Rencontre avec Jean-Blaise Djian, David Etien et Vincent

Retranscription du Café BD, Le Mans, rencontre d'un scénariste avec deux de ses dessinateurs pour les séries Les 4 de Baker Street et L'école Capucine.
Jean-Blaise Djian, vous êtes scénariste, vous vivez en Normandie. Depuis la fin des années 80 où vous avez débuté dans la bande dessinée, vous vous êtes essayé à de nombreux genres : la fantasy, la SF mais aussi à des genres plus réalistes comme le récit historique, le policier ou le western. Vous avez une bibliographie impressionnante, j’ai donc renoncé à compter le nombre de titres mais on peut dire que vous êtes scénariste d’au moins une vingtaine de séries. Vous avez ainsi signé plusieurs titres chez Soleil, Vents d’ouest et Emmanuel Proust pour la collection Trilogies (Galathéa, La Tombelle, Adèle et Caïn, Chito Grant) ou Petits Meurtres (L’Échiquier de Madison, Parabellum et Le Mystérieux Docteur Tourmente). Vous avez aussi coscénarisé Le grand Mort, un conte fantastique, avec Loisel, un auteur qui vous est proche.

David Etien, vous avez deux séries à votre actif Chito Grant (2004) et Les 4 de Baker Street séries pour lesquelles vous avez collaboré avec Jean-Blaise.

Quant à vous Vincent, vous avez été formé à l'école Emile Cohl de Lyon, et vous avez débuté dans l'univers des jeux vidéo. Depuis toujours tenté par la bande dessinée, vous publiez vos premières planches dans la revue Aviasport puis vous réalisez en solo Albatros chez Glénat avant de réaliser le dessin du diptyque L'Ecole Capucine, sur un scénario de Jean-Blaise.


Comment vous êtes-vous rencontrés ?
JB : J’ai connu David en premier. On travaillait tous les deux pour un éditeur qui a déposé le bilan, Nucléa. Auparavant, il nous a proposé de travailler tous les deux ensemble. J’ai soumis à David trois projets. Et David a choisi ce western psychologique, Chito Grant. Il a réalisé quelques planches. Entretemps, notre éditeur disparait. On s’est retrouvé chez Emmanuel Proust et on y a réalisé cette trilogie. Commercialement, ça n’a pas très bien fonctionné même si on a eu de bonnes critiques. David m’a dit qu’il aimerait bien qu’on poursuive cette collaboration avec un album qui toucherait un public plus large, et qui se passerait dans l’Angleterre victorienne. C’était un challenge que je ne me sentais pas capable de relever. J’avais dû à un moment de ma vie travailler comme aide documentaliste dans un CDI de lycée et j’avais fait la connaissance d’un professeur de français (Olivier Legrand) qui était passionné par l’écriture. Or, il connaissait parfaitement cette époque victorienne. Je lui ai transmis la proposition de David. L’équipe s’est ainsi constituée naturellement pour réaliser Les 4 de Baker Street.

Vous êtes donc deux scénaristes sur cette série, comment se passe cette collaboration ?
JB : Olivier connaissait parfaitement la période. Pour éviter de se marcher sur les pieds, c’est lui le principal créateur de la série : il a mis en place les personnages, les intrigues… Puis après, ce sont des prises de tête !!!

Et pour vous, David, ce n’est pas trop lourd d’avoir la pression de deux scénaristes ?
D : Il n’y a pas de problème d’égo. Ca se passe plutôt bien, même si parfois un peu de tension permet d’avancer ! En gros, Olivier amène la matière et Jean-Blaise qui a plus d’expérience sur le découpage, la narration, le rythme la met en forme. Donc, ils se complètent bien !

Et comment s’est passée la rencontre avec Vincent ?
JB : Je travaillais sur une série avec Loisel où on était coscénariste tous les deux. Un jour, il me dit : « Jacques Glénat me demande de faire un scénario pour un dessinateur. Tu es d’accord pour qu’on lui propose ce scénario sur lequel on avait travaillé ensemble ? » On le propose donc à Vincent; Régis Loisel me dit entretemps qu’il a trop de travail avec Magasin général, qu’il ne peut plus s’occuper de cette série. Il me laisse donc le bébé. Or, je ne me sentais pas de partir vers l’heroïc fantasy tout seul. Je le dis à Vincent qui est déçu, puis qui me dit qu’à Vents d’ouest, on lui propose une série dont il me parle. Et là, je me rends compte que c’était mon histoire, à savoir le scénario de L’école Capucine, drôle de hasard ! En bref, on partait sur un projet avec Régis et on a fini avec L’école Capucine !

Régis Loisel est un auteur important pour vous, un peu votre parrain ?
JB : J’ai rencontré Régis vers 1987/88. Je ne connaissais pas bien son travail. On est devenu ami. J’adorais la bande dessinée, je voulais écrire. Il m’a appris les rudiments et m’a proposé de faire une histoire pour le collectif Les chansons de Renaud. J’ai mis ensuite une dizaine d’années pour vraiment démarrer. Il faut savoir écouter les conseils, apprendre et avancer.

