Un mangaka atypique : Hideshi Hino

Loin des stéréotypes graphiques et narratifs imposés par un certain manga (l'allusion porte ici surtout sur le shônen), sont heureusement publiées en France des œuvres japonaises profondément originales. En témoignent ces deux albums d'Hideshi Hino parus chez Imho intitulés Panorama de l'enfer et Le serpent rouge qui s'avèrent être une étonnante révélation.

Étiquetés dans le genre horrifique, ces deux titres même s'ils se développent dans les registres du gore et de l'horreur dépassent largement le cadre du récit à frissons, sans même tenter une entreprise de renouvellement du genre. Les critiques ont jusqu'à présent plutôt souligné le caractère excessif et démentiel de ses récits tout en soulignant l'esthétique propre à Hino - expressionnisme des visages et des corps torturés comme par l'enfer. Mais peu ont relevé derrière l'extravagance de ses mises en scènes le caractère grotesque voire burlesque de son œuvre ainsi que la profonde richesse de ses constructions narratives. Loin d'être un mangaka pervers ou dérangé, Hino s'avère être totalement maître de ses récits outranciers qui ont l'avantage de se prêter à de nombreuses lectures et relectures.

Avec Hino, l’horreur est présentée avec toutes les apparences d’un quotidien banal, c’est ce qui probablement lui donne autant de force. L’auteur n’emmène pas son lecteur d’une certaine réalité vers l’étrange ou le fantastique. Pas la moindre transition ni le plus petit glissement progressif du rationnel vers l’étrange n’est mis en place pour nous ménager : tout est livré d’emblée comme un univers horriblement normal. Son monde cauchemardesque s’impose brutalement au lecteur dès la première page : le surnaturel est le naturel, la folie le moteur du monde. Puis Hino procède par accumulation, exagération, surchargeant pour rendre compte d’un monde où les valeurs ne sont pas les mêmes que celles communément admises. Il montre un grand sens du rythme du récit, parvenant à imposer immédiatement une ambiance déroutante, un ton halluciné, des personnages qui en quelques cases dévoilent leur folie. Enfin le rythme s’emballe, les scènes s’enchaînent toujours plus sordides ou tordues que les précédentes, le narrateur communiquant son angoisse et ses obsessions au lecteur jusqu’à la mise en scène finale où l’hystérie atteint son point paroxystique. Hino orchestre véritablement cette montée en puissance, cette intensification des scènes horribles liées à l’exacerbation totale des tares de ses personnages.
Il ne faudra évidemment pas s’arrêter aux premiers ingrédients présents du gore : animaux décapités, métamorphoses hideuses des personnages, furoncles purulents, zombies sortant des cimetières, sang giclant en tout sens… qui sont convoqués pour leur aspect parodique mais qui prennent ici aussi un véritable sens, tout à fait particulier, qui va justifier leur présence.
On verra que l’humour noir et parodique joue aussi un rôle important, permettant d’atténuer le désespoir qui se dégage de ces récits. Hino ajoute à ces éléments de l’horreur traditionnel ceux du conte noir ou fantastique en utilisant ou en détournant des thèmes et des codes propres au conte : le fruit sanglant, l’enfant démoniaque, la beauté altérée….
Autre conseil : ne vous arrêtez pas non plus à la noirceur des personnages tous plus pervers et dégénérés les uns que les autres ! Pas de héros positif ni innocent chez Hino, et les enfants ne sont pas exempts de ce traitement (le jeune narrateur de Serpent rouge, même s’il subit beaucoup est aussi présenté comme un petit voyeur lâche qui provoquera la ruine de sa famille…) Les enfants dont on assiste aux naissances dans les deux récits ne sont en aucun cas une figure salvatrice ou innocente : non seulement ils provoquent la mort ou la folie de leur mère mais sont aussi des monstres difformes, dévorateurs de chair humaine ou vampires assoiffés de sang, annonciateurs d’ailleurs de malheurs plus grands encore.
Les femmes sont particulièrement mises à mal : magnifiquement dessinées dans le plus pur style "Genji" hérité des estampes traditionnelles, avec des yeux très bridés, des visages épurés, sourcils hauts et courts, habillées souvent du traditionnel kimono, toutes de grâce orientale... elles se révèlent épouses folles, mères violentes, femmes perverses et Hino semble prendre un plaisir certain à les abîmer ou à les déformer monstrueusement. Rien d’autre derrière cette sublime beauté, tout n’est qu’apparence…


La culpabilité, la malédiction, les destins tragiques sont des thèmes communs aux deux récits : les personnages ne peuvent échapper à leur destin, ils héritent d’un passé familial, physique, historique dont ils ne peuvent s’affranchir et qui les condamnent à errer et à souffrir… Le sang, la métamorphose, la pourriture, la destruction physique (décapitation, membres arrachés ou tranchés, cheveux tombants ou arrachés, automutilations…) sont aussi des motifs récurrents mais qui ne composent pas les ressorts de l’action, ils sont là comme quelque chose de naturel et d’admis dans ce monde qui fonctionne avec une logique cauchemardesque…

