le commandement préconise les attaques spéciales, c'est-à-dire suicides, avec des pilotes formés rapidement. On y débat de la difficulté pour un pilote inexpérimenté de s'écraser en piqué. Un membre de l’état-major s’indigne et tente de prouver l’inutilité de cette stratégie. Mais l'impact psychologique de telles attaques est retenu comme un argument valable.
Même si des missions suicides se sont produites lors de la guerre sino-japonaise, des soldats sautant avec leurs grenades dans les tranchées ennemies ou se jetant sous des tanks, la première apparition officielle des kamikazes a eu lieu lors de la bataille du golfe de Leyte en octobre 44 (le 25 octobre). Ces attaques suicides apparaissent comme la dernière arme que l’armée met en place pour contrer l’avancée inexorable des armées anglo-américaines.
Dans Gen d’Hiroshima, Koji, le grand frère, est envoyé en mission suicide peu de temps après s’être engagé. Les pilotes, en effet, ne reçoivent qu’une formation sommaire, l’essentiel pour pouvoir assurer cette mission. Vers la fin de la guerre, l'entraînement est réduit à sept jours : deux jours pour apprendre le décollage, deux pour le pilotage et trois pour les tactiques d'attaque.
Dans une nouvelle extraite du manga intitulé La Mélodie de Jenny, on suit un jeune garçon de 17 ans qui a toujours rêvé de devenir pilote et qui, pour contrebalancer le fait que son père malade ne peut servir son pays, s’engage dans l’aéronavale. Mais sa formation tourne court et sa première mission sera la dernière. Cinq mois avant la capitulation du Japon, il part aux commandes d’un Shirakigu, un avion d’entraînement en bois et en contreplaqué, car c'est tout ce qu'il reste, de fait, à piloter.
Dans Gen d’Hiroshima, Koji, le frère de Gen, s’est aussi engagé pour contrebalancer le pacifisme du père qui est considéré comme un traître à la nation. La prise de position du père a jeté l’opprobre sur tous les membres de la famille qui subissent des brimades quotidiennes. Koji s’enrôle pour « laver » l'honneur de la famille.
Nakazawa met en évidence les déterminismes socio-culturels qui entraînent des jeunes gens à se porter volontaires pour mourir : l’importance de la propagande et la culpabilité dans laquelle ils sont plongés Au final, ils sont contraints d'être volontaires. On passe une dernière soirée avec ces jeunes recrues qui expriment leur révolte et leur amertume : «ce sont de vieux cons qui sont responsables de la guerre et ne font que donner des ordres qui survivent». Nakazawa ne montre pas des héros ou des fanatiques prêts à se sacrifier pour la nation, mais bien des jeunes qui avaient envie de vivre.
Tezuka rend hommage à un ami d’enfance, Akashi, qui fut le premier fan de ses mangas. Bien taillé, il défendait à l’école le jeune Tezuka, plutôt chétif, de ses camarades agressifs. Tezuka apprendra sa mort en mission suicide en 45, enveloppé dans le dessin poster d’un personnage féminin qu’il lui avait offert.
Dans Zéro pour l'éternité, dont le scénario entrecroise retours dans le passé et récit contemporain, le jeune Kentaro fait des recherches sur son grand-père, pilote atypique de l’aéronavale japonaise, qui avait promis à sa femme de survivre à la guerre et de rentrer à tout prix. Pourtant, il finit par se porter volontaire pour une attaque kamikaze qu’il devait simplement escorter. Kentaro se demande si ce grand-père était un héros, un assassin, un patriote. Était-il volontaire ou contraint ? De nombreux personnages qui ont connu cet homme (pilote, mécanicien, compagnon…) racontent à Kentaro un épisode de leur guerre. Se dessine alors peu à peu le portrait d’un homme pacifiste, à contre courant de l'idéologie patriotique de l'époque, une position qui transforme sa vie en tragédie.
Hyakuta, Naoki et Sumoto, Souichi. Zéro pour l’éternité, t.4, p.157 © Delcourt. |
Le récit déboulonne quelques idées reçues sur les kamikazes. Une altercation oppose un vétéran et un journaliste, symboles d’époques et de mentalités différentes. Le journaliste actuel ne comprend pas que les lettres écrites par les kamikazes ne manifestent pas plus de révolte. Le vétéran lui rappelle que, plutôt qu’une lettre, c’était un testament officiel soumis à la censure dans lequel les pilotes devaient évoquer la "grande cause" pour laquelle ils allaient mourir.
En lisant soigneusement entre les lignes, on peut comprendre que ces pilotes n'étaient pas consentants. Les derniers messages secrets que certains pouvaient faire parvenir à leur famille par le biais de jeunes employées des bases aériennes témoignent d'une tout autre la réalité : celle de jeunes qui aspiraient à vivre.
Dans le manga, l’accent est mis sur l’importance de la compréhension des événements et de la transmission de l’histoire dans la construction des êtres et des sociétés. Kentaro et la jeune fille qui l’accompagne souligneront auprès des lecteurs combien cette écoute des témoignages des vétérans les a amenés à se questionner et à faire évoluer leurs points de vue.
Dans Zipang, l'auteur confronte aussi les Japonais d'aujourd'hui à ceux d'hier dans un récit de politique-fiction. Il met en scène le Miraï, porte-avion ultra sophistiqué du Japon contemporain, parti soutenir l’armée américaine en Équateur où a éclaté un conflit. Cette mission est dénoncée par les pacifistes japonais comme non-conforme à la constitution japonaise qui interdit toute intervention extérieure des forces d’autodéfenses nationales. Il met ainsi au devant de la scène une polémique sans cesse réactivée autour du fameux article 9 de la Constitution qui interdit au Japon d'avoir une armée, article contourné par la création des forces d'autodéfense en 1954 et que Shinzo Abe veut annuler, persuadé qu'il est temps pour le Japon de recréer une véritable armée offensive. Kawaguchi traite le sujet à sa manière par le biais du fantastique.