Dans Les 4 de Baker street, La référence à Sherlock Holmes est à la fois centrale (comme le suggère le titre) et en même temps discrète puisque le fameux personnage n’apparaitra que très peu physiquement. Les héros sont des enfants qui espionnent ou filent des personnes pour le compte du fameux détective. Comment vous est venue cette idée de départ ?
JB : Quand j’ai expliqué les envies de David à Olivier, il a pris quelques jours de réflexion avant de me dire que dans un roman de Sherlock Holmes, il est fait allusion à des gamins des rues qui lui servent de rabatteurs ou d’informateurs. C’est peu développé, il ya une bande mais un seul personnage est nommé, c’est Wiggins. Olivier m’a proposé de broder autour de ces enfants…
D : ça nous donnait beaucoup de liberté tout en s’appuyant sur un cadre déterminé, sans exploiter Sherlock Holmes, un personnage qui ne nous appartient pas. On essaie juste de clore l’aventure avec un débriefing où on ne le montre pas grâce à d’habiles cadrages ! On sent sa présence comme une aura, et nous, on peut prendre toutes les libertés.
JB : il était question au début entre nous qu’on ne montre jamais Sherlock Holmes. On pouvait voir sa nuque, son épaule. Et puis, finalement, on le voit un peu plus que prévu !

L’intrigue se passe donc, dans le vieux Londres victorien de la fin du 19ème siècle. Comment avez-vous travaillé au niveau de la recherche de documents pour vos décors ? Vous êtes vous inspirés des descriptions de Dickens ou des gravures de Gustave Doré ?

D : Si on va dans un contexte historique, autant y aller à fond ! Pendant deux ans, j’ai essayé de me blinder de documentation : j’ai glané à droite, à gauche photos, livres, films, un maximum, que ce soit au niveau de la mode, des décors et des vues de Londres, des moyens de locomotion… . C’est une ville qui évolue énormément à la fin du siècle. Il fallait éviter donc de faire des anachronismes. Au niveau du scénario aussi, essayer de placer des petits clins d’oeils référencés à Sherlock Holmes, pour ceux qui sont fans.

JB : David a poussé la perfection jusqu’à aller à Londres courir les boutiques de bouquinistes pour trouver de vieilles gravures qu’il ne trouvait pas à Paris. Dans le tome 1, je crois que David a recommencé le Tower Bridge car à cette époque, il était en construction, donc il a rajouté des échafaudages autour !

David, vous avez un dessin très fin, réaliste et précis et un découpage très dynamique. On remarque cela dès les deux premières planches du premier album qui sont muettes et qui mettent d’autant plus en valeur un grand sens du cadrage et de la fluidité dans le montage des images. D’où vous vient cette capacité ? Quelles sont vos influences en la matière : le cinéma, l’animation, le manga ?

Le cinéma d’animation mais aussi surtout Régis Loisel qui a proposé de nous aider dès le début du projet. Je lui envoyais tous mes story boards au Canada (là où il réside) par mail, puis je l’appelais. Il me donnait beaucoup de conseils, m’apprenait à mettre du rythme dans mes planches. En six mois, j’aurai autant appris qu’en trois ans ! C’est l’école Loisel mais elle a fait ses preuves !

Et pour la mise en couleurs ?

C’est du photoshop ! Auparavant, je travaillais en couleurs directe (gouache), un boulot long et ingrat ! Avec Photoshop, on peut avoir beaucoup de textures et avec le stylet, on a l’impression de peindre. J’ai réussi à retrouver des sensations proches de la gouache. Vous avez peut être remarqué une différence de rendu entre le tome 1 et le tome 2. Pour ne rien vous cacher, j’étais très déçu à la sortie du tome 1. Ils avaient mis une trame trop forte. Sur les chromalins, ça ne se voyait pas, mais au moment de l’impression, c’était trop tard !

Comment se fait-il ?

Avant le photograveur avait l’original du dessinateur devant lui. Maintenant, le dessinateur dessine, scanne, met en couleurs chez lui, voit le résultat sur son écran à lui. Je ne vois pas le résultat final sur l’écran du photograveur. Alors, il faut être attentif en vérifiant les chromalins. Mais le chromalin peut aussi être flatteur, sur un papier un peu brillant, ça ravive les couleurs. Il suffit que le choix du papier soit trop mat à l’impression, et toute la colorimétrie de la planche va s’avérer différente de ce que l’on avait à l’origine ! Il y a donc plusieurs interprétations : l’écran, le chromalin, l’éditeur qui va choisir un imprimeur en fonction du tirage qu’il souhaite… Je crois que je n’ai jamais rencontré un dessinateur ou un coloriste qui soit satisfait du résultat final !

Les 4 de Baker Street, c’est une série qu’on peut qualifier d’action et d’humour qui s’adresse au public ado/adulte. Le premier tome était une bonne introduction, avec une mise en place efficace du cadre, des personnages. Ce deuxième album de la série Le dossier Raboukine joue sur plusieurs niveaux, mêlant d’'un côté, le spectre de Jack l'éventreur, de l'autre, un contexte politique en mettant en scène une ténébreuse affaire impliquant des révolutionnaires russes exilés à Londres et la police secrète du Tsar... Les dialogues, sont un peu plus denses que dans le premier épisode. Alors, est ce pour vous une série qui s’adresse plutôt aux ados ou aux adultes ? Ou peut-on plutôt parler d’une bande dessinée transgénérationnelle ?