Panorama de l’horreur

Peignant ses toiles avec son propre sang, un peintre hystérique nous convie à devenir les spectateurs de son projet artistique : peindre le tableau de la fin du monde. Mais avant la réalisation de ce chef d’œuvre ultime déjà en cours, il nous invite à découvrir douze tableaux, préludes à l’horreur finale qui s’offriront comme les paliers d’une descente progressive et lancinante aux enfers, un voyage dans l’univers de la folie humaine.
Notre narrateur va nous présenter sa famille et son quotidien par le biais de ses tableaux, images concentrées du monde dément dans lequel il vit, où la mort est célébré et industrialisée : notre peintre habite ainsi entre une guillotine en suractivité (où les têtes des victimes sont transportées dans des trains « vers leur dernière demeure »), un crématorium où sont brûlés sans arrêt les corps des guillotinés, une rivière où flottent carcasses putréfiées d’animaux et morceaux d’humains, et un cimetière de prisonniers exécutés dont les corps décapités errent chaque nuit à la recherche de leurs têtes… ! Une fois le décor posé, (est-il réel ? est-ce un souvenir ? est-il issu de l’imagination du peintre ?), avec mention des bruits et odeurs en plus, le narrateur présente sa famille : ses enfants atteints de folie morbide passent leur temps à disséquer des animaux morts, sa femme tient une taverne qui accueille les zombies décapités du cimetière maudit, son frère est devenu un pitoyable amas de chairs, sa mère est une folle qui déambule dans la maison, une tête de porc pourrie sous le bras…
Cette plongée dans l’histoire personnelle du narrateur, sous forme de flashes backs et de digressions, d’où l’humour n’est d’ailleurs pas absent, met en avant le destin brutal et funeste de cette famille : le tatouage dorsal hérité de père en fils serait le signe de cette malédiction.
Le père du narrateur en fuyant avec son épouse en Mandchourie, tente d’échapper à cette spirale maudite mais son envie de se libérer sera brisée par la guerre : démonstration magistrale de la vanité de vouloir échapper à son sort, fixé par le destin et le pays auquel on appartient. Et enfin, le narrateur éclairera les conditions de sa naissance et de son attrait pour la destruction : sa mère touchée par un éclair dû à l’explosion atomique d’Hiroshima tombe enceinte et le met au monde : enfant défiguré, nourrisson vampire se régalant de sang, il est perçu littéralement comme le fils de la bombe et donc du démon de l’enfer ! Forcée de quitter la Chine en plein hiver pour le Japon, la famille fait partie de l’exode des colons de Mandchourie marquée par les suicides collectifs, les assassinats et les bombardements chinois… Cette séquence semble être en fait le récit sublimé des premières années d’Hino lui même. (Les parents japonais d’Hideshi Hino installés en Mandchourie devront fuir peu après sa naissance en 1946 dans des conditions difficiles qui mettront en péril la survie de l’enfant. Hino découvrira ensuite le Japon encore sous le choc de l’apocalypse nucléaire).
Hanté par la figure du champignon atomique, le narrateur en sculpte une effigie et lui voue un véritable culte. La statue du champignon atomique, aspergé de sang s’avère magique et va lui permettre de réaliser tous ses fantasmes de destructions planétaires, concrétisant ainsi l’œuvre de sa vie : être l’auteur de la fin du monde… sous forme d’une représentation en image ou réellement, grâce au pouvoir nucléaire ? Dans un final hallucinant, le peintre massacre tous les membres de sa famille (dont on s’aperçoit qu’ils sont en fait des marionnettes, un automate, un animal) et se retrouve, après avoir brisé les murs de sa maison (raison ?) face à une mer de sang d’où, tout en nous hurlant son immortalité, nous prophétise la fin du monde, en nous jetant à la face une hache ensanglantée !
Le récit est extrêmement bien construit, avec une montée en puissance dans l’horreur d’autant plus qu’elle devient réelle, renvoyant à des évènements ou des images historiques. L’humour noir et l’exagération cèdent vite le pas à une réelle tension, une ambiance pesante menant le lecteur loin des sentiers battus de ce genre fictionnel qu’est l’horreur en bande dessinée. L’enchaînement des scènes est rapide et fluide, aucun élément ne s’avère mentionné par hasard, chaque scène trouvant son sens tout en éclairant les autres au fur et à mesure où nous progressons dans le récit. Le dessin expressionniste qui exagère les noirs et les ombres en jouant beaucoup du silhouettage, rappelant judicieusement le théâtre d’ombres (les personnages ici ne seraient-ils pas des marionnettes, soumis au destin ?)
Sur la page de titre, le narrateur, avec un sourire béat, arrache sa peau et écarte sa boite crânienne pour en laisser échapper des figures hurlantes et en cours de décomposition.
Ces visages représentent-ils les visions d’horreur nées de l’imaginaire d’un personnage dérangé ? Ne sont-ils que les représentations mentales d’un fou se construisant un monde et une famille de fou ? Ne seraient-ils pas plutôt les représentations et les images du réel, renvoyant au passé et aux souvenirs et donnant bien du sens à la folie de cet homme ?
La lecture d’Hino pourrait relever plus de l’épreuve que du plaisir, et la dernière altercation du narrateur interpellant le lecteur, lui ordonnant de mourir, lui jetant sa hache à la figure, peut accentuer cette impression de malaise.
Pourtant ce récit malgré sa dimension tragique d’évocation et d’évacuation du traumatisme d’Hiroshima, développe une dimension humoristique, celle d’un récit grand guignolesque, casi parodique : la scène où un zombie déguste un carpaccio de fesses est assez hilarante (les zombies mangeant à l’auberge des parties de leur propre corps qui repoussent d’ailleurs le lendemain).
Cet humour n’est pas sans rappeler le ton de la série et du film la Famille Adams et le dessin exagérément disproportionné rajoute une connotation comique voire burlesque à ce récit. Une autre dimension apparenterait également ce récit au conte noir fantastique. Les symboles, les références, les jeux de mots et les images sont en effet nombreux à décrypter : le leitmotiv de la tête coupée, symbole de la perte de la raison des hommes, ou le tatouage des hommes, marquage d’un destin programmé en sont quelques exemples.
Certaines scènes font écho à des références cinématographiques, littéraires voire même bibliques. Au dernier chapitre, avant de briser les murs de sa maison-prison, le peintre mange avec délectation les fruits diaboliques poussés grâce au sang des têtes des guillotinés (présentés dans le premier chapitre, têtes déportées dans des wagons…) : le fruit symbole de l’accès à la Connaissance ouvre ici sur le monde de la folie et de la mort programmée.
On le voit cette vision cauchemardesque sur la guerre, ses atrocités, le goût de l’homme pour la violence, la torture, la mort infligée, institutionnalisée à grande échelle ou accomplie dans l’intimité de la maison, et ce monde post atomique est loin d’être un simple délire gratuit de catalogue de situations horrifiques, titillant le voyeurisme du lecteur, comme quelques critiques se sont contentés de voir, non, cet album apparaît bien comme la retranscription esthétique par Hino de l’absurdité de notre monde, du mal engendré par l’homme. « Ce monde est un enfer » dit le père du peintre. Que fait donc notre peintre/narrateur et son double Hino ? Il nous le montre ce monde, le dépeint, le commente, nous le jette à la figure dans toute sa monstruosité et nous embrouille à souhait, introduisant des forces supérieures et surnaturelles, parfois plus à même de donner un sens à l’absurde que la raison… La seule issue qui semble proposée par notre auteur, ce sera donc la folie ou son alternative, l’art…
Une lecture historique de l'album ne pourrait manquer de relever les moments cruciaux de l'histoire japonaise présentés ici : le bombardement d'Hiroshima mais aussi l'évacuation de la population japonaise ayant colonisé la Chine et la Corée ainsi que les exactions commises par l'armée japonaise sur ces peuples.
Les premières pages de l'album, si elles ne manquent pas de rappeler le génocide organisé par les nazis, pourraient bien évoquer cette entreprise de tortures et d'assassinats de milliers de coréens et chinois par l'armée japonaise (Rappelons quelques crimes commis par l’armée impériale : l’Unité 731, une unité de l’armée japonaise qui se livra à des expériences de guerre bactériologique et à des vivisections sur 3000 personnes, pour la plupart des civils chinois ; les Massacres de Nankin : de 150 000 à 300 000 civils chinois exécutés dans des conditions atroces lors de l’invasion de la Chine du Nord en 1937; le travail forcé des prisonniers de guerre…)
La famille du narrateur de Panorama de l'enfer complètement folle au sein d'un monde démembré et torturé pourrait être interprétée comme une allégorie de la société japonaise ou plutôt de la conscience collective japonaise. En effet, le gouvernement japonais minimise encore aujourd'hui ces massacres et refuse de reconnaître les exactions commises à l'encontre des peuples coréen et chinois. La conscience collective japonaise serait confrontée à ce refus d'envisager donc de dépasser cette facette de sa propre histoire. Parallèlement le traumatisme des deux explosions nucléaires est bien présent chez Hino, plongeant les personnages dans une attitude schizophrénique : sont-ils des bourreaux ou des martyrs ?
Le personnage principal de Panorama de l’enfer souffre de troubles qui s’apparentent à la schizophrénie : automutilation, démembrement, etc. Ici, l’hypothèse de la famille représentant la mémoire collective japonaise prendrait tout son sens.
Hideshi Hino semble tirer le signal d’alarme avec cet album, notamment avec cette dernière vignette qui avertit le lecteur d’un futur déferlement de violence. Le Japon, société en proie aux contradictions, ne pourrait aller de l'avant qu'en faisant une analyse rétrospective de son comportement pendant la seconde guerre mondiale, si elle veut éviter certains troubles… familiaux…?

Le serpent rouge




















Construit comme un conte, avec un décor initial posé – une lugubre demeure perdue dans une vaste forêt infranchissable- un héros, jeune narrateur aux yeux exorbités empli d’angoisse qui donne le ton, et le ressort dramatique -la mise en garde terrible du grand-père : ne jamais s’approcher du miroir bloquant un couloir, derrière lequel se trouverait un labyrinthe maudit peuplé de démons et la chambre close qui doit bien évidemment ne jamais être ouverte…

(Pour un peu, on retrouverait du Harry Potter chez Hino ! enfin, le ton et l’ambiance rappelleraient beaucoup plus Barbe Bleue…) Seul l’enfant semble ressentir une certaine inquiétude dans ce monde un peu étrange. Et pour cause ! La présentation de sa famille va nous permettre de comprendre sa frayeur et justifier ses tentatives infructueuses hélàs de fuite : la grand-mère se prend pour une poule, vit dans un nid énorme en couvant consciencieusement les oeufs que son fils lui ramène de son élevage, celui ci prend un certain plaisir à élever des vers et à décapiter les poules qui ne pondent plus pour ensuite pendre leurs têtes au beau milieu du pondoir.

Pendant ce temps, le grand-père entretient un écœurant rituel avec sa belle-fille (qui consiste à devoir lui masser un énorme furoncle qu’il a au cou avec une crème d’œuf) tandis que l'aînée des enfants s'amuse à jouer avec les vers (qu’elle mange ensuite) si durement entretenus par son paternel…On comprend donc que notre narrateur ne chercher qu’à quitter cette famille dont il est condamné à observer les rituels écoeurants ! Mais l’interdiction formelle du grand père tout en terrifiant encore plus l’enfant, excite évidemment sa curiosité. Et c’est au cours d’un rêve que l’enfant va traverser le miroir et ouvrir la Chambre close, libérant le serpent rouge, le messager du malheur… (Il est probable que certains éléments gagneraient à être éclairés par une connaissance accrue de la culture japonaise: nous savons que le monde des rêves joue un grand rôle dans les contes du folklore asiatique où ils sont des portes pour accéder au domaine des fantômes... Se nourrissant des rêves humains, le démon Baku est aussi représenté ainsi que la femme serpent, née d'un caricatural conte érotisant japonais issu des Konjaku Monogatari)
A partir de là, le semblant d’harmonie qui régnait entre eux -la folie des uns s’accordant à celle des autres- est brisé : les travers et la folie de chaque personnages va se déchaîner, et le récit va aller rapido-crescendo jusqu’à l’hystérie finale, un espèce de jeu de massacre collectif d’où notre malheureux narrateur tente d’échapper... Le thème de la métamorphose est habilement mis en scène : tous les personnages vont subir une transformation physique qui va engendrer comme dans une réaction en chaîne la violence finale qui conserve malgré tout un aspect comique, né de cette exagération outrancière (le serpent vampirise la sœur qui tue les poules pour s’abreuver de leur sang, déclenchant la colère du grand père. Au cours d’une violente dispute, elle lui tranche un pied, le furoncle déplacé du cou à la cheville tranchée du grand père explose, brûlant et déformant le visage de la belle fille qui ainsi ensemencée donne naissance à un enfant difforme qui déchire le ventre maternel en venant au monde et dévore la grand mère entre temps devenue une poule géante ! ! !)
Echappant à la boucherie générale, l’enfant poursuivi par le serpent rouge par lequel il sera finalement piqué va traverser le miroir, naviguer sur une mer de sang (comme dans l’autre récit d’Hino, les têtes des morts flottent sur cette mer de sang, ) qui s’avérera pleine de dangers… L’enfant se réveillera devant un miroir intact, sans savoir si c’était un cauchemar ou si le miroir lui a permis d’entrevoir autre chose, ce monde de l’autre côté. Il retrouve sa famille telle qu’elle se présentait au début, avec sa petite folie arrangée et dont tous sont accommodés. Le récit se ferme sur lui même et ne propose que sa relecture, éternellement.
Le récit est construit autour de la notion d’interdit et déviance. Il y a d’abord l’interdiction de passer à travers le miroir et d’explorer un monde autre, perçu comme maudit. Et il y a aussi cet interdit de l’inceste poussé ici sans ses limites au travers des relations quasi incestueuses qu’entretiennent les personnages. Les pulsions s’avèrent plus fortes que tous les interdits et les pulvériseront. C’est dans son rêve que, poussé par le désir de savoir, l’enfant va passer au travers du miroir et découvrir autre chose qui s’avère finalement être pire. Ce monde qui tourne sur lui-même comme une spirale infernale et sans fin ne serait-il pas une représentation de la folie de ce jeune garçon qui aurait donc inventé complètement ce récit ? ou alors ce n’est effectivement que la seconde partie qui est rêvée: le miroir ne renvoyant l’enfant qu’à lui même, qu’à sa propre image et à ses désirs permettrait cette interprétation. Mais le monde extérieur ou une autre vie symbolisée par la chambre close semble alors pire que l’initiale, déjà bien inquiétante…