Le bâtiment est projeté, au cours d’un étrange orage, en pleine bataille de Midway, en 1942. Les marins de l’équipage tentent de s'adapter à ce voyage dans le temps, mais ils n'ont pas été préparés à la guerre et encore moins à la confrontation avec les Japonais du passé. Alors qu'ils cherchent à se rester dans l’ombre, ils sont contraints de prendre part au conflit, pressé par l'État-major japonais de l’époque qui les a découverts.
Inspirée du film Le Nimitz, mais avec un scénario infiniment plus complexe et creusé, la série fait la part belle aux batailles navales et à la stratégie militaire. Elle pose de nombreuses questions de politique internationale, tout en restant au plus près des personnages et de leurs ambitions respectives. Nous assistons surtout à une confrontation de deux générations de Japonais où le kamikaze prêt à mourir pour l’empereur rencontre le soldat pacifiste dont l’unique but est la sauvegarde des vies humaines.
Les missions suicides ne concernent pas que les aviateurs : il y eut aussi des torpilles et des bombes humaines. Dans L'île des téméraires, le récit met en scène la kaiten, la torpille-suicide sous-marine. On y découvre une unité spéciale de kamikazes marins, constituée dans le plus grand secret. Watanabe, une jeune recrue découvre au dernier moment ce pourquoi il s'est porté volontaire. Là aussi, l’accent est mis sur les questionnements du personnage à l’heure de sa mort. Au-delà du réalisme, la réussite graphique de cet album est surtout due à l’ambiance claustrophobique qu’a su créer le dessinateur. Les scènes à l’intérieur des torpilles sont particulièrement réussies.
Suicides collectifs de civils
Entre 1943 et 45, on recense une quinzaine de grands gyokusais dont les plus massifs ont eu lieu pendant la bataille de Saipan (dans les iles Mariannes, du 15 juin au 9 juillet 1944), et pendant celle d'Okinawa (du 1er avril au 22 juin 1945).
Saipan a été la première île envahie par les Américains qui comptait un nombre important de civils. La propagande japonaise avait présenté à ces populations les Américains comme des monstres. Au fur et à mesure que ceux-ci avançaient, les civils qui ne combattaient pas fuyaient. Lorsque les Américains atteignirent le nord de l'île, des milliers de civils, hommes, femmes et enfants, se trouvèrent bloqués par les falaises qui dominaient la mer. Plutôt que de se rendre, des milliers se suicidèrent en sautant du haut des falaises. Nakazawa met en scène ci-dessous probablement un gyokusai de la bataille de Saipan (ce n’est pas précisé dans le manga).
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p.112 © Vertige Graphic. |
Un an plus tard, en avril 1945, débute la bataille d’Okinawa. Cet archipel à l’extrême sud du Japon est un enjeu stratégique important car l’île principale doit servir de base à l’assaut final contre le Japon. C’est ici que s’est déroulé le plus grand affrontement de la guerre du Pacifique, une bataille sanglante qui a duré 82 jours. On parle de 200 000 morts, dont un quart serait issu de la population locale. Les troupes chargées de la défense d'Okinawa avaient inculqué à la population qu'il fallait "vivre et mourir ensemble". Les habitants, auxquels on avait remis des grenades, avaient reçu l’ordre de l’armée de ne pas se rendre à l’ennemi et de mourir avec les soldats : "Pas de prisonniers" était le leitmotiv de l'armée impériale. Cette situation contraignit la population à de nombreux suicides collectifs.
Nakazawa évoque cette résistance désespérée d’Okinawa à travers les étudiants et tous les jeunes mobilisés au dernier moment jusque dans les collèges qui avaient pour mission de retarder à tout prix l’avancée américaine. L’auteur montre aussi les suicides collectifs. La terreur face au "démon américain" amène à boire du poison ou à se faire exploser en famille à la grenade.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p.154 © Vertige Graphic. |
Dans Soldats de sable, Higa montre la cruauté de l’armée impériale qui, lors de ces combats de «la dernière chance», utilise sans scrupule la population comme otages ou boucliers humains. Les militaires japonais, cachés dans les grottes qui truffent l’île et où sont terrés les habitants, refusent de se rendre à l’armée américaine, préférant que tous meurent ensemble. Dans ces nouvelles basées sur des témoignages de survivants, on voit quelques personnes tenter de prendre la défense des civils. Un préfet qui vient supplier les militaires de se tenir loin des refuges des civils est ainsi abattu. Un soldat japonais, Komesu, habitant d’Okinawa accepte de travailler pour l’armée américaine comme interprète. Son rôle est de convaincre les militaires de ne pas utiliser les civils comme otages et de convaincre les civils de ne pas se suicider.
On voit combien le manga s'attache à dévoiler ce qui se cache derrière cette expression « Mourir pour la Patrie », symbole très fort de cette Guerre de 15 ans, en cherchant à donner à travers des récits divers et à hauteur d'homme, des clés de réflexion au lecteur pour qu'il tente de comprendre cette folie collective qui a poussé des milliers de personnes, soldats comme civils, au suicide.
A présent, nous allons voir comment le manga distille des informations précieuses sur la vie quotidienne des japonais de cette époque.
A présent, nous allons voir comment le manga distille des informations précieuses sur la vie quotidienne des japonais de cette époque.