D : Dans le premier volume, on a cherché à installer les personnages et avoir une histoire qui se terminait. L’intrigue n’est peut être pas poussée. On a été étonné de voir qu’on a touché un public assez jeune, ado et en même temps adulte malgré une intrigue assez simple. On est parti sur un second album avec une intrigue plus dense, un sujet plus lourd. On a pris cette option de passer d’un côté plus adulte, en pensant que le lectorat allait grandir !

Comment la série est-elle reçue par le public pour l’instant ? Il me semble qu’elle a déjà été couronnée de quelques prix, ce qui augure plutôt d’un bel avenir ?

D : Oui, on a eu plusieurs prix, en particulier de lectorat de collèges. On a été agréablement surpris, pensant que ce public serait plutôt attiré par des mangas que par ce type de bande dessinée.

Question du public

Y- aura-t-il une suite ? Est-elle prévue pour bientôt ?

D : Oui, l’éditeur a demandé qu’on continue… Le tome 3 s’appellera Le Rossignol de Shepnay, ça se passera en hiver, dans un Londres sous la neige, ce qui me plait bien ! Vous avez dû remarquer que le tome 1 se passe l’été et le 2 en automne ! On verra ensuite si l’on continue mais on restera en tout cas toujours sur des aventures finies à chaque album. Comme ça, si on doit s’arrêter, on peut mettre en sommeil sans problème !

JB : On travaillera toujours sur un 54 pages plutôt que 46. Développer une intrigue sur si peu de pages, c’est trop difficile !

D: le tome 3 sortira en fin d’année prochaine, il y a 5 planches sur 54 de faites, calculez !

Est-ce que vous êtes parent avec Philippe Djian ?

JB : Non ! Djian est un nom de plume, une contraction de mon vrai nom ! (Mitildjian)

Passons à présent à l’école Capucine. On va entrer ici dans l’univers du conte fantastique. Ça se passe au 19ème siècle, un couple de parisiens, Honoré et Camille, plutôt mal assorti est de retour au pays natal, Kerfilec, un village breton et très rapidement leur retour suscite un malaise dans la communauté où de nombreux secrets sont à préserver. Hortense Malanges, la vieille directrice de l’école Capucine est particulièrement curieuse de comprendre les raisons de ce retour inattendu. Elle utilise pour la toute première fois de sa vie, un étrange pouvoir dont tout Kerfilec va bientôt être la victime : elle invoque en effet des forces occultes pour faire revivre dans le présent les protagonistes du passé. Or, sa manœuvre ésotérique est mal maîtrisée : le jeune Honoré ado reste bloqué dans le présent et va rencontrer son double adulte. Très rapidement, vous injectez un ingrédient inattendu de fantastique dans ce qui aurait pu n’être qu’une chronique villageoise avec ses secrets de famille et ses pratiques de sorcellerie. Aviez-vous envie de pratiquer un peu le mélange des genres et de surprendre le lecteur ?

JB : J’avais surtout envie de faire quelque chose où l’on puisse voir un adolescent face à lui-même adulte. L’adolescent qui est plus entier rentre en lui même et veut faire comprendre à son double adulte qu’il n’a pas épousé la bonne personne, et il va tout faire pour faire échouer ce mariage !

Comment s’est passé votre collaboration ?

V : C’est ma première collaboration, je redoutais un peu ! Je me suis dit que Jean-Blaise devait avoir envie de voir rapidement son scénario mis en image, que ce serait donc bien d’avoir un story board encré qui serait le plus proche graphiquement du résultat final. J’avais besoin de le rassurer en me rassurant ! Lui donner vite un album entier pour pouvoir éventuellement retoucher, changer, tailler dans le story… pour être plus serein en attaquant réellement les planches. Je voulais être sûr que l’on se comprenne bien et qu’il retrouve bien son histoire à travers mes dessins.

JB : C était intéressant de pouvoir voir cet ensemble, de pouvoir en discuter, retoucher quelques erreurs…Vincent a beaucoup apporté au niveau des décors.

V : J’ai trouvé chez ma grand-mère plein de vieux livres d’un dessinateur de la fin du 19ème siècle, Albert Robida. Ce dessinateur a sillonné la Bretagne et a réalisé un livre de dessins. C’est très disneyen, avec de vieilles chaumières un peu tordues ! C’était magnifique ! Ca m’a permis de découvrir des bâtiments incroyables à présent disparus, avec des maisons plus étroites en bas qu’en haut, appuyées les unes sur les autres… et de délier mon dessin. En tant que débutant, je sais que j’ai besoin de lâcher mon crayon. Le travail de ce gars là m’a beaucoup aidé, son dessin m’a nourri.

Et la mise en couleurs ?

Au départ, je devais faire la mise en couleurs. Puis, on m’a proposé un autre projet avec un délai assez court. Donc, on a cherché un coloriste. Quand j’ai fait Albatros, j’étais sur tous les fronts, confronté à de nombreux problèmes. Et il y a plein de choses que je n’ai pas réussies par manque d’expérience et de recul. L’idée là, c’était de me délester. Avoir un scénariste pour me consacrer vraiment au dessin et à la mise en scène. Si j’avais dû faire la couleur, je savais que je devais ramener plus de lisibilité, faire quelques chose de plus épuré. Au final, il y a eu deux coloristes, une pour chaque album. Celle qui a fait le tome 1 était extrêmement demandée dans le métier et elle ne pouvait pas tenir le timing demandé pour le volume 2. On a donc trouvé une autre coloriste, qui est à la base dessinatrice. Elle travaille plus les ombres et les volumes mais l’ensemble est très cohérent avec le tome 1.