On le voit, les récits de Hino ne se laissent pas facilement décrypter et sont plus complexes qu’ils n’y paraissent. Loin du simple gore (dont le sens littéral en anglais est « sang séché »), ces récits proposent de nombreuses lectures qui renvoient sans cesse à la nature profonde de l’homme.
L’éditeur nous prévient que ces deux œuvres qu’il présente d’Hino sont réservées à un « public averti »… en espérant que vous le soyez un peu mieux à présent… (Signalons au passage la belle qualité de ces livres : papier de qualité, couverture souple en couleurs, onomatopées conservées en langue originale qui montrent ici tout leur intérêt graphique et narratif…)

L'éditeur
IMHO (In My Humble Opinion… non ce n’est pas un canular !) s’est lancé dans l’aventure éditoriale en septembre 2003 en publiant quelques mangas dont les auteurs étaient inconnus en France et qui présentent l’avantage de nous faire découvrir un pan atypique de la production japonaise. C’est Junko Mizuno qui a ouvert le catalogue avec Cindarella (au départ illustratrice, Mizuno a adapté trois contes européens dans un style avec des couleurs très relevéés), puis Hideshi Hino et Suehiro Maruo, qui ont en commun d’être classés dans le genre bande dessinée d’horreur. Mais l’éditeur affirme ne vouloir ni se spécialiser dans ce genre particulier ni même limiter son activité éditoriale au manga. En effet, des projets liés à la littérature et la musique montrent une volonté d’organiser et de développer des rencontres entre plusieurs champs artistiques différents.

Pour en savoir plus sur Hino
Sa première histoire, Sueur froide, paraît en octobre 1967 dans Com,le magazine de manga adulte créé par TEZUKA. Il entame par la suite une série de récits horrifiques qui compte à l'heure actuelle une quinzaine de volumes, dont Hell baby et Panorama of Hell, publiés en anglais par Blast Books. On a également pu découvrir HINO en Occident grâce à Comics Underground Japan, du même éditeur, anthologie contenant un récit du mangaka : Laughing ball.
Une autre anthologie, française cette fois-ci, incluait un récit de HINO ; il s'agissait du Comix 2000, énorme volume publié par L'Association, maison phare de l'édition alternative en France, à l'occasion de l'an 2000. HINO faisait partie des rares mangaka qui y avaient apporté leur contribution (avec HANAWA Kazuichi notamment), pour un récit des plus marquants : Blood fruit, où il se livrait à une revisitation du conte de Blanche Neige qui tournait au cauchemar. Serpent rouge est sorti au milieu des années 80 au Japon sous le titre d'Akai Hebi, tout comme le premier volet de la série des Guinea Pig, films d'horreur dérangeants qu'’Hino a réalisés pour la plupart, et considérés comme cultes aux yeux des adorateurs du genre. Hino a été nominé au Salon International de la bande dessinée d’Angoulême 2005.


Article paru dans Intercdi, N°195 ; juin 2005

Zoom sur un auteur coréen hors norme : Kun-woong PARK

Le travail étonnant et remarquable tant au niveau historique que graphique du jeune auteur coréen Park Kun-woong mérite qu’on s’y attarde un peu et qu’on s’y intéresse vraiment !
Deux de ses titres sont publiés en France ; non seulement ils démontrent une grande maturité de la part d’un si jeune auteur mais sont véritablement importants en termes de repères dans le panorama éditorial de la bande dessinée actuelle. Ces titres qui ont pour objectif avoué de mettre au grand jour des évènements de l’histoire moderne de la Corée proposent un traitement graphique et narratif vraiment remarquable.
Massacre au pont de No Gun Ri, imposant recueil de 610 pages en noir et blanc est paru en 2006 chez Vertige Graphic, intéressante maison d’édition alternative (à qui l’on doit aussi la publication du fameux Gen d’Hiroshima).
Le récit débute avec l’entrée en guerre de la Corée durant l’été 1950. Les troupes nord-coréennes communistes en franchissant le 38ème parallèle envahissent la Corée du Sud, repoussant l’armée et jetant des nombreux civils sur les routes. Dans le premier moment du récit, on va suivre une famille, celle du narrateur, Eun-Yong qui réside près de Séoul avec sa femme et ses deux jeunes enfants. Contraints comme tant d’autres à fuir l’avancée nord-coréenne, ils rejoignent sur la route frère, grands-parents, cousins. Encadré par l’armée américaine estimée tout puissante et protectrice, les colonnes de réfugiés ne croient à leur salut qu’au Sud, épargné par les combats.
Peu à peu, à l’angoisse de la guerre et de l’inconnu s’ajoute une désillusion croissante à l’égard des soldats américains aux comportements contradictoires, persuadés que des soldats nord-coréens ont infiltré les réfugiés.
Poussé par le grand-père, Eun-Yong se sépare de la famille pour tenter de la précéder plus rapidement dans cette fuite éperdue. Il part seul, empli de culpabilité. Et la famille qui progresse plus lentement avec les autres réfugiés va rester bloquée à No Gun Ri et y vivre l’enfer.

C’est ce que raconte l’essentiel du livre, ces 6 jours passés sous un pont, près de ce hameau de No Gun Ri, à une centaine de kilomètres au Sud Est de Séoul. Après qu’une attaque américaine ait bombardé les colonnes de réfugiés, tuant des centaines de civils, les survivants paniqués tentent de s’abriter sous un pont. Les soldats du 7ème régiment de Cavalerie des Etats-Unis se placent près des ouvertures du pont et encerclent le lieu, tapis dans les hauteurs avoisinantes.

Ils vont mitrailler sans relâche les civils réfugiés sous les arches du pont. Tout en s’attachant aux membres de la famille que nous suivons, ce récit autobiographique donne la parole à plusieurs autres personnes ayant réellement vécu ces évènements.
Le lecteur vit le massacre, l’attente interminable et angoissante à travers les témoignages de ces personnes survivantes et la lecture n’en est que plus insoutenable. Ceux situés aux ouvertures du tunnel seront décimés, les survivants tenteront de faire des remparts avec les cadavres pour se protéger. Certains essaieront de sortir pour s’échapper ou pour trouver de l’eau potable mais seront abattus dès les premiers mètres parcourus… Ce sont les troupes nord coréennes qui plus tard découvriront les corps entassés dans le tunnel et avanceront le chiffre de 400 tués.

En relatant l’histoire de cette famille déchirée, confrontée à la fuite, à la peur et à l’horreur de la guerre, les auteurs accomplissent un travail historique et un devoir de mémoire. Car ce massacre, malgré les demandes d’enquête auprès de l’armée américaine, n’est pas encore reconnu officiellement par les Etats-Unis (cf. note 1).
Ce récit en bande dessinée adapte le roman autobiographique publié en 1994 en Corée de Chung Eun-uong (né en 1923), président d’un comité de défense des victimes du massacre. On sent que l’auteur en donnant également la parole aux survivants veut faire œuvre de témoignage, décrire une réalité cachée, niée, refusée longtemps par son propre gouvernement et montrer comment l’humanité peut promptement abandonner chacun de nous, bourreaux comme victimes, soumis à l’épreuve de la peur.

Quant au dessinateur, Park (né en 1972), il fait partie de cette jeune génération d’auteurs coréens de manwhas qui s’intéresse à l’histoire de son pays et à ses luttes fratricides.
Son trait évolue selon le récit. Evoquant l’estampe au lavis, stylisé, vaporeux, rond, naïf pour décrire les paysages bucoliques ou les scènes familiales légères, il devient expressif, charbonneux, dur, comme incontrôlé, quasiment illisible au fur et à mesure que progresse l’horreur.
La lecture de cette œuvre est assurément difficile et éprouvante, tant les propos des victimes sont d’une force sans égale et le procédé d’identification efficace et douloureux. Elle entraîne le lecteur à vivre l’enfer de ces personnes abandonnées, désorientées car attaqués par ceux là mêmes qui devaient les protéger. Mais elle atteint indéniablement son objectif d’informer, de témoigner et de rendre sensible l’amoralité de la guerre. Un second volume a été annoncé chez l’éditeur qui devait nous faire partager l’après guerre du narrateur.