B. Une société militarisée et muselée
Une école embrigadée
Depuis les années 20, tous les aspects de l'éducation des jeunes garçons sont imprégnés d'un caractère martial. L’éducation militariste doit préparer les enfants à la guerre. Les écoles sont donc structurées comme des unités militaires miniatures. Certains enseignants sont eux-mêmes officiers. En 1938, le Ministre de l'Education est un militaire : le général Araki a été Ministre de la Guerre de 1931 à 1934. On y enseigne le maniement des armes à l'aide de modèles en bois pour les plus jeunes, de vrais fusils pour les plus âgés. Tezuka, peu doué physiquement, se rappelle combien ces moments étaient douloureux. Il faut que, dès le plus jeune âge, soient acquises une obéissance sans faille et une résistance à toute épreuve, hermétique à l'idée de défaite.
Tezuka, Osamu. Histoires pour tous, t.1, p.146 © Delcourt. |
Il n'est pas rare que les enseignants se comportent comme des sergents sadiques à l'entrainement : ils frappent les enfants aux visages ou les flagellent à l'aide de baguettes de bambou ou de sabres en bois.
Le conditionnement commence chaque matin, dans chaque cour d’école, sous la forme d’un rituel bien rodé. Les maîtres rappellent le serment de loyauté que chaque sujet a fait à l’empereur. Ce décret impérial est lu à voix haute. Lever au drapeau, hymne national, sermon du directeur de l’école, et salut en direction du palais impérial. Rappel des origines mythiques du Japon et de l’ascendance divine de l’empereur présentées comme des vérités historiques.
Dans Gen d’Hiroshima, c'est le père qui ouvre les yeux de son fils : le Japon n'est pas un peuple élu, le vent des dieux ne le protégera pas et les autres peuples tant asiatiques qu'occidentaux ne sont pas les sous hommes ni les démons qu'on veut leur présenter.
Dans Histoires pour tous, Tezuka raconte sa vie de jeune collégien : le jour est consacré à l'entraînement militaire à l’école, le soir à la construction des abris anti aériens. Heureusement que sa passion des insectes lui offre quelques précieux moments de bonheur !
La mobilisation des étudiants débute en octobre 1943. La préparation militaire est aussi violente et radicale qu’à l’école.
Certains jeunes meurent à cause de mauvais traitements, d'autres se suicident. Dans Gen d’Hiroshima, un ami du frère de Gen, après avoir essayé de fuir le camp de préparation militaire, est rattrapé. Il préfère se suicider dans les toilettes, ce que l’armée cachera aux parents, préférant parler d’une mort glorieuse au service du pays. Le frère de Gen est écœuré par ce drame.
Les mangas montrent sans fard l'enrôlement et l'endoctrinement forcés des jeunes, les dénoncent en en soulignant la brutalité et l’absurdité. Le lecteur est ainsi bien averti du degré de conditionnement et de violence dans lequel les jeunes Japonais ont été éduqués.
Une société civile enrôlée
Tezuka précise qu’en avril 1942, la première attaque sur le sol japonais a vivement ébranlé le gouvernement et la population, Ce bombardement était censé ne jamais pouvoir avoir lieu, le pays étant protégé par les dieux et surtout par sa position géographique, éloignée des côtes ennemies. Or, les bombardiers américains décollent de porte-avions qui se sont rapprochés des côtes japonaises, à moins de 1000 km. Cette fameuse attaque Doolittle, du nom de l’officier qui l’a dirigée (18 avril 42) avait justement pour objectif de montrer au Japon qu’il n’était pas un territoire inviolable. Tokyo fut donc frappé de plein fouet.
Désormais, toute la population doit se tenir prête aux bombardements : cela consiste à s’entraîner pour faire face aux incendies mais aussi éventuellement pour combattre directement l’ennemi. Il faut être prêt à repousser les Américains, même armé d’une lance en bambou.
Tarikazawa, Seiho. Sous le ciel de Tokyo… t.1, p.198 © Delcourt /Tonkam. |
Le père de Gen refuse ces exercices puisqu’il affirme haut et fort qu’il est contre la guerre, ce qui lui vaut d’être emprisonné. Cet épisode rejoint la propre vie de Nakazawa. Le père de l’auteur, en effet, passionné de théâtre, avait monté des pièces qui ont été censurées. Arrêté par la police en 1940, il passera 14 mois en prison. Le personnage de M. Sugita, dans le manga, poursuivi à cause de ses pièces de théâtre pacifistes, fait également allusion à ce fait autobiographique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.7,p. 188 © Vertige Graphic. |
La mère de Gen rappelle ici à son fils et au lecteur que la Loi de sureté de l’État permet d’arrêter tout opposant à la guerre et au gouvernement.
Dans Sous le ciel de Tokyo, l’auteur précise que des exercices de sauvetage et d’évacuation avaient été mis en place dès 1937, organisés par les associations de quartier. Mais l’exercice du seau d’eau pour éteindre un incendie parait bien dérisoire au personnage féminin du récit. Cette femme de pilote est invitée par l’officier instructeur à donner des recommandations en tant que femme de militaire. Non seulement elle ne donne pas du tout les conseils escomptés mais encore, elle suggère à tout le monde, en cas de bombardement de bombes incendiaires, de fuir à toutes jambes !
Dans le manga, on lui demandera de ne plus venir participer aux exercices. Probablement que dans la réalité, elle aurait connu un sort moins enviable. Ce personnage se distingue aussi dans le récit en écoutant de la musique jazz, condamnée par la propagande gouvernementale. Elle arrivera à faire croire au policier venu la contrôler que la musique qu'elle écoute n'est pas de Benny Goodman mais de Wagner. Ici aussi, elle s’en sort bien, surtout parce qu'elle est la femme d’un gradé.