Il y pas mal de personnages secondaires dont on ne sait pas tout…

JB : En fait j’élabore une biographie détaillée pour chaque personnage. Ca vaudrait le coup de mettre un coup de projecteur sur un ou deux de ces personnages. Par exemple, le bagnard abrité par la directrice de l’école. C’est pour cet homme là, pour le protéger qu’elle va faire des bêtises. Cet homme a une histoire, pourquoi est-il allé au bagne ? On pourrait développer ! De même, le comportement des deux sœurs jumelles aussi serait intéressant… On réfléchit sur éventuellement des compléments à l’album ou sur une possibilité de croisement des personnages…


Merci à tous les trois !



Interview de Makyo, Exauce-nous

Makyo commence à se faire connaître fin des années 70 avec des séries pour la jeunesse : Gully (dessiné par Dodier), les Bogros, publiés dans le journal Spirou, puis Jérôme K. Jérôme Bloche (dessiné par Dodier) et Le Roi Rodonnal, une fantaisie inspirée par le classique Little Nemo. Mais c’est avec la série mêlant aventure et fantastique, Balade au bout du monde, qu’il connaît un grand succès. Cette série, créée en 1981, sera illustrée parVicomte puis Hérenguel et enfin Faure. Avec ce dernier, il animera la série Elsa. Makyo a donné naissance à de nombreuses séries tout au long de sa carrière : Grimion gant de cuir (Glénat, 1983), Le Jeu de Pourpre (sur un dessin de Rocco, Glénat, 1994), Le Cœur en Islande (Dupuis, 1996) qu’il réalise en solo, Qumran avec Gemine au dessin… Que ce soit comme auteur complet ou scénariste, Makyo aime varier les thèmes et renouveler ses plaisirs de fin conteur, attaché à la psychologie de ses personnages. Du policier à la chronique paysanne, du fantastique à l’humour, son oeuvre se révèle en tout point personnelle et témoigne d’une grande imagination.

Dans le cadre du Prix BD, Une Case en Plus (cf.note en bas d'article), les élèves de troisièmes du lycée professionnel Washington du Mans rencontrent Makyo, pour son dernier album intitulé Exauce-nous.



Voici la retranscription de cette rencontre animée, le jeudi 25 mars 2010.

Quel est votre parcours ?
J’ai commencé par être dessinateur, j’aimais beaucoup dessiner quand j’avais votre âge, je dessinais beaucoup, je lisais beaucoup de bandes dessinées, surtout des revues, Tintin, Spirou que j’aimais beaucoup, Pilote. Je voulais faire de la bande dessinée, j’essayais de bricoler des histoires. Mais ces histoires n’étaient pas terribles ! C’est assez long et compliqué pour devenir scénariste car il faut avoir vécu un certain nombre de choses pour pouvoir en parler, avoir un peu voyagé, avoir beaucoup lu, emmagasiner des expériences et de la culture pour pouvoir nourrir les histoires à venir. Evidemment à seize ans, on n’a pas encore assez de vie et de matériau pour inventer des histoires. Donc, je bricolais des histoires qui n’avaient aucun intérêt et je les envoyais au Journal de Spirou et Tintin. Je me suis fait refusé mes histoires pendant 8 ans, on me disait : arrêtez ! Vos histoires sont nulles, n’ont aucun intérêt etc… Donc j’ai commencé à dessiner. Le début de ma carrière de scénariste, en fait c’était autour de 17/18 ans, un autre dessinateur m’avait demandé de lui faire une histoire. Donc j’ai écrit cette histoire, 6 pages, bien tapées à la machine –ce que je ne faisais jamais pour moi- J’étais assez fier de moi ! Je lui apporte, il me dit « raconte moi l’histoire », « ben elle est là, elle est tapée, t’as qu’à la lire », « non, raconte la moi ! » insiste-t-il. En racontant l’histoire, en retrouvant l’attitude du conteur, je me rends compte que cette histoire est nulle. J’ai repris mes feuilles en prétextant des changements et je suis parti le pus vite possible. J’ai commencé à penser qu’il fallait commencer non seulement à s’amuser à raconter des histoires mais aussi respecter des règles qui finalement sont assez sophistiquées. Quand vous lisez une histoire ou regardez un film, tout à l’air simple et facile pour vous, mais le travail de mise en place et la dramaturgie sont derrière très importants.

Pourquoi avoir choisi comme pseudo Makyo ?

Je m’appelle en réalité Fournier. Quand j’ai commencé la bande dessinée au journal de Spirou, il y avait déjà un auteur qui se nommait Fournier qui faisait d’ailleurs les aventures du personnage de Spirou d’ailleurs. Alors j’ai choisi Makyo, c’est un terme japonais qui vient de la pratique de la méditation zen. Je me suis dit, c’est compliqué, personne ne va me copier !

Avez-vous des origines ?

-Oui, bien sûr ! Qu’est-ce que tu veux dire par des origines ?

-Vous n’êtes que français ?