Le second titre de Park intitulé Fleur, développé en trois volumes eux aussi d’imposante épaisseur – au total plus de 1000 pages – décrira l’histoire et le déchirement de la Corée à travers le récit de la vie d’un personnage, dans un style graphique différent du titre précédent.
Le premier tome entièrement muet s’ouvre sur des pages en noir et blanc. Dans une cellule, un vieux prisonnier torturé, à bout de forces, est sur le point de mourir. Il sombre dans l’inconscience et les souvenirs affleurent, en couleurs. On découvre Jaeng-tcho, enfant dans son village d’une province du Sud de la Corée, dans les années 40. Il se réfugie souvent sous un arbre avec celle qu’il aime, Dalley. Mais l’auteur ne consacre que peu de pages à l’évocation de l’insouciance et des bonheurs de l’enfance.
La Corée vit difficilement l’occupation japonaise à laquelle elle est soumise depuis 1910. L’empire japonais qui interdit langue et écrit coréens tient le pays dans une main de fer. Jaeng-tcho a bravé l’interdit en tenant un petit carnet d’écriture coréenne, qui conduira un jeune étudiant avec qui il était lié à la décapitation publique. Le ton est donné. S’ensuit un parcours difficile pour Jaeng-tcho qui sera interné dans les camps de travaux forcés en Mandchourie.
A la proclamation de la libération de la Corée, il revient dans son village natal pour découvrir que Dalley dont il a toujours été amoureux se marie avec un ancien ami, qui a collaboré avec l’armée japonaise. Puis, Jaeng-tcho accusé d’avoir tué le chef de village, sera torturé alors que tous les habitants seront exécutés par l’armée sud-coréenne, persuadée que le village abrite une base communiste. Dalley, seule parviendra à s’échapper. La guerre de Corée débute. Partisans du Nord et troupes du Sud se déchirent dans une lutte fratricide. Jaeng-tcho qui parvient à fuir les soldats du Sud se retrouve nez à nez avec un groupe de partisans communistes. Reconnaissant le chef de cette bande clandestine, Do-wha, un homme aux cheveux roux qui fut prisonnier avec lui en Mandchourie, il intègre le groupe.
C’est à partir de cette rencontre que le texte va apparaître dans la bande dessinée (nous sommes au volume 2). On suivra ce petit groupe composé de personnages hétéroclites, aux motivations diverses : deux enfants rescapés des massacres commis par les sud-coréens, un peintre barbu (qui ressemble étrangement au Capitaine de la série Pim Pam Poum !) dénoncé comme communiste pour avoir fait figurer du rouge dans ses toiles, Dal-shik le responsable de l’idéologie du groupe…
L'hiver est rude dans les montagnes, les combattants succombent tour à tour, les uns aux assauts des troupes sud-coréennes, les autres à la neige qui les paralyse. Capturé par les soldats du sud, Jaeng-tcho reste fidèle à son groupe, plus par refus de la violence des soldats du Sud que par adhésion à l'idéologie communiste. Le retour au temps présent du narrateur, puisque le récit est construit en un long flash back, se marquera par le retour du noir et blanc.
L’auteur a consacré cinq années d’un travail acharné pour réaliser cette œuvre puissante. Son graphisme très particulier s’apparente parfois (dans les premières pages) à la gravure sur bois et rend hommage à cet art traditionnel coréen. Le trait est épais, avec de larges cernes noires, rappelant la calligraphie comme l’expressionisme.
Quand il utilise la couleur (dans l’essentiel des volumes), ses images se réfèrent explicitement à l’impressionnisme et particulièrement à Van Gogh. Des magnifiques pages muettes du premier volume, composées comme autant de peintures, émanent une poésie et une force d’évocation dense et captivante.
Il est vrai que le premier volume de par son absence de texte est d’un accès difficile. Pour une fois, il sera indispensable de lire la préface du journaliste Michel Temman qui donnera les clés historiques indispensables à la compréhension du volume. Comme le souligne le professeur Shin Yeong-bok (préface du deuxième volume), « Fleur impose une lecture très créative, obligeant à relire l’histoire pour en recomposer la trame. Le lecteur ne peut donc pas parcourir ce livre l’esprit détaché, allongé confortablement sur un canapé. Et cette lecture créative est à son paroxysme dans le premier tome, vide de tout dialogue et de tout texte ».
Une autre personnalité, Sung Wan-Kyung, analyste et historien de la bande dessinée et des arts visuels qui signe la préface du troisième volume explique l’importance de la publication de Fleur en Corée. Face à une production axée sur la légèreté et le divertissement, Fleur apparaît comme un ovni dans le monde du manwha. De par son approche narrative et graphique expérimentales, le titre constitue un repère dans l’histoire moderne de la création visuelle, qui dépasse le cadre de la bande dessinée. Il souligne combien l’œuvre d’un si jeune auteur qui met ses talents graphiques incontestables au service de l’approfondissement par la fiction de l’histoire coréenne, jusque là réservée à la littérature, permettra de faire évoluer les mentalités en Corée du Sud et donnera à réfléchir sur certains faits historiques.
Témoigner de l’histoire de la Corée par ce biais, celui du témoignage d’un homme qui a rejoint les partisans et refusé l’idéologie du Sud est une chose difficile à concevoir voire impensable encore dans la Corée du Sud d’aujourd’hui. Ce récit qui s’attache à l’espoir à travers le symbole de la fleur, comme celle qui a surmonté toutes les souffrances pour voir le printemps, est une œuvre forte, hors du commun qui réunit vigueur narrative, puissance graphique et intensité émotionnelle.

Note 1 : Durant 50 ans, l’histoire de No Gun Ri fut tenue secrète par le gouvernement sud-coréen lui même, les plaintes n’ont été examinées qu’en 1990. 50 après les circonstances, l’existence même des faits sont âprement discutés. Pourquoi ce carnage ? Pourquoi ces soldats américains censés protéger cette population civile a fait feu et exterminé ces hommes, femmes, enfants ? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre les travaux de l’Associated Press en s’appuyant sur les témoignages d’une douzaine de GI’s et des familles de survivants. Des dossiers sur Internet en présentent une synthèse.
http://www.korea-is-one.org; http://www.checkpoint-online.ch)



Park, Kun-woong et Chung, Eun-yon. - Massacre au pont de No Gin Ri. – Vertige Graphic, 2006. – 611 p. : ill. en noir et blanc ; 24 cm. - ISBN 978-84999-041-4 : 29 euros

Park, Kun-woong. - Fleur. – Casterman, 2006. – 412 p. : ill. en coul. ; 24 cm. - (Ecritures). – ISBN 2-203-39645-8 : 22,95 euros
Série complète en trois volumes.

Interview de Vanyda

Réalisée en public, Café BD au café St Pierre (Le Mans), le 18 septembre 2009.
Avant de parler de votre activité éditoriale, je vous propose de revenir un court instant sur votre parcours dans la bande dessinée. Comment êtes vous devenu auteur de bande dessinée ? C’est une idée qui s’est imposée à vous très vite, assez jeune ou c’est plutôt une envie qui peu à peu s’est construite et a pris forme ?
J’ai commencé ma première bande dessinée à 6 ans, ça m’est tombé dessus assez vite ! Je faisais des bonshommes bâtons. Puis vers 11 ans, des personnages semi réalistes avec de grands yeux, déjà quelques mises en scènes…et j’ai continué à en dessiner tout le temps, sans jamais arrêter. Juste deux ou trois ans, au moment où je voulais faire du dessin animé. J’en regardais beaucoup à la télé et je voulais faire pareil mais à 10 ans, c’était un peu compliqué ! Je dessinais beaucoup de plans fixes, des trucs qui auraient pu devenir du dessin animé et puis, je suis revenue à la bande dessinée après avoir lu Thorgal. Auparavant, je n’avais lu que de la bande dessinée franco belge, gros nez, Astérix, Boule et Bill… J’aimais bien mais ça ne m’a pas donné envie d’en faire! Alors que Thorgal, dans un dessin semi réaliste, dans un registre dramatique m’a convaincu…

Vous avez étudié à l’école des Beaux Arts de Tournai. Est-ce que vous avez beaucoup appris ? Est ce important pour un auteur de bande dessinée de recevoir un tel enseignement ?
Faire des études dans le domaine, ce n’est pas forcément nécessaire mais cela permet de progresser plus vite. Quand on y est, on ne comprend pas forcément l’utilité des cours ! Mais on fréquente aussi d’autres gens qui dessinent, qui aiment ça, qui n’ont pas la même vision que vous, cela ouvre énormément, permet de progresser plus vite, cela aide à vous découvrir plus vite. J’ai appris 50% avec les profs, 50% avec les copains ! De ma classe, finalement, je suis la seule à exercer dans la bande dessinée. Dans le domaine artistique, il faut avoir beaucoup de confiance en soi….
On vous a découverte avec L’immeuble d’en face, un titre qui compte deux volumes pour l’instant, bientôt un 3ème. Un récit où l’on découvrait le quotidien de personnages qui n’ont au départ en commun que le fait d’habiter le même immeuble. Peu à peu, on rentre dans leur intimité respective et eux aussi en même temps de croisent et se découvrent. C’est un récit que vous avez auto édité (avant qu’il ne soit publié par la Boite à Bulles). Vous ne trouviez pas d’éditeur ?