Dans le manga, on lui demandera de ne plus venir participer aux exercices. Probablement que dans la réalité, elle aurait connu un sort moins enviable. Ce personnage se distingue aussi dans le récit en écoutant de la musique jazz, condamnée par la propagande gouvernementale. Elle arrivera à faire croire au policier venu la contrôler que la musique qu'elle écoute n'est pas de Benny Goodman mais de Wagner. Ici aussi, elle s’en sort bien, surtout parce qu'elle est la femme d’un gradé.
Le patriotisme doit se voir et s’entendre dans la rue
Le manga montre les scènes de liesse de rue qui accompagnent le départ des conscrits. Ces manifestations avaient bien un caractère d’obligation via les comités de quartier. Les drapeaux et les chants y occupaient une place fondamentale pour stimuler le patriotisme et souder la population. Tezuka mentionne ces manifestations publiques dès l’entrée en guerre du Japon avec la Chine (Histoires pour tous, p. 97).
Dans L’Histoire des 3 Adolf, il met en scène des enfants braillant dans la rue des chansons d’encouragement aux soldats, en 1939. Son dessin volontairement caricatural souligne leur aspect ridicule .
Mizuki a droit lui aussi à son chant du départ. Sans se départir de son flegme face à la foule en liesse, il se sent comme un condamné à mort.
Une société muselée et conditionnée
A la suite du déclenchement de la guerre sino-japonaise, la loi de mobilisation nationale a été votée en 1938 pour permettre à l’économie du Japon de devenir une économie de guerre Elle permettait de contrôler les organisations civiles (y compris les syndicats), de nationaliser les industries stratégiques, de maîtriser les prix et le rationnement, de contrôler les médias. Le manga illustre ces pertes de liberté successives et la répression consécutive à l'instauration de cette loi.
Dans Gen d'Hiroshima, l'auteur rappelle le rôle des fausses informations divulguées par l’armée pour faire croire à des victoires et maintenir la pression et l'espoir dans la population.
Dans L’Histoire des 3 Adolf (T.2, p.8 et 9), Tezuka évoque la répression qui surgit dans la vie quotidienne, depuis les femmes qu’on montre du doigt dans la rue si elles sont trop apprêtées, coiffées et habillées, jusqu’aux opposants jetés en prison ou tués. Pendant la Guerre du Pacifique, pratiquement tous les opposants furent réduits au silence, emprisonnés ou exécutés. Ceux qui restaient n'avaient pas d'autre choix que celui de participer au système imposé par le gouvernement. Tezuka précise que l’absence d’informations due à la censure exercée contre les medias ne permettait alors aucun recul critique, aucune évaluation de la gravité de la situation et au final rendait toute contestation impossible.
Tezuka, Osamu. L’Histoire des 3 Adolf, t.2, p.9
© Tonkam.
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Dans Vie de Mizuki (T1, p.370), Mizuki évoque en deux images le rôle du shintoïsme en faveur de la propagande de l'Etat et le fait que la population se retrouve piégée dans une société dont la pensée et l'expression sont sous contrôle.
Conférant un caractère divin à l'empereur, le shinto est devenu religion officielle de l’empire, favorisant les visées de l'impérialisme japonais. On voit donc les fidèles allant prier en masse dans les temples. Parallèlement, Mizuki montre sa famille, réunie dans une sorte de recueillement, écoutant la radio.
Y sont diffusées en boucle les pensées d’intellectuels (écrivain et philosophe ici en l’occurrence) qui favorisèrent le nationalisme, via d’ailleurs le shintoïsme. Ce qui peut expliquer ici la proximité de ces deux images. La propagande s'appuie sur des rites patriotiques et nationalistes, sur une religion d’État et une forme de philosophie intellectuelle et religieuse (le rôle de ces intellectuels est d'ailleurs explicité dans les notes annexes du manga).
Interdiction de lire et de dessiner des mangas
Dans cette société répressive, lire comme dessiner des mangas est considéré un acte antipatriote. Tezuka avoue qu’il dessine alors en secret. Dans son autobiographie ainsi que Histoires pour tous, (t.1), l'auteur raconte qu’il a dû quitter l'école. Réquisitionné en automne 44, il travaille à l’âge de 16 ans dans une usine d’armement. Frustré de ne plus avoir de lecteurs disponibles, il trouve un endroit secret et approprié pour déposer ses mangas afin que ses camarades d'usine puissent le lire : les toilettes ! La combine fonctionne un certain temps, même si certains se servent des pages de manga autrement que pour les lire... Au final, Tezuka sera découvert et sévèrement puni pour avoir continué de dessiner. On ressent tout son désespoir dans ces deux dernières cases où, après avoir été battu, il pleure sur son manga mis en miettes et sur la brutalité de cette époque.
Se nourrir, se protéger
La vie quotidienne des Japonais pendant la guerre est très représentée dans les mangas avec une montée en puissance des privations de la population au fur et à mesure du durcissement du conflit.
Les divers slogans répétés comme des incantations à la population montrant les privations comme nécessaires et participant de l’unité nationale sont souvent évoqués par Mizuki et Tezuka. Le luxe c’est l’ennemi, ce premier slogan déclamé par l’état en 1939 devient très vite synonyme de restrictions de nourriture : « nous sommes tenus de manger une seule portion de riz pour le déjeuner" (Tezuka, Histoires des 3 Adolf, vol.2). Mais aussi de pénurie de vêtements. Les femmes devront transformer leurs vieux kimonos en pantalons larges, les voitures au charbon apparaissent, les lumières sont éteintes dans les villes.
Un second slogan apparaît : "Rien demander tant que nous n’aurons pas vaincu", accompagné en avril 41 par des mesures de rationnement du riz. Mizuki confirme l’aggravation de la situation en 42. Il faut des tickets de rationnement pour le sucre et pour les allumettes, qui sont limitées à cinq par jour. Le 3ème slogan fait son apparition : "Jusqu’à la victoire, je réfrène touts mes envies". Y compris le sake, précise Mizuki.