-Oui, mais j’ai la double nationalité dunkerquo-sarthoise ! Je suis n é à Dunkerque, j’habite dans la Sarthe et je parle les deux langues.

-Ben c’est le français alors ?

-Exact !

Est-ce que vous avez un autre métier qu’auteur ?

Mais qu’est-ce que tu crois ! C’est un sacré boulot d’écrire des histoires ! Je travaille 8 heures par jour sur ce métier là! C’est mon unique métier. J’écris des scénarios pour des dessinateurs, actuellement pour sept dessinateurs. L’imagination, c’est un muscle. Avec l’expérience, on y arrive mais il faut trouver des idées ! Ce n’est pas toujours simple avec toute la production de films, de livres, de séries télés qu’il ya actuellement … La difficulté, c’est de se renouveler, de trouver des idées originales. Je me demande toujours si l’idée que j’ai n’a pas été déjà utilisée. On dit souvent pour le scénario « tout a été fait, mais tout reste à faire ». Beaucoup de choses ont été faites mais l’imagination est infinie et dans 1000 ans on inventera encore des histoires !

Avez-vous habité dans le vieux Mans ?

Non, je n’y ai pas habité mais j’y vais souvent car il y a la librairie de bande dessinée où je vais de temps en temps vérifier que mes albums soient bien exposés ! J’aime bien cet endroit, il est marqué par l’époque moyenâgeuse et en même temps il est contemporain. C’est un endroit assez intéressant pour en faire le cadre d’une bande dessinée.


Comment avez-vous eu l’idée de situer le récit dans le vieux Mans et à la Chartre sur le Loir ?

J’habite pas loin de la Chartre, dans le village de Courdemanche. Quand je fais une histoire, j’ai besoin d’imaginer les lieux où l’action va se dérouler, de situer les déplacements des personnages, de connaître leurs déplacements… Je fais souvent ça par rapport aux endroits que je connais. C’est difficile d’inventer une histoire sans décor.

Pour cet album, j’ai emmené le dessinateur dans le vieux Mans. On part avec le scénario et on fait des repérages : ce serait bien que telle action se passe là, on va faire ceci là… etc. Le dessinateur fait des photos. Après, pour mettre en scène, il choisit telle photo et il peut la bricoler, il enlève quelque chose qui le dérange, rajoute quelque chose qui l’arrange suivant la mise en scène qui l’intéresse. C’est bien d’avoir un décor mais on n’est pas prisonnier de cela, on peut s’amuser et construire des choses avec le décor. On n’est pas tenu à une rigueur historique ou mathématique !

Comment vous est venue l’idée de cette histoire ?

En réalité, j’ai travaillé beaucoup sur les contes. Cette histoire est un conte, avec du magique, du merveilleux, ce personnage simple d’esprit qui exauce les souhaits, c’est à la fois possible et impossible. J’ai construit cette histoire comme un conte. Le conte est l’origine de toutes les histoires. Quand vous lisez un livre ou regardez un film qui vous absorbe, il se passe quelque chose de fantastique dont vous ne vous rendez même pas compte ! A u moment où le film commence, il se passe quelque chose qui vous échappe ! Dès l’instant où les premières images apparaissent, vous vous oubliez vous-même, vous disparaissez ! Vous oubliez jusqu’à votre propre existence, c’est quand même incroyable ! Ce phénomène d’oubli de soi même n’arrive que quand vous dormez ou quand vous prenez de la drogue –ce que je vous déconseille… comment est-ce possible d’oublier sa propre existence pour rentrer dans une histoire ? Comment peut-on admettre de devenir totalement le personnage de l’histoire ? C’est un phénomène 100 % magique ! Ce phénomène de l’identification au héros, c’est le moteur de toutes les histoires. S’il n’ya avait pas ce processus d’identification au héros, il est probable qu’on ne pourrait pas lire un roman, regarder un film. Ce phénomène obéit à des règles anciennes qui correspondent au fonctionnement de notre esprit.

Dans les contes, en schématisant, on peut dire qu’il ya toujours le roi, la princesse, le héros, le dragon. Cette structure, on va la trouver dans bien des histoires, que ce soit un roman policier ou fantastique… etc. Il ya un héros, un roi qui peut être représenté par une autorité, un chef, un gouvernement… la princesse, ce n’est pas forcément une fille ! C’est une qualité, ça représente toujours la chose précieuse quia été volée, dérobée. Le dragon, ce sont les forces négatives. Le roi mandate le héros qui doit adhérer à la demande du roi, il doit en général aller délivrer la princesse ou retrouver un trésor perdu, il dit oui au roi mais il doit y croire ! Il ne sait pas où aller, comment combattre le dragon, mais il est obligé d’accomplir cette quête, et en chemin, il va rencontrer des gens qui vont l’aider…etc.

Ce qui fait fonctionner les histoires, c’est la détermination du héros ! Il faut qu’il soit déterminé à au moins 75 % pour réussir ! Pour nous aussi, c’est notre détermination qui nous fera réussir. C’est la qualité du héros qui faire que le problème va se résoudre et qui fait que vous pouvez vous identifier à lui.