En fait je n’ai pas cherché d’éditeur au départ. Car cette histoire, je l’ai réalisée aux Beaux Arts. On avait des sujets tous les trois mois environ, avec des histoires prévues en une dizaine de pages. C’était des projets courts et moi, j’avais envie de faire un projet long. J’ai trouvé le stratagème de faire des chapitres avec des personnages récurrents. L’histoire était bien close en 10 pages mais mis bout à bout, on avait une grande histoire ! Puis les profs aux Beaux Arts nous ont incités à faire un fanzine, pour avoir une finalité, avoir des lecteurs. J’ai donc fait paraître L’immeuble d’en face dans ce fanzine. Je n’ai même pas pensé à la publier différemment.
Par contre, pour L’année du dragon réalisé avec François Duprat, j’ai cherché un éditeur et là, ça s’est avéré difficile ! C’est un peu paradoxal, car L’immeuble d’en face, c’est l’éditeur qui a vu l’autoédition et qui a proposé sa publication. Et de l’autre côté, on ne trouvait personne pour L’année du dragon !
Après le joli succès critique de L’immeuble d’en face (et public, 10 000 exemplaires vendus) les choses ont dû s’arranger ?
Oui, ça m’a aidé car après tout s’est enchaîné ! et je n’ai jamais plus eu à chercher d’éditeur, ils sont toujours venus vers moi, pour un jeune auteur, c’est très confortable ! Passer de la Boite à Bulle à Dargaud, d’un éditeur alternatif au plus gros, c’est un sacré parcours. C’est Jean David Morvan, qui avait acheté la version autoéditée de L’immeuble d’en face, qui l’a donné aux gens de chez Dargaud, en disant « surveillez ce jeune auteur » et du coup, plus tard, ils sont venus me chercher !

Pour moi, ce récit vous situait plutôt dans la veine du récit graphique (publié chez un éditeur alternatif, préfacé par F. Boilet). On y perçoit une maturité plutôt atypique pour un premier album, une habileté graphique et narrative pour exprimer le déroulement du temps, pour jouer sur les non dits, les ellipses, rendre sensibles les émotions des personnages. Or, cet album se voit doter du prix du Meilleur Manga 2006 aux Etats-Unis, ce qui m’a surprise. Comment recevez-vous cette qualification ? Elle vous semble juste ?
Ce n’est pas injuste non plus ! J’ai une influence manga, c’est sûr mais d’autres aussi, donc c’est plutôt un métissage. Pour les gens qui lisent que du franco belge, c’est très manga ; pour ceux qui lisent du manga, ils ne voient pas beaucoup de manga ! J’ai de la chance car du coup, je peux attirer ces deux publics !

Vous retrouvez-vous dans cette appellation du manga français ? Vous revendiquez ce double héritage ?
Tout à fait, je le revendique ! J’ai dédicacé à la Japan Expo par exemple, et je m’y sens à ma place !
L’année du dragon est aussi une série atypique, dans le fond comme dans la forme. Trois volumes centrés sur trois personnages qui se croisent au rythme de leurs vies sentimentales. Comment s’est passée la collaboration avec F. Duprat ? Et nouveauté, la couleur ! Qui a assuré la colorisation ?
C’est moi qui ai fait la colorisation et c’est pour ça que j’en ferais plus !!! C’est trop long, fastidieux. Si je dois le refaire, ce sera différemment !
François était aussi aux Beaux Arts en même temps que moi, la classe au dessus. Mais comme on est souvent mélangé par niveaux, on pouvait échanger et on s’est aperçu qu’on avait des univers très proches malgré des influences très différentes, lui venait du franco belge et détestait le manga ! On a travaillé ensemble, lui dessinait certaines parties (celles du dragon), dont le dessin est volontairement différent du mien. La collaboration s’est bien passée, il faisait des critiques, je disais non et voilà, c’est moi qui avais le dernier mot !
On a mis un an à faire l’album, 150 pages en noir et blanc ou 46 pages couleurs, c’est le timing qu’il me faut !

C’est un rythme soutenu ! Vous travaillez beaucoup ?
Je dessine tous les jours, les premiers mois sont plutôt cool mais plus on se rapproche de la deadline, plus c’est n’importe quoi, plus de samedi, plus de dimanche, plus de soirée, les trois derniers mois sont très intenses !

Vous arrivez à garder le plaisir de dessiner ?
Il y a parfois des moments de passage à vide. Mais c’est mon propre projet, mon scénario, mes personnages et c’est donc motivant pour avancer.
-Avez-vous au départ une idée précise de votre scénario ?
J’ai une trame générale au départ, il ya des moments clés que je contrôle et entre les deux, c’est au feeling ! C’est plutôt dans la forme, la mise en page, la mise en scène les dialogues proprement dits que c’est plus flou… C’est là que c’est un peu la panique parfois ! Dessiner, ça va encore, mais quand on doit encore créer, imaginer des scènes alors que la date butoir approche… J’ai de la chance d’avoir un éditeur qui me fait confiance et ne me demande pas à l’avance des planches.

Votre éditeur vous fait des remarques, vous donne des conseils ?
Ce sont des gens très bien, ils ne me disent rien !!! Non, ils suivent, font des commentaires mais plutôt dans le bon sens jusqu’à présent ! Je fais relire mes planches à François Duprat avec qui je partage le même atelier à Lilles et aussi à mon copain. C’est plutôt pour avoir des avis sur des questions de dialogues, de compréhension, de placement des bulles que sur l’histoire elle-même.

Comment travaille-t-on en atelier ?
On se donne RV à 10 heures, on est tous là à 10h30, 10h40… Le soir, c’est très variable, 18h ou 20h. On emmène aussi des choses à finir chez nous…Chacun travaille sur son projet personnel, on se montre ses planches tous les deux jours, c’est aussi une façon de se réassurer. D’autres travaillent à deux sur un projet commun souvent après s’être rencontrés d’ailleurs dans le cadre de l’atelier.

Le scénario, le découpage, le dessin
, vraiment trois étapes différentes ?
Le scénario et le découpage vont vraiment ensemble et sont pour moi liés. Certaines pages sont écrites pour un cadrage particulier que j’ai en tête. Je ne pourrai pas raconter autrement qu’en dessin. La bande dessinée est vraiment le moyen qui me convient !
Venons en à votre série Celle que. Ce choix du titre qui joue sur la répétition et la déclinaison (celle que je ne suis pas / que je voudrais être / que je suis) est une jolie trouvaille ! En évitant le prénom trop précis, ça permet d’entretenir le mystère et de stimuler l’imaginaire du lecteur.
En fait, j’ai eu des lecteurs plutôt jeunes qui ne comprenaient pas ce titre !
En même temps, en passant de la négation à l’affirmation, on comprend que l’on va suivre l’évolution de ce personnage et assister à son épanouissement.
Oui et j’aime aussi l’idée que les personnages secondaires évoluent aussi !

Les premières pages sont assez représentatives de votre style. On y voit un joli enchainement de cadrages qui tout en étant très opposés (plongée / contre plongée) permet une lecture très fluide. L’absence de commentaires narratifs, un décor très réaliste et en même temps une façon suggestive d’à peine ébaucher le visage de Valentine, une utilisation des trames qui permet des nuances expressives de gris, une capacité à exprimer les émotions du personnage à travers ses attitudes, un trait épuré… tout cela rappelle des auteurs de josei manga comme Kiriko Nananan ou Yamaji Ebine…
Interventions du public
On apprend beaucoup de choses sur le monde des adolescents, la vie quotidienne à l’école…
Chez moi, tout le monde a lu cette bande dessinée, ma fille de 11 ans, moi-même, son père, son grand frère…et on a pu tous en discuter ! C’est très ancré dans lé réalité et en même temps c’est intemporel ! Personnellement, je me suis retrouvée aussi bien dans le personnage de la mère que dans Valentine…

Tentons de découvrir les scènes dont vous précisez en avant propos qu’elles ont été conçues avant le scénario de Celle que et réintégrées dans le cours du récit. Serait-ce la scène du camping ?
Non !

Alors, celle où Valentine perd ses amis et erre dans les rues la nuit ?
Ouiiii !

Quelles sont vos lectures ?
Du manga, de la bande dessinée et du comics issu de l’édition indépendante. En vrac, Taniguchi, Kiriko Nananan, Adachi (Tough, H2) ; Undercurrent, Mari Okazaki (Complément affectif), Inoue (Real), YotsubaAya de Yopougon ! j’aime aussi les romans de Murakami, le polar suédois et je regarde aussi des séries télévisées… On se nourrit de tout !
Je travaille tout le temps à partir du moment où il y a des gens autour de moi, à la caisse du supermarché, dans le métro, dans le train… Ado, j’étais très timide comme Valentine ; je passais mon temps à regarder comment les autres se comportaient, car je ne savais pas comment faire !
Alors, c’est autobiographique ?!
Non, il n’y a pas que moi dans ce personnage ! Je m’inspire beaucoup de ce que j’observe. L’immeuble d’en face par exemple existe. J’habitais en face d’un immeuble, il n’ya avait pas de rideau aux fenêtres, j’ai vu des silhouettes, j’ai brodé ! Chaque personnage est un mélange de 4 ou 5 personnes que je connais en vrai qui en général ne se reconnaissent pas ! Mais ce n’est pas la réaliste brute, je compose ! Sauf pour les décors qui en général existent pour de vrai car là, je n’ai pas trop d’imagination.

Quel est le profil de vos lecteurs ?
Un public féminin jeune, bien que j’ai conservé une partie du lectorat de L’immeuble d’en face, que je qualifierai d’adulte mixte ! Et même si les filles sont les personnages principaux, les garçons ne sont jamais loin, elles en parlent aussi beaucoup !