Mais à côté de la priorité de se nourrir, il faut aussi se protéger des bombardements. En prévision des attaques aériennes et des incendies, on abat des maisons situées dans des zones fortement peuplées ou à proximité d’infrastructures importantes afin de créer des espaces libres. Mizuki évoque la tristesse de sa famille provoquée par la démolition ordonnée de leur maison.
On voit dans les mangas comment les personnages construisent des abris et s'organisent pour vivre en famille dans ces espace réduits (Dans un recoin de ce monde, Vie de Mizuki). Il convient de s'y réfugier rapidement en cas d'alerte.
Dans Gen d'Hiroshima, la mère demande également aux enfants de mettre leur tenue de protection qui est assez dérisoire : des petits capuchons matelassés pour se protéger des chocs et des sons des bombardements. (T.1, p.7)
Les bombardements : représentations
Concentrés au départ sur les complexes industriels et militaires, les bombardements s'étendent aux centres des villes, y infligeant de très sévères dégâts. Le nombre de chasseurs et de canons anti-aériens assignés à la défense de l'archipel japonais était insuffisant, et la plupart des appareils et des canons avaient du mal à atteindre l'altitude à laquelle volaient les B-29. Les services d'incendie des villes manquaient d'entrainement et d'équipement.
Les mangakas vont mettre en scène l'ampleur de ces bombardements. Utilisant une variété des ressources graphiques, ils proposent des représentations diverses, allant de scène la plus réaliste à des scènes subjectives ou symboliques. Ils vont chercher à impliquer le lecteur, lui faire ressentir la terreur, l’impuissance des personnages, lui communiquer la singularité de cette expérience.
Les auteurs aiment à varier les cadrages. Les scènes sont vues tantôt à hauteur d'avion dans le ciel, tantôt en contreplongée, par les yeux des personnages au sol. Un procédé qui multiplie les points de vue pour le lecteur, jouant sur objectivité/subjectivité.
Ici, sur la planche de Nakazawa, le contraste soutenu entre le noir et blanc reproduit l'ambiance des faisceaux de lumière de la DCA dans un ciel de nuit et crée graphiquement une forte tension dramatique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1, p 110 © Vertige Graphic.
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La mise en scène du son, sur cette planche de Tezuka, crée un effet hypnotique. Les onomatopées avec des caractères de tailles et formes différentes cherchent à reproduire les sons depuis les sifflements jusqu'aux explosions. On note aussi l'efficacité du découpage vertical qui amplifie l'impression de chute des bombes.
Tezuka, Osamu. Histoires pour tous, t.1. p.73 © Delcourt. |
Les dessins de la mangaka Fumiyo Kouno disparaissent sous les onomatopées qui fusent dans toutes les directions, débordant des cadres des cases et envahissant tout l’espace de la planche. Elles traduisent à la fois le vacarme et la confusion mais aussi l’absence d’espace et de visibilité dans l’abri. Les personnages ne se reconnaissent plus, les mains se cherchent. Dans la dernière case, les visages des personnages s’estompent et disparaissent comme anéantis dans un autre monde.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.2, p.100 © Kana. |
Ci-après, un cadrage peu réaliste mais tout à fait graphique voire quasi esthétique chez Fumiyo Kouno : les avions envahissent le ciel comme un éventail qui s'ouvre soudainement. On peut également voir dans la forme des avions celle de croix, symbole de mort et de souffrance.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.2, p.50 © Kana. |
Dans la nouvelle intitulée Forteresse de papier, issue de Histoires pour tous (t.1), Tezuka représente une scène apocalyptique de bombardements.
Alors que dans une autre nouvelle, il se laisser aller à un texte quasi poétique devant le spectacle lointain d'un bombardement : "Vu de chez nous, le ciel du coté des usines d'armement était rouge comme le jour de la création du monde. Et les bombes tombant du ciel scintillaient comme des petits confettis argentés".
Alors que dans une autre nouvelle, il se laisser aller à un texte quasi poétique devant le spectacle lointain d'un bombardement : "Vu de chez nous, le ciel du coté des usines d'armement était rouge comme le jour de la création du monde. Et les bombes tombant du ciel scintillaient comme des petits confettis argentés".
Déportés et exploités du Japon colonial
Dans le cadre de la vie quotidienne pendant la guerre, il convient d'évoquer ces citoyens de seconde zone que sont les Chinois et Coréens du Japon colonial, déportés en métropole pour être exploités. Deux mangakas -Tezuka et Najazawa - vont dénoncer explicitement le caractère brutal et esclavagiste du Japon colonial.
Tezuka mentionne dans L'Histoire des 3 Adolf l'oppression des Chinois en Mandchourie pendant l'occupation japonaise. C'est le personnage du jeune Honda qui évoque le sort de son professeur chinois, M. Huang, battu à mort par des soldats japonais. Celui-ci a laissé tomber à terre les diplômes de ses élèves. Or, le cachet de l'empereur a été souillé, chose inacceptable, et surtout prétexte ici à d'une mise à mort. Honda élargit le sort de M. Huang à tous les Chinois de Mandchourie maltraités au Japon.
Dans Gen d'Hiroshima, Gen rappelle les massacres commis par l’armée impériale dans tous les pays envahis. Le personnage interpelle le lecteur, bras tendu, tout en désignant une scène de massacre où un soldat japonais brandit une tête décapitée sanguinolente au dessus d’un charnier. Une image sans équivoque pour le lecteur.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.10, p.21. Vertige Graphic.