A l’intérieur de notre esprit, il ya aussi un roi, un héros, une princesse, un dragon. La princesse, c’est notre énergie, le roi, c’est notre pôle de jugement ; le héros, c’est celui qui passe à l’action… quelle que soit votre ambition, en fonction de votre détermination, vous allez réussir. Si vous voulez devenir chanteur à 100 %, c’est sûr, vous allez réussir. Quel que soit votre projet, essayez de mesurer votre niveau de détermination. A quel point je veux ça ?

Exauce-nous est construit comme ça. Le héros, c’est Frank, le dragon, c’est qui ?

-Les trafiquants de drogue !

-La princesse ?

-C’est Léonard !

-Le roi, ce sont tous les gens qui sont dans le café et qui encouragent Frank qui n’a pas d’inspiration à écrire sur Léonard. Frank commence donc son enquête sur Léonard, il cherche, découvre le pouvoir de Léonard. Exauce nous est vraiment construit comme un conte !

Comment avez-vous trouvé le titre Exauce-nous ?

Exauce-nous, c’est le fondement de toutes les prières, quand on s’adresse pour ceux qui croient à un dieu, on attend que ce souhait soit réalisé par Dieu ou une transcendance quelle qu’elle soit. J’aimais bien cette idée que l’on a tous des souhaits, des envies, et on espère tous qu’on va réussir à les réaliser ou alors que quelque chose de mystérieux va nous aider à les réaliser. Ce titre est fondamental : on espère tous que nos souhaits un jour soient exaucés. Dans l’histoire, Frank a le projet de faire un film, même si pour lui ça ne marche pas quand il formule son vœu à Léonard, malgré tout il va finir par arriver à le faire tout seul ! La dernière case, c’est lui qui fait son film. En réalité, moi-même, j’espère aussi que mon souhait sera exaucé. Car en fait, cette histoire est un projet de film, j’espère trouver un producteur et réaliser ce film l’an prochain dans le vieux Mans ! C’est une sorte de demande d’exaucement en cascade et en abyme !

Avez-vous déjà des acteurs ?

Bruno Locher, Bruno Salomon, François Berléand, Jean-Luc Lemoine, peut être Danielle Darieux pour Victorine- ce serait bien- et Nora Arnezeder qui jouait dans Faubourg 36 un film qui n’a pas eu trop de succès…je ferais appel à vous pour les figurants bien sur !

Avez-vous des points en commun avec votre personnage Frank ?

C’est une bonne question… J’ai effectivement quelques points en commun avec lui ! Frank est scénariste, je me suis amusé à prendre comme héros un scénariste en panne d’inspiration. C’est parfois mon cas… Il m’arrive de commencer à travailler sur un nouveau projet le lundi, et vendredi, je n’ai rien écrit du tout, je me tape la tête contre les murs et je me dis : je suis nul, j’aurais du faire un autre métier… Et là, samedi, petit miracle, j’ai une idée et là je me trouve génial ! Avec le temps, j’ai appris à travailler avec moi-même et à ne plus manquer de confiance.

Quel est ce poème qui est dans l’enveloppe bleue remise à Victorine à la fin ?

Khalil Gibran a demandé que ce poème qu’il a écrit soit mis sur sa tombe. C’est le poète qui parle de la manière dont il voit sa propre mort. Même si la mort reste un mystère absolu, lui prétend avant même de mourir qu’il sait ce qu’il va devenir quand il sera mort. Certes son corps va disparaitre mais quelque chose de son esprit va continuer à vivre dans la nature, les ruisseaux, le vent… C’est donc un poème qui parle de la possibilité de continuer à vivre autrement après la mort. J’avais beaucoup aimé ce poème, j’ai trouvé que cela faisait une conclusion assez belle pour toute cette histoire qui est basée sur quelque chose d’assez mystérieux aussi.

Comment avez-vous trouvé le dessinateur Bihel ? Vous le connaissiez ?

Je le connaissais, j’aimais bien son travail, il avait travaillé chez Glénat, le même éditeur que moi. Il travaille en couleurs directes, c’est à dire qu’il colorise directement sur l’original. Ses dessins sont très vivants, très expressifs, ils dégagent quelque chose d’assez humain.

Je lui ai donc proposé mon scénario et il a été d’accord. Il travaille aussi actuellement sur un autre scénario de film que j’ai écrit, une comédie, qui va devenir aussi une bande dessinée d’environ 100 pages.

Combien d’argent avez-vous gagné avec ce livre ?

On a vendu 8 000 exemplaires de cet album qui est vendu 20 euros. On touche 10 % du prix hors taxe à diviser par deux ! A vous de calculer ! Bon allez, environ 4000 euros chacun.

C’est tout ??

On a été payé aussi avant la publication. En tant que scénariste, je suis payé 120 euros la page, il y avait 100 pages…donc 12 000 euros. Le dessinateur est payé 300 euros la page, c’est plus mais c’est légitime car il a mis environ 1an ½ pour tout dessiner. En même temps, on aurait pu vendre 80 000 exemplaires de ce titre ! C’est ce qui est intéressant dans ce travail, c’est un métier où on peut gagner soit le smic soit le jackpot ! Ma première histoire, j’ai été gâté, j’en ai vendu 200 000 exemplaires par volumes, j’ai gagné pas mal d’argent… ça dépend des albums, de leurs succès.

Avez-vous des enfants ? ont-ils lu vos livres ?