Pourquoi la bande dessinée n’attire pas ou laisse si peu de place aux auteures ?
Tout d’abord, il n’y avait pas beaucoup de bande dessinée il ya encore 10 ans intéressante à lire pour les filles, et beaucoup de dessinatrices se tournaient plutôt vers l’illustration jeunesse. Aux Beaux Arts, en section BD, sur 25, on était 4 filles…L’influence du manga dans ce domaine est positive, il y a surement un peu plus de dessinatrices de bande dessinée dans ma génération mais il y en aura encore plus dans la suivante…

Vos albums ont tous le même format bien que publiés chez des éditeurs différents. Fruit du hasard ou habile marketing ?
Dargaud a choisi intentionnellement ce format pour que l’album soit effectivement mieux identifié. C’est aussi le cas pour lé réédition de L’année du Dragon. Ce n’est pas un format vers lequel se dirige spontanément un lecteur adolescent. Mais un adulte qui s’intéresse à la bd va facilement le repérer et l’acheter pour l’offrir à un ado…

Vos projets ?
Normalement, le tome 3 de L’immeuble d’en face, début 2010 ; le tome 3 de Celle que, fin 2010. Et puis, après un nouveau récit, probablement un one shot. Ca parlera de métissage et ça se passera en France. En 2006, j’ai participé à un collectif intitulée Corée (Casterman/Ecritures) et j’ai envie de reprendre deux personnages crées à cette occasion, un frère et une sœur franco-coréens.

Merci Vanyda !
Pour jeter un coup d'oeil au site de Vanyda

Les grands courants de la bande dessinée

De l’Ecole de Bruxelles au manga, en passant par le roman graphique et le mouvement alternatif, de nombreux courants narratifs et esthétiques ont traversé la bande dessinée en France, enrichissant et diversifiant sa production. Un rapide panorama de ces grandes tendances permet d’entrevoir la fécondité de la bande dessinée et l’évolution de son statut. A présent qualifiée de 9ème art, la bande dessinée a néanmoins peiné à se faire reconnaître comme un moyen d’expression et comme un art narratif à part entière.

L’histoire de la bande dessinée est traversée par des grandes filiations esthétiques aux lignées parfois difficiles à distinguer tant elles se croisent et se chevauchent. Certains créateurs ont fait école en influençant plusieurs générations d’auteurs par leur graphisme mais aussi par la puissance de leur univers imaginaire. Les auteurs se sont longtemps formés seuls – il n’y avait pas d’école pour apprendre la bande dessinée – en copiant leurs prédécesseurs et, incités par le fonctionnement de la presse et des maisons d’édition, en se regroupant par familles stylistiques.

La bande dessinée franco-belge

Le terme de bande dessinée franco-belge désigne spécifiquement l'ensemble des styles communs aux bandes dessinées belges et françaises qui connaît son apogée de 1945 à la fin des années 1960.

Cette bande dessinée franco-belge est caractérisée par des albums cartonnés presque exclusivement destinés à la jeunesse, en couleur, d’une quarantaine de pages en moyenne. Elle sera dominée par deux grandes écoles graphiques et narratives.

Grâce aux deux auteurs fondateurs et antinomiques que sont Hergé et Franquin, créateurs des deux plus célèbres héros de la bande dessinée, Tintin et Spirou, vont se côtoyer deux écoles graphiques distinctes, deux sensibilités qui ont engendré une rivalité stimulante pendant plus de trente ans à travers deux hebdomadaires et deux maisons d’éditions (Le Lombard et Dupuis).

Pour Tintin et Hergé, on évoque « l’école de Bruxelles » (caractérisée par « la ligne claire »), pour Spirou et Franquin, on parle de « l’école de Marcinelle » (ou « école de Charleroi », Marcinelle étant un faubourg de Charleroi, siège des éditions Dupuis).

L’école de Marcinelle ou la frénésie de la caricature

En se positionnant comme concurrent de Tintin qui joue la carte du sérieux et de l’éducatif, Charles Dupuis choisit la carte de l’humour et du rire, du comique, du divertissant. (« Faire le spirou » en dialecte wallon signifie se comporter de manière vive et espiègle). L’équipe qui se constituera sous la houlette de Jijé sera prestigieuse : Franquin, Morris, Peyo, Roba, Tillieux… Le Journal de Spirou lancera au cours des décennies à venir de nombreux auteurs (Macherot, Fournier, Cauvin…). Ensemble, ils forment cette école de Marcinelle qui privilégiera le sens de la caricature et le goût pour le récit d’humour servi par un trait dynamique, naïf et tout en rondeur. L’absence de récitatifs, la profusion des symboles représentatifs du mouvement, le lettrage débridé en sont les caractéristiques complémentaires. L’expression « gros nez » qui insiste sur cet aspect de la caricature et de la représentation parodique qualifiera facilement toutes les bandes dessinées qui se situeront dans la filiation de ce mouvement (Goscinny, Cestac…).

L’école de Bruxelles ou la ligne claire

Même si l’expression n’apparaît qu’à la fin des années 70, elle s’applique en fait à un style bien antérieur en bande dessinée, en particulier au style d’Hergé et avant lui à celui des auteurs précurseurs comme Christophe (Le Sapeur Camenbert), Pinchon (Bécassine), Alain Saint-Ogan (Zig et Puce).

L’expression souligne l’importance de la clarté, de la lisibilité du dessin, et plus largement de la priorité accordée à la netteté et à la sobriété tant graphique que narrative.

Elle induit des caractéristiques graphiques précises telles que le contour au trait noir et invariable de tous les éléments du dessin et une mise en couleurs en aplats, sans effet d’ombre ni de lumière. Les différents plans apparaissent ainsi avec la même netteté, sans hachure, ni dégradé. Les couleurs sont toujours les mêmes, attachées à leurs objets, quelle que soit la source de lumière. On a coutume de dire que «chez Hergé, il est toujours midi ».

S’ajoutent d’autres éléments toujours choisis pour leur qualité de lisibilité : le réalisme des décors et des objets, la régularité du découpage de la planche et l’idée que le dessin doit être au service du récit, d’où une élimination de tout ce qui serait accessoire, qui détournerait le lecteur du récit par de grands effets visuels. La ligne claire a recours à la stylisation et au jeu de l’ellipse où la suggestion prime sur la démonstration.

On voit que la ligne claire ne se limite pas à une pure conception graphique mais qu’elle s’étend à une conception de la narration. Plus qu’une façon d’encrer, la ligne claire représente une approche globale de la bande dessinée qui détermine la façon de raconter, la représentation du réel, l’écriture des dialogues, le découpage, la mise en page…

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette netteté et cette lisibilité résultent d’un énorme travail préparatoire. Hergé ne cache rien de son étude acharnée du crayonné, reprenant, gommant, raturant sans cesse, allant jusqu’à trouer la page afin d’arriver, grâce à un système de calques et de transfert, à dégager le trait le plus expressif.

Ce style deviendra celui de toute une génération d’auteurs, d’abord des proches collaborateurs qui travailleront au studio Hergé ou au Journal de Tintin avant de créer leurs propres séries, Jacobs (Blake et Mortimer), Jacques Martin (Alix), Roger Leloup (Yoko Tsuno), Vandersteen (Bob et Bobette), Bob de Moor, (Cori le moussaillon), Tibet (Chik Bill), Craenhals (Les 4 as) puis de bien d’autres encore. On retrouve, chez ces auteurs que l’on regroupe sous l’expression « Ecole de Bruxelles », les mêmes caractéristiques : dessin cerné, sobriété et réalisme du graphisme, aplats colorés, lettrage neutre, rigueur du découpage…

Plus ou moins contestée dans les années soixante-dix, (cf. la « ligne crade » de Vuillemin ou Reiser), la ligne claire se renouvelle profondément une dizaine d’années plus tard avec des auteurs qui vont en transfigurer les fondements et l’esthétique. Inventeur de l’expression "ligne claire", Joost Swarte sera le leader du mouvement de réappropriation et d’interprétation de ce style hérité d’Hergé qui engendrera à son tour une nouvelle école (Ted Benoît, Floch, Yves Chaland, Clerc...).

La bande dessinée adulte, une ambition thématique et esthétique

Poussée par l’esprit libertaire de 68, une génération d’auteurs qui se sent trop à l’étroit dans les cadres imposés par la bande dessinée tournée vers le public jeune va favoriser l’émergence de la bande dessinée adulte. Souhaitant aborder des sujets politiques ou sociaux, des auteurs vont, en particulier par la voie des magazines, créer cette nouvelle forme de bande dessinée.

Gotlib, Bretécher, Mandryka, Druillet ou Moebius, autant d’auteurs qui revendiquent une liberté d’expression qu’un journal pourtant aussi éclectique et ouvert que l’était Pilote ne pouvait leur offrir. Ils vont donc fonder leurs propres magazines dans ces années 70 (qui deviendront pour certains des maisons d’édition). En quelques années, toute une nouvelle presse pour adultes fleurit : ce sera l’Echo des Savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial, A suivre.

Lors de son lancement en 1972, l’Echo des Savanes inaugurait la mode du magazine de bande dessinée adulte où, en toute liberté, les auteurs faisaient sauter les tabous de la bande dessinée francophone et parlaient de drogue, de sexe et de rock’n roll. Sa création a eu un impact important sur le monde de la bande dessinée franco-belge, sur les lecteurs qui ont trouvé une résonance à leurs préoccupations et sur les jeunes dessinateurs qui se sont formés à l’école du journal.