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Nakazawa donne la parole à un personnage, M. Park, un voisin coréen, qui retrace la dureté de l'occupation japonaise, débutée avec l’annexion de la Corée en 1910. Après avoir exploité les ressources naturelles du pays et spolié les habitants de leurs terres, les Japonais ont déporté des Coréens pour aller travailler dans les usines nippones où ils ont été affectés à des tâches épuisantes, dans des mines et des usines. Les cadences de travail, les conditions d'hébergement, l'absence de soins en fit mourir beaucoup. Près de deux millions de Coréens servaient dans les usines et mines de métropole en août 1945 (cf Arnaud Nanta. In Histoire et mémoire dans le Japon d’après-guerre).
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.7. P.46. Vertige Graphic
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Les Coréens ont aussi été enrôlés de force dans l’armée impériale pour aller combattre dans le Pacifique.
Nakazawa, Keiji. Gen d’Hiroshima, t.1. P.76. Vertige Graphic
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La mère de Gen relaie la même information à sa fille lorsque M. Park arrive dans le quartier. Elle parle de la même façon des Chinois eux aussi déportés et traités comme des bêtes par le système colonial.
Ces deux auteurs font raconter ces faits par des personnages qui sont partie prenantes dans le récit, l'information n’apparaît pas plaquée de façon extérieure ou didactique. Cela crée une dimension émotionnelle et narrative qui a aussi pour but de capter le lecteur.
C. Femmes dans la guerre
Dans les titres de ce corpus, comme dans le manga en général, où la présence des héroïnes n’est plus à démontrer, les femmes jouent un rôle important. Pour vous présenter le quotidien des femmes japonaises pendant la guerre, j’ai retenu le titre Dans un recoin de ce monde de Kouno Fumiyo, adapté en film d’animation en 2017, un récit qui, avec douceur et pudeur, va dévoiler les diverses réactions des personnages féminins par rapport à la guerre.
Dans un recoin de ce monde met en scène Suzu, depuis son enfance heureuse dans sa famille à Hiroshima jusqu’à sa vie maritale à Kure, un port militaire proche où elle est unie, selon les traditions, à un garçon qu’elle ne connaît pas. Elle va peu à peu apprendre à le découvrir et s’attacher à lui tout en s’adaptant à sa nouvelle famille et à participant à l’effort de guerre demandé aux femmes. Suzu incarne une femme japonaise de l'époque. Tout en ayant une personnalité singulière, elle ne se distingue pas par des actes héroïques particuliers et ne remet pas en cause les diktats de son époque, elle tente juste de s'adapter à cette société en guerre.
Ce récit à la fois grave et serein prend le temps de dérouler le quotidien de personnes simples, emportées dans la tourmente de la guerre. Le choix du titre souligne l'aspect intimiste du récit, la volonté, alors que se déroule une guerre mondiale, d'être au plus près de personnages humbles et communs.
Organisation du quotidien collectif
Comme bien d’autres femmes, Suzu va, être obligée de participer à l’effort de guerre de bien des façons. D’abord, il faut faire partie de l’association féminine de l’empire du Japon. En février 1942 a débuté l'Association des Femmes du Grand Japon sous la tutelle du cabinet Tojo, 1er ministre. Toutes les femmes, exceptés les célibataires de moins de 20 ans, doivent entrer dans ce mouvement qui est divisé en sections de quartier. Leur rôle consiste à faire circuler les mots d'ordre, à participer aux collectes, à porter assistance aux soldats, à organiser les campagnes de frugalité et à participer aux exercices de défense nationale. Ici, on voit Suzu participer à un départ traditionnel de soldat, qui sera assez vite expédié !
Dans ce manga, on perçoit comment fonctionne les Tonarigumi. Ces associations de voisin existaient bien avant guerre et favorisaient une entraide locale. Elles sont officialisées en 1940, dans le programme de mobilisation nationale. Elles consistent en un rassemblement de 10 à 15 familles chargées de prévenir les incendies et d'assurer la défense civile et la sécurité de leur quartier. Mais elles ont servi aussi à la police pour surveiller les comportements politiques ou immoraux suspects. Les femmes devaient y participer.
Ici, l’auteur met en scène leur fonctionnement de façon originale : chaque case est une illustration des paroles d’une chanson célèbre, intitulée Tonarigumi, composée en 1940, qui répète la ritournelle, Toc, toc, toc, c’est l’association des voisins…
Le rôle des femmes présenté ici consiste à faire passer le cahier des avis dans lequel sont transmises des informations locales ou nationales. On peut aussi y noter des recettes, des petits savoirs faire ou des astuces pour simplifier la vie de tous les jours.
Le manga évoque la ceinture de mille points, une tradition qui remonte à la première guerre sino japonaise (1894-1895). Il s'agit d'une bande de tissu décorée de mille points de fil rouge cousus chacun par une femme différente qui était offerte aux soldats envoyés au front pour leur porter chance dans les combats. On demandait aux femmes nées une année du tigre, signe du zodiaque chinois le plus enthousiaste et énergique, de broder un nombre de points égal à leur âge. Suzu qui est née une année du buffle, signe de la force et de la détermination, estime que son signe fera aussi bien l’affaire !
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.1, p.110 © Kana. |
Dans Gen d'Hiroshima, ce sont les enfants qui réalisent cette ceinture pour leur frère Koji en sollicitant des passantes dans la rue pour qu’elles réalisent un point. Gen qui a toujours l’esprit critique se moque ouvertement de cette superstition.