Ma fille qui a à présent 25 ans, ne s’intéressait pas vraiment à la bande dessinée. Quand elle était en terminale, ses copines aimaient la bande dessinée, alors elle s’est intéressée à ce que je faisais !

Question de l’auteur aux élèves : Est-ce que vous pensez que c’est possible que quelqu’un puisse exaucer les souhaits ?

Non !

Donc il n’ya que moi ici qui pense réellement que c’est possible ! Pourtant ça se passe tout le temps, on appelle ça des hasards. Vous avez un projet quelconque et vous allez lire quelque chose ou rencontrer quelqu’un qui va vous aider ou vous aiguiller… Ces petites choses ont quelque chose à voir avec ce qui exauce les souhaits. De la même manière qu’il ya un secret qui vous fait disparaître quand vous regardez un film, je pense qu’il y en a un autre dans la façon dont parfois les choses viennent nous aider. Et encore une fois, cela à a voir avec votre détermination qui est une énergie, quelque chose de vivant. Si vous êtes déterminés à 80 % sur un projet, vous allez développer une énergie forte qui va attirer des énergies qui correspondent… C’est un peu magique. Dans les contes, le héros a cette capacité d’attirer à lui des éléments qui vont l’aider. Dans la vie, c’est pareil ! Je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivée personnellement. A un moment donné, je m’interrogeais sur la technique pour raconter des histoires et je cherchais un livre sur les contes soufis. Le soufisme, c’est l’ésotérisme de la religion arabe. Je vais à la Fnac à Paris, au rayon correspondant. Je prends un livre au hasard « la vie merveilleuse de Dhu i nun l’égyptien », l’histoire un moine soufi du 12ème siècle. Je rentre chez moi, j’ouvre le livre. Dedans, je trouver un papier, une photocopie du début d’un conte de Grimm avec marqué à la plume en bas « si vous désirez connaître la fin de ce conte ; cher ami inconnu, appelez tel numéro ». Je fais le numéro et je tombe sur un répondeur qui me dit « vous êtes branché sur la Voix des contes, il existe un travail pour comprendre comment fonctionne les contes et…» Donc j’ai pris rendez vous et je suis allé rencontrer la personne qui s’occupe de cette association « pourquoi avez-vous mis ce papier dans ce livre ? Pour provoquer ce genre de rencontre ! » J’ai travaillé deux ans avec ce monsieur et ça a complètement changé ma vision des histoires. Ceci pour dire que le merveilleux existe !

Les élèves lisent les textes qu’ils ont écrits à partir de l’album

Makyo est enthousiaste à la lecture des lettres, il souhaite les emporter pour les garder.

« C’est formidable pour moi d’avoir ces lettres là, je vois à quel point l’histoire a été comprise, c’est important d’avoir ce retour pour un auteur. Je suis très touché de ces lettres, c’est vraiment un écho formidable, c’est une histoire que me tient beaucoup à cœur, que j’ai construit patiemment et de voir ces lettres…. Merci beaucoup ! »


(*) Une Case en Plus : projet inter établissement élaboré par un groupe de documentalistes de la Sarthe s'adressant aux élèves de 3ème et 2nde, amenant les élèves à voter pour leur album préféré à partir d’une sélection proposée de 10 albums. L'idée est que le prix lance une dynamique dans les établissements scolaires, permettant de favoriser des animations et séquences pédagogiques pluridisciplinaires autour des 10 albums sélectionnés. 19 établissements ont participé à ce projet en 2010. pour en savoir plus, cliquer ici

Interview de Jean-Claude Mézières

Interview réalisée en public lors du café BD du samedi 20 mars 2010, Le Mans. Extraits (une partie de la bande son est hélàs inaudible)


Comment qualifieriez vous votre dessin ? Réaliste ou fantaisiste ?
Je suis incontestablement parti d’un dessin humoristique. Les grands maîtres, ce sont Franquin et Moebius. Mais j’ai aimé mélanger les styles. Mes influences sont diverses. Mon amitié va pour Jijé et son style de dessin que j’ai adoré -grands aplats noirs, personnages réalistes- c’était une tentation. Mais je ne suis pas un dessinateur réaliste et en plus, je n’aime pas dessiner la réalité. Ne me demandez pas de dessiner des bagnoles de courses, des avions, ou des chars d’assaut, c’est pas mon truc ! Par contre, je peux créer des chars d’assaut avec des formes très bizarroïdes. Je crois que mon dessin est au départ humoristique. Mais, pour la réussite de récits où il faut tout raconter, montrer des univers qui n’existent pas, qu’il faut rendre crédible, j’ai été poussé vers un certain réalisme. Mon dessin est donc humoristique qui tend à devenir réaliste ! Chacun exploite ce qu’il a envie avec son propre dessin. On ne dessine pas ce qu’on a envie dans la tête, on dessine ce qui arrive à sortir du crayon !

Est-il vrai que vous vous êtes inspiré pour les traits de votre personnage Valérian du chanteur Hugues Auffray ?
C’est vrai, ce n’est pas une légende ! Mon camarade Giraud s’est inspiré de Belmondo pour son Blueberry. Ca se voit au début. Moi, j’avais trouvé dans un magazine, peut être Salut Les Copains, une double page avec plein de photos du visage d’Hughes Auffray, avec plein d’expressions différentes et des cadrages divers.Ca m’aidait d’avoir ce modèle. Bon, je ne lui ai jamais dit, je ne l’ai jamais rencontré. Il verrait sa gueule dans les premières pages, il ne serait pas content !