Parallèlement, Futuropolis va se positionner dans le paysage éditorial comme éditeur avant-gardiste. Fondé en 1972 par Étienne Robial et Florence Cestac, Futuropolis, initialement une des premières librairies spécialisées en bande dessinée, va rapidement éditer des fanzines et se consacrer à l’édition de bandes dessinées.

L’éditeur va se mettre en marge des pratiques courantes de l’édition francophone et des pressions commerciales dictées par les goûts (supposés) du public : il va favoriser les albums uniques, ne publiant jamais de séries, se singulariser par la publication de formats atypiques (30 x 40 cm, ou la collection X qui innove avec un format à l’italienne), des concepts éditoriaux originaux et nouveaux en France. L’éditeur va mettre le noir et blanc à l’honneur, pour des motivations esthétiques plutôt qu’économiques.

La maison d’édition se distinguera également par une double activité : celle de défricheur de jeunes talents et celle de (re)découvreur patrimonial, mettant en valeur l’héritage laissé par nombre de dessinateurs. Elle va rendre ainsi hommage aux grands dessinateurs oubliés (pas ou plus édités en France) avec la collection Copyright qui est la première à éditer en français les œuvres majeures de la bande dessinée internationale, en particulier de l'âge d'or américain (Agent secret X-9, Flash Gordon d’Alex Raymond, Batman de Bob Kane, Dick Tracy de Chester Gould, Superman de Joe Shester et Jerry Siegel, ou encore Krazy Kat de George Herriman).

Elle lance les jeunes talents d'alors : Edmond Baudoin, Jean-Christophe Menu, Götting, Stanislas, Petit-Roulet, Bilal... La maison révèle et soutient ainsi près de 200 créateurs, mettant en avant leurs noms propres plutôt que ceux de leurs personnages, pratique peu courante alors.

Futuropolis incarne la possibilité d’une autre bande dessinée, artistique tant par la forme que par le fond, et définit la bande dessinée comme un media pleinement adulte, c'est-à-dire un véritable moyen d’expression et non pas un simple moyen de divertissement. L’éditeur, pour éliminer les connotations péjoratives et enfantines liées aux expressions abrégées ou raccourcies « BD » ou « bédé », favorisera l’utilisation des expressions « bande dessinée » (écrite et dite en entier) et « livre de bande dessinée » plutôt qu’album, couramment employé (album renvoyant trop directement au livre illustré pour enfant). Cédé à Gallimard en 1994, dont il deviendra une collection, l’éditeur historique restera pour de nombreux auteurs et éditeurs de « la nouvelle vague » des années 1990 un modèle de référence.

Le roman graphique

Malgré le vent nouveau soufflé par Futuropolis, la bande dessinée de la fin des années 70 peine à s’affranchir des normes éditoriales qui prévalent toujours : séries consacrées aux sempiternels exploits des mêmes héros, albums cartonnés en couleurs à la pagination standardisée (46 ou 48 pages) qui empêchent toute ambition narrative.

En 1975, Casterman édite une bande dessinée en noir et blanc de plus de 170 pages : La ballade de la mer salée de Pratt qui, par son ampleur et ses qualités littéraires, la rapproche des grands romans d'aventures maritimes. Dans cette perspective, l’éditeur inaugure une collection intitulée Les Romans à Suivre tout à fait contraire aux tendances de l’édition où seront publiés Ici Même de Tardi et Forest, Silence de Comes, Alack Sinner ou Le Bar à Joe de Munoz et Sampayo, et crée en parallèle le mensuel A Suivre permettant de prépublier ces longs récits en chapitres. Jean-Paul Mougin, le rédacteur en chef, positionnera immédiatement l’identité de la revue dans une perspective romanesque de la bande dessinée et, en orientant les jeunes auteurs dans ce sens (Sokal ou Schuiten), forgera une forte personnalité à la revue.

Rapprocher la bande dessinée de la littérature en particulier du roman lui conférait une certaine légitimité et lui permettait de se libérer du lourd héritage de la bande dessinée enfantine. L’aspect artistique revendiqué passait à la fois par une ambition narrative (la longueur) et une revendication esthétique (à travers le noir et blanc et une conception du dessin comme une écriture et non comme une illustration). Cette dimension littéraire de la bande dessinée était un phénomène totalement neuf alors. Elle va attirer quelques éditeurs qui vont utiliser le vocable « roman » dans la dénomination de leurs collections de bandes dessinées. Flammarion aura ainsi sa collection Roman BD inaugurée par Maus en 1987, reprenant le format américain qui l’apparente à un livre de littérature générale et les Humanos créeront Roman Graphique où ne seront publiés que des titres uniques (sans rattachement à une série).

A travers ces collections, émerge le concept assez flou, voire fourre-tout, de « roman de bande dessinée » où sont tour à tour privilégiés le format (roman), la longueur ou la notion d’album unique, non intégré dans une série. L’idée prédominante est surtout de se démarquer de la bande dessinée enfantine en donnant à la bande dessinée une légitimité artistique ou intellectuelle.

La bande dessinée américaine

Le Comix et la bande dessinée underground

Aux Etats-Unis, dans les années 70, à travers les journaux étudiants et le réseau de la presse underground, apparaît le comix. Le comix avec un X final s’oppose au comic book, le support de prédilection aux Etats-Unis de la publication de bandes dessinées. Contrairement à notre album cartonné de bande dessinée, le comic book se présente sous la forme d’un fascicule souple, relié, de format plus réduit, d’une trentaine de pages encartées de publicités. Il est lié à un fonctionnement qui l’ancre dans le domaine de la presse plutôt que de l’édition des livres. Le comic book apparu dans les années 30 connaîtra ses heures de gloire pendant la guerre (premiers super héros) et reste toujours la référence en matière de publication de bande dessinée aux Etats-Unis. Soumis au Comic Code Authority mis en place en 1956, qui le contraint à une certaine auto censure, le comic book maintient la bande dessinée dans une certaine rigidité (bien que certains parviennent à le contourner aisément, comme la célèbre revue Mad d’Harvey Kurtzman).

Le comix qui naîtra et s’épanouira dans la presse connaîtra son heure de gloire pendant les années 70. Ces fascicules underground se révèleront politisés, antimilitaristes, satiriques, excessifs, outranciers et s’imposeront comme l’expression d’une génération qui refuse toute contrainte. Des auteurs comme Crumb, Gilbert Shelton ou Vaughn Bodé se livreront à toutes les expérimentations graphiques et narratives. En 1973, il existe environ 250 titres de ce genre appelé comix. Les thèmes principaux étaient l’humour, la pornographie, la SF, le surréalisme graphique, le féminisme…

Le mouvement disparaîtra avec la fin de l’élan contestataire mais aura permis l’émergence d’une bande dessinée résolument adulte et mis à l’honneur la notion d’auteur, complètement ignorée jusque là ; les comic books ayant toujours été le fruit d'un travail collectif, ce qui retardera considérablement l'émergence du statut d'auteurs (les pages n’étaient pas signées, les auteurs rarement mentionnés étaient des employés sans aucun droit…).

Le Graphic Novel ou l’anti comic book

A la suite de cette première tentative d’émancipation de la bande dessinée des contraintes du comic book, apparaît une autre tendance dans les années 80 qui, finalement va dans le même sens : le graphic novel (qui se rapproche dans une certaine mesure du roman graphique français).

La définition qu’on peut en donner est proche de celles du roman graphique et de la bande dessinée d’auteur. Elle désigne un récit en image débarrassé de certaines contraintes du comic book, en particulier le calibrage des pages et le découpage compartimenté des images, pour rejoindre une conception « romanesque » du livre de bande dessinée. L’ambition d’une pagination libre, avec un format plus proche du livre que du comic book, une division en chapitres, une libre combinaison de l’image et du texte, le choix assumé d’une esthétique du noir et blanc, une exploration des potentialités graphiques et narratives de la bande dessinée en sont les composantes essentielles.

Les historiens attribuent à Will Eisner la popularisation de l'expression avec la publication en 1978 de son récit A Contract with God. Dans cet album composé de quatre nouvelles sombres se déroulant dans un vieil immeuble du Bronx où Eisner vécut son enfance pendant la Grande Dépression, l’auteur inaugure une conception de la page où image et texte s'entrelacent de façon très libre et où le compartimentage des cases disparaît au profit de cadres naturels : les façades, une porte, une fenêtre constituent des cadres spontanés. Se servant ainsi du décor urbain pour structurer sa planche, Eisner pousse son dessin vers le caricatural et le théâtral, exhibant sa mise en scène. Le choix du noir et blanc, la mise en page particulière, le parti pris de la nouvelle, la nouveauté du thème où l’immeuble d’une ville tient le rôle du personnage central, les éléments semi-autobiographiques, autant de caractéristiques novatrices qui feront de ce premier roman graphique un album fondateur qui aura un retentissement important, provoquant une prise de conscience des possibilités narratives de la bande dessinée.

Eisner est également un des premiers auteurs à évoquer l’immigration des populations juives aux Etats-Unis. Avec ce travail de pionnier, il va inciter et influencer de nombreux dessinateurs, en particulier Art Spiegelman, à engager un travail autour de la mémoire, thème qui sera central dans le graphic novel au cours des 25 années suivantes.