Des injonctions contradictoires
Des injonctions sont faites aux femmes : enfantez, travaillez, organisez le quotidien de la famille et le travail de la nation. Difficile cependant d'être à la fois au foyer pour s'occuper des enfants tout en organisant la solidarité locale et nationale en travaillant à l'extérieur…
Sumi, la belle-sœur de Suzu, qui est veuve est enrôlée dans le corps des volontaires féminines qui sont crées en 1943 sur tout le territoire national. Les recrues de 14 à 40 ans non mariées, ne travaillant pas, sont enrôlées pour travailler dans l’industrie militaire comme le précise ici Sumi qui se plaint de sentir l’huile de graissage. Elles sont peu ou mal payées et travaillent dur (plus de 12 heures par jour).
Suzu aborde un problème intime avec Rin, une prostituée devenue son amie. Suzu qui n’a plus ses règles pense qu’elle est enceinte. En fait, elle souffre du syndrome de l’aménorrhée de guerre qui correspond à une disparition des règles et souvent à une stérilité temporaire. L’aménorrhée de guerre a affecté beaucoup de femmes enrôlées au service du pays. La malnutrition, la fatigue, le stress en sont souvent les causes. Dans ces cas, la fonction de reproduction se met en pause. Emmanuel Leroy Ladurie a écrit un article, intitulé L'aménorrhée de famine (XVIIe-XXe siècles), observée massivement pendant des crises ou des guerres. Il y avait conclu : « L’aménorrhée de dénutrition est bien le cri de la souffrance silencieuse de millions de femmes sous alimentées et traumatisées ».
Rin s’oppose aux idées de Suzu, concernant sa conception de ce qu’est une bonne épouse. Suzu, comme beaucoup de femmes de son époque, estime que son devoir est de donner à la famille un héritier mâle en bonne santé. Son amie l’avertit des dangers de la grossesse, du fait qu’avoir un garçon n’est pas certain et qui plus est, en bonne santé. Elle tente de ramener Suzu à la réalité de la vie en cassant ses idées toutes faites que la société lui a imposée.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.1, p.181 © Kana.
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Dans un article Les femmes et la guerre, Yuko Nishikawa signale que les femmes japonaises de l’époque sont prises dans des injonctions contradictoires. « Le gouvernement leur demandait de sauvegarder le système familial, tout en les obligeant au travail « volontaire » gratuit et aux exercices pour la défense nationale. Il envoyait au front des soldats qui ne revenaient plus et les femmes, censées protéger leur famille, ne devaient pas empêcher leur mari ou leur fils de partir. ». Cette incohérence des directives gouvernementale est lisible en filigrane dans ce manga.
Certains ont considéré que les femmes, qui étaient ni soldats ni citoyens, n'avaient pris qu'une part minime dans la guerre. Pourtant, leur participation a été active. C’est ce que souligne furieusement Mitsuko dans Gen d'Hiroshima (t.10, p.174). Elle se met en colère après la patronne du restaurant qui affirme : « Les hommes ne pensent qu’à se battre et ce sont nous, les femmes qui pleurons ». Mitsuko rappelle avec véhémence combien les femmes ont participé au travers de ces associations au militarisme ambiant et ne peuvent se dérober au fait d’avoir participé à la guerre.
Certains ont considéré que les femmes, qui étaient ni soldats ni citoyens, n'avaient pris qu'une part minime dans la guerre. Pourtant, leur participation a été active. C’est ce que souligne furieusement Mitsuko dans Gen d'Hiroshima (t.10, p.174). Elle se met en colère après la patronne du restaurant qui affirme : « Les hommes ne pensent qu’à se battre et ce sont nous, les femmes qui pleurons ». Mitsuko rappelle avec véhémence combien les femmes ont participé au travers de ces associations au militarisme ambiant et ne peuvent se dérober au fait d’avoir participé à la guerre.
Spécificités graphiques de Dans un recoin de ce monde
Un des attraits de ce manga est sa diversité graphique. L’auteur joue sur toutes les fonctions du dessin : tantôt documentaire (au travers de plan ou de mode d’emploi), tantôt illustratif, tantôt esthétique et bien sûr narratif.
Avec un trait vaporeux et parfois charbonneux, d’une fraîcheur voire d’une fausse maladresse maîtrisée, l’auteure parvient à suggérer et exprimer une foule d’émotions et de sentiments. Elle va surtout instiller de la légèreté et même de l’humour dans ce récit.
L’originalité du personnage de Suzu réside dans le fait qu’elle dessine. Elle consigne ses dessins dans des carnets. Elle croque aussi bien les paysages autour d’elle qu’elle invente des petites bandes dessinées où elle met en scène son « démon de frère » dans des aventures humoristiques, dans un style libre, très lâché.
Un des attraits de ce manga est sa diversité graphique. L’auteur joue sur toutes les fonctions du dessin : tantôt documentaire (au travers de plan ou de mode d’emploi), tantôt illustratif, tantôt esthétique et bien sûr narratif.
Avec un trait vaporeux et parfois charbonneux, d’une fraîcheur voire d’une fausse maladresse maîtrisée, l’auteure parvient à suggérer et exprimer une foule d’émotions et de sentiments. Elle va surtout instiller de la légèreté et même de l’humour dans ce récit.
L’originalité du personnage de Suzu réside dans le fait qu’elle dessine. Elle consigne ses dessins dans des carnets. Elle croque aussi bien les paysages autour d’elle qu’elle invente des petites bandes dessinées où elle met en scène son « démon de frère » dans des aventures humoristiques, dans un style libre, très lâché.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.1, p.33 © Kana. |
Ces pages apparaissent au fur et à mesure du récit. Elle y croque aussi son quotidien, ses relations avec les autres femmes. On ne sait pas trop d’ailleurs parfois, si on lit son carnet ou dans ses pensées. Suzu se laisse aller à imaginer ce qu’elle pourrait répondre aux personnes qu’elle entend se plaindre ou qui laissent leurs questions dans le cahier des avis. Ces réponses imaginaires sont souvent amusantes ou gentiment transgressives. Le récit s’amuse parfois avec des petites scènes sans parole, montrant la timidité ou la maladresse de Suzu.
Le lecteur a aussi accès aux dessins documentaires que Suzu réalise pour le cahier des avis afin d’informer ses voisins, un bon dessin valant mieux qu’un long discours. Ils visualisent ainsi ce que doit contenir un sac d’urgence ou comprennent plus facilement les différents types de bombes incendiaires.
Le lecteur a aussi accès aux dessins documentaires que Suzu réalise pour le cahier des avis afin d’informer ses voisins, un bon dessin valant mieux qu’un long discours. Ils visualisent ainsi ce que doit contenir un sac d’urgence ou comprennent plus facilement les différents types de bombes incendiaires.
Vont ainsi se côtoyer des pages aux styles de dessins divers, les crayonnés du dessin documentaire du cahier des avis se mêlant aux séquences de fiction narrative. Plus loin, Suzu est mise en scène en train de cuisiner. La recette est écrite et illustrée, les ingrédients sortent des cases qui sont disposés librement sur la page. A côté, dans un style plus réaliste, on découvre un guerrier issu de l’imagination de Suzu auquel elle rêvasse en faisant la cuisine et qui vient participer à ses recettes.
Son goût pour le dessin va lui valoir des soucis puisqu’à l’époque il est interdit de photographier mais aussi de dessiner des paysages afin de protéger le secret militaire. Suzu va être surprise par la police militaire en train de dessiner le port de Kure et aussitôt suspectée d’être une espionne. Son mari parviendra à la tirer de ce mauvais pas.
Mais la guerre s'intensifie et Suzu va vivre un moment tragique. Une bombe à retardement tue Harumi, sa petite nièce et emporte la main droite de Suzu, sa main qui dessine. Ce moment est mis en scène avec sobriété : un grand aplat noir silencieux sépare les mains de l’adulte et de l’enfant qui se tenaient.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce
monde, t.2, p.102
© Kana. |
A l'issue de ce tour d'horizon, il semble que les mangas font preuve d'une dimension historique et critique forte de la guerre.
Les mangas de témoignage viennent en quelque sorte au secours de l'histoire, en insistant sur les points controversés. Probable que pour des enseignants d'histoire en France, il est étonnant d'entendre que la bande dessinée puisse venir au secours de l'histoire. Mais dans ce contexte particulier, cela semble assez exact.
Les mangakas ont affirmé leur intention de témoigner. Ce n'est pas tant qu'ils affirment détenir la vérité parce qu'ils y étaient. Il apparaît que comme ils ont vécu dans leur chair cette période terrible, ils ont été amenés à se questionner. Ils ont cherché des explications pour comprendre leur histoire, tant il est vrai qu’on ne leur en a pas ou peu donné. En cherchant un sens pour eux-mêmes, ils ont transmis à leurs compatriotes leurs réflexions par les ressources propres de la bande dessinée.
Ce n'est pas l'objectif des récits de fiction qui s'attachent plus à mettre en scène des comportements humains individuels même s'ils tentent de faire revivre la période, de donner des informations et d'à amener le lecteur à se questionner.
Il est clair que les mangas ne peuvent pas à eux seuls combler l'absence d'enseignement de l'histoire de la guerre au Japon. Mais il me semble qu'ils ont, avec leurs moyens propres et parce qu'ils jouissent d'une certaine popularité, montré la force de leur engagement et de leur puissance d'évocation et de réflexion.
Pour finir, citons ce commentaire d’Art Spiegelman (qui figure dans la préface du tome 1 de Gen d’Hiroshima) qui s’adresse à Nakazawa mais que l’on pourrait étendre aux mangakas précédemment présentés : "Nakazawa est un conteur chevronné qui sait garder l'attention du lecteur jusqu'à lui dire les choses terribles qui doivent être dites".
Les mangas de témoignage viennent en quelque sorte au secours de l'histoire, en insistant sur les points controversés. Probable que pour des enseignants d'histoire en France, il est étonnant d'entendre que la bande dessinée puisse venir au secours de l'histoire. Mais dans ce contexte particulier, cela semble assez exact.
Les mangakas ont affirmé leur intention de témoigner. Ce n'est pas tant qu'ils affirment détenir la vérité parce qu'ils y étaient. Il apparaît que comme ils ont vécu dans leur chair cette période terrible, ils ont été amenés à se questionner. Ils ont cherché des explications pour comprendre leur histoire, tant il est vrai qu’on ne leur en a pas ou peu donné. En cherchant un sens pour eux-mêmes, ils ont transmis à leurs compatriotes leurs réflexions par les ressources propres de la bande dessinée.
Ce n'est pas l'objectif des récits de fiction qui s'attachent plus à mettre en scène des comportements humains individuels même s'ils tentent de faire revivre la période, de donner des informations et d'à amener le lecteur à se questionner.
Kouno, Fumiyo. Dans un recoin de ce monde, t.1, p.104 © Kana. |
Il est clair que les mangas ne peuvent pas à eux seuls combler l'absence d'enseignement de l'histoire de la guerre au Japon. Mais il me semble qu'ils ont, avec leurs moyens propres et parce qu'ils jouissent d'une certaine popularité, montré la force de leur engagement et de leur puissance d'évocation et de réflexion.
Pour finir, citons ce commentaire d’Art Spiegelman (qui figure dans la préface du tome 1 de Gen d’Hiroshima) qui s’adresse à Nakazawa mais que l’on pourrait étendre aux mangakas précédemment présentés : "Nakazawa est un conteur chevronné qui sait garder l'attention du lecteur jusqu'à lui dire les choses terribles qui doivent être dites".
Un grand merci à Jean-Philippe Guichon pour sa relecture minutieuse de ce long article.
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