En 1980, Spiegelman apporte sa pièce à l’édifice du graphic novel en créant Raw, un luxueux magazine grand format où il publie son prestigieux Maus mais aussi un florilège de récits et d’illustrations conçus par l’avant-garde internationale (Swarte, Tardi, Bilal ou Munoz) et par tous ceux qui allaient former la « nouvelle vague » américaine : Charles Burns, Ben Katchor, Chris Ware… Il va s'imposer ainsi comme le leader d'une nouvelle génération d'auteurs qui créent loin des canons du comic book.

En tant qu’auteur de Maus, récit autobiographique d'un fils de déportés aux prises avec les souvenirs de son père, qui bénéficiera d’un retentissement considérable (primé par le fameux prix Pulitzer), Spiegelman ouvre la voie à l’exploration de l’intimité des personnages.

Bon nombre d’auteurs (Daniel Clowes, Chris Ware) vont alors nourrir leurs créations d’éléments autobiographiques, démarche peu pratiquée jusqu’alors en bande dessinée. Peu à peu, un nouveau public s’intéresse à cette bande dessinée, qui entre ainsi dans les bibliothèques et les librairies généralistes.

Au niveau graphique, Art Spiegelman incite les auteurs à bannir les effets spectaculaires et à pratiquer la sobriété, tout en expérimentant les ressources et les potentialités propres à la bande dessinée (Mazzuchelli qui adapte Cité de verre de Paul Auster traduit les monologues internes des personnages par l’utilisation de pictogrammes ou d’images métaphoriques, Chester Brown explore la narration muette avec Underwater…).

Toute l’édition américaine dite « indépendante », avec en figure de proue des éditeurs comme Fantagraphics et Drawn and Quaterly, va prospérer sur cette notion de graphic novel et de bande dessinée d’auteur.

La bande dessinée alternative ou « la nouvelle bande dessinée »

En France, si dans les années 60 et 70 une première politique d’auteurs a été inaugurée, on peut dire que les années 80 vont plutôt développer une stratégie des séries, des héros, des genres et de l’album standard. Lié au contexte de récession du marché de la bande dessinée, les éditeurs se replient sur des valeurs sûres, celles qui ont fait leurs preuves, ne produisant que des albums recyclés, privilégiant un style de dessin codifié (ligne claire) ou imitant les graphismes en vogue (Juillard, Bourgeon), s’accrochant aux genres prisés par le grand public (humour, récit historique, héroïc fantasy).

Or, plus progressent la production des séries et la standardisation des albums, plus régressent l'émergence de personnalités d'auteurs et de nouvelles façons de concevoir la bande dessinée.

Cet état de fait ne laissait pas beaucoup d'espoir de publication aux jeunes dessinateurs et surtout à ceux qui espéraient imposer un ton, un style ou un contenu original. Ces auteurs dont certains avaient l’expérience du fanzinat vont se regrouper et créer leurs propres structures éditoriales. C’est ainsi que dans les années 90, cette édition alternative va connaître un développement phénoménal, donnant naissance à ce que certains ont appelé la « nouvelle vague » ou la « nouvelle bande dessinée francophone ». Dans le prolongement du travail effectué dans les années 70 avec l’apparition de la bande dessinée adulte, l’aventure de Futuropolis et le courant du roman graphique, de jeunes auteurs et éditeurs veulent proposer une bande dessinée différente, plus ouverte à l’expérimentation tant graphique que narrative. Le nouveau combat semble plutôt d’ordre artistique, il s’attaque à la forme à la fois physique et narrative de la bande dessinée plus qu’au fond, bien qu’il conduise à un renouvellement considérable des thématiques. Refusant les normes narratives éditoriales en vigueur, l’édition alternative se positionne d’emblée contre les méthodes, les objectifs et les principes qui gouvernent l’édition industrielle. Elle veut se mettre au service d’un auteur et de son œuvre, adaptant le support livre à la singularité de chaque projet, sans norme préétablie.

Ces éditeurs qui sont souvent aussi auteurs renouent avec ce qu’on pourrait appeler l’amour du livre en tant qu’objet, le plaisir de sa conception, la recherche d’un format adapté, d’un papier particulier, d’une couverture spécifique, l’envie de toucher des petits groupes de lecteurs aux goûts différents et non pas un groupe plus important au goût uniformisé. Et à travers ce travail, se dégage la volonté quasi militante d’affirmer la valeur et la diversité de la bande dessinée.

Cette réhabilitation de la bande dessinée an tant qu’art s’exprime dans la capacité de ces nouveaux auteurs de tisser des liens avec les autres arts. Ils sortent ainsi la bande dessinée de son vase clos et ils la recentrent au sein d’activités artistiques, en particulier la littérature et les arts plastiques, et des enjeux de l’art en général. Sous forme d’hommage, de clins d’œil, de parodie, d’adaptation de grandes œuvres littéraires ou en recherchant d’autres pratiques graphiques, la bande dessinée se laisse traverser par d’autres univers artistiques. Amok fédèrera ainsi, par exemple, autour de sa revue Le Cheval sans tête les chercheurs graphiques du monde entier, dynamisant leurs initiatives les plus originales. L’Oubapo, l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle cherchera, à la manière de l'Oulipo, à étendre les possibilités du langage de la bande dessinée par l’utilisation de contraintes artistiques volontaires.

Les auteurs de ce mouvement alternatif revendiquent une démarche de renouvellement graphique, le désir de ne pas se trouver enfermé dans un style comme certains ancien maîtres ont pu s’y trouver piégés. Le dessin doit pouvoir changer, évoluer, vieillir avec son auteur pour éviter tout dessèchement ou fixité du trait. Nombreux sont ces auteurs qui exercent une vigilance vis à vis de leur propre dessin pour rester aventureux, découvrir de nouvelles techniques, se renouveler d’un album à l’autre en fonction du récit (G. Delisle, Blain, Guibert…) voire même à l’intérieur d’un album (Sfar).

Les expériences narratives vont se multiplier : le bande dessinée minimaliste ou encore la bande dessinée muette qui exhibe le fonctionnement du langage de la bande dessinée montrent à quel point cette forme d’écriture qui utilise toutes les richesses des images et de leurs juxtapositions sollicite une lecture attentive et participative du lecteur.

L’édition alternative en introduisant cette variété dans l’ancien système clos de l’édition de bande dessinée va en quelques années totalement la métamorphoser. Physiquement, les formats se trouvent multipliés (du minuscule à l’immense), la pagination n’est plus calibrée (les albums peuvent varier de 10 à 1000 pages) ; graphiquement, les styles sont complètement diversifiés, de la « ligne crade » au minimalisme en passant toujours par la ligne claire, des techniques mises en avant (lavis, gravure sur bois, mise en couleurs directes, collages graphiques…). Quant aux thématiques, des genres quasiment inexplorés sont à présent travaillés (bande dessinée de reportage).

L’édition « commerciale » de bande dessinée devant le succès inopiné de cette bande dessinée alternative (Persépolis est un des exemples les plus marquants) et l’intérêt d’un certain public va s’emparer de ces expressions de « label indépendant » comme de « roman graphique » pour transformer ce qui était au départ une démarche en une notion de genre ou de style. La « nouvelle bande dessinée » devient un segment du marché comme un autre, à saisir, elle est ainsi recyclée sans vergogne ces dernières années par les grands éditeurs pour devenir un nouveau concept marketing. Chacun veut sa collection « indé », copiant les concepts ou les formats des éditeurs indépendants. D’où une certaine perte de repères et une crise ouverte. Les indépendants reprochent à l’édition dominante de copier leurs livres sans avoir une vraie démarche d’innovation et de respect de l’œuvre. Ce conflit renvoie d’une certaine façon à la finalité du métier d'éditeur. Les "gros éditeurs" se calent sur le marché, évaluent l'état de la demande et recherchent l'optimisation des ventes et des recettes. Les indépendant recherchent la maximisation de l'apport du livre à la bande dessinée selon leurs propres critères, esthétiques plutôt qu’économiques.

Le triomphe du manga

On ne pourrait finir ce rapide tour d’horizon des grands mouvements de la bande dessinée sans parler de l’extraordinaire importance du phénomène manga, en France comme dans le monde entier. Premier producteur au monde de bande dessinée, le Japon présente une création extrêmement diversifiée qui est une source d’inspiration importante pour tout le secteur des loisirs et des media nippons.

Introduit en France par le biais des dessins animés télévisés, le manga n’est arrivé que tardivement sous sa forme papier. Mais en quelques années, il a complètement séduit des milliers d’adolescents qu’il a su pour la plupart amener ou ramener vers la lecture. Après avoir été violemment décrié, c’est sûrement un de ses plus grands mérites ! Ce succès se traduit par des ventes importantes : une bande dessinée sur trois vendues en France est un manga. L’ampleur de ses récits conçus en feuilletons et centrés sur des personnages, le noir et blanc incontournable, l’extraordinaire multiplicité des thématiques et des sujets abordés, mais surtout ses codes graphiques et narratifs très spécifiques ont complètement bouleversé nos habitudes de lecture.

Son influence, liée au formidable enjeu économique qu’il représente sur le marché de la bande dessinée en France, est visible dans la volonté actuelle d’auteurs et d’éditeurs de faire du « manga français » ou de « l’euromanga ». Un manga qui aurait le goût et l’apparence d’un manga mais qui serait conçu et réalisé en France par des auteurs français. Tant il est vrai que pour certains, il n’est plus possible de concevoir désormais la bande dessinée sans prendre en compte certaines techniques ou thématiques inaugurées par le manga.

Article paru dans Le Français Aujourd'hui, avril 2008