J’aime beaucoup certains de vos titres, très évocateurs (Métro Châtelet- direction Cassiopée et Brooklyn Station terminus Cosmos), qui mêle le quotidien et l’inatteignable , le trivial et le rêve sur les étoiles. Comment choisissez-vous ces titres ?
Ah les titres, c’est Christin ! Sauf peut être au départ, je crois qu’il m’avait proposé « Métro Châtelet, correspondance Cosmos ». Je lui ai dit « Ah, ça, c’est trop long » je voyais déjà ça sur la couverture…
Autrefois, le sous-titre mentionnait « une aventure de Valérian, agent spatio-temporel », ce sous titre à partir du vol 40 intègre Laureline. C’est un effet de la parité, une reconnaissance a posteriori de l’importance de ce personnage ou une demande de l’éditeur pour faire les yeux doux au nouveau public féminin… ?
C’est vrai, on a démarré avec « Valérian, agent spatio-temporel ». Quand j’ai fait le bandeau au dessus de la première page de Pilote, je n’avais même pas encore dessiné Laureline. Elle n’existait pas, elle était encore dans l’encrier ! Alors, bien sûr, on n’avait pas d’idées précises. Maintenant Laureline a dépassé le prestige de Valérian qui n’est pas dans le placard mais parfois de côté dans certains albums. C’est tellement plus rigolo de raconter les choses vues par Laureline. Valérian, c’est le brave garçon employé de Galaxity, payé par le gouvernement. Laureline elle, c’est une rebelle et quand elle n’est pas d’accord avec le gouvernement, elle le dit !

La science fiction est un biais détourné mais formidablement stimulant pour parler de notre époque. La grande force de Valérian est d’avoir su amener au cœur même des intrigues des grands sujets de société (menace nucléaire, méfaits du capitalisme, écologie, manipulation des medias, colonisation…). Est ce une bonne définition pour vous de la série et de la science fiction : de l’action, de l’exotisme, de l’étrange, mais aussi de la réflexion, de la critique ?
Ce serait plutôt une question pour Christin ! Mais oui, Valérian aborde des grands sujets de société. Au passage, vous remarquerez une certaine similitude entre les scénarios de Bienvenue sur Aflol et Avatar. C’est exactement la même démarche sur le colonialisme. La science fiction peut effectivement agir comme une force de critique sociale. Mais, c’est pas du militantisme, on va pas monter un mouvement « Valérian et les Verts libèrent les forces nouvelles de la République » !

Vous avez reçu en 1984 le grand Prix de la ville d’Angoulême, ce qui est une reconnaissance importante du milieu de la bande dessinée. Est-ce que ça a changé votre rapport à la bande dessinée ?
Le Prix n’a rien changé pour nous ! A part que vous êtes contents, surtout quand ce sont les pairs, les collaborateurs, les professionnels qui vous le donnent… On peut être aussi Grand Prix et ne pas bien vendre. Ca ne booste pas forcément les ventes. C’est pour ça aussi que ce prix existe : reconnaître les talents et pas forcément les tirages.

L’Ouvre temps clôt la série et une trilogie entamée il y a 8 ans. C’est un peu comme un final de théâtre : de nombreux personnages de la série font leurs adieux dans cette ultime apparition, même si on comprend bien que rien ne finit jamais puisque ce final est aussi une ouverture, et qu’une nouvelle vie s’offre aux deux personnages. Et puis, Christin adapte Valérian en roman, il paraitrait que Besson penserait à un film pour Valérian, la série s’arrête mais une autre vie pour Valérian commence !
Oui, Christin adapte Valérian en roman pour la jeunesse, c’est une demande des éditions Mango. Pierre s’est beaucoup amusé à raconter une histoire inédite avec les personnages qu’on connaît. Pour lui, c’était la possibilité de se mettre dans la tête des personnages au cours de l’action. Dans un scénario de bande dessinée, on montre d’abord ce que font les personnages. Là, il peut se permettre de rentrer dans la tête des personnages. Serge Lehman, un scénariste de SF très connu en France s’attaque à écrire une histoire de Valérian pour le second numéro de cette collection.
Quant à une adaptation filmique, vous savez tout le monde peut dire « j’ai des projets de cinéma » et puis, c’est comme en cuisine, vous sortez le soufflé et y a plus rien ! Bon, Besson a acheté les droits de Valérian il y a deux ou trois ans. Il construit des bureaux gigantesques du côté de St Denis, ce serait bien qu’il puisse y tourner là Valérian ! Mais on n’en sait pas plus…
Sinon, que des dessinateurs s’accaparent l’univers de Valérian pour le raconter à leur manière, ça c’est un acte de création. Ce qui est autre chose que de reprendre la série. Il y a des dessinateurs qui ont envie que ça continue longtemps malgré eux. Moi, je n’ai pas envie de laisser un dessinateur maltraiter Laureline même si je suis six pieds sou terre !

Questions du public
Que pensez vous de la bande dessinée numérique ?
Je ne vois pas l’intérêt d’une bande dessinée sur un écran d’I-pod beaucoup trop petit. Ce qui serait intéressant, c’est d’inventer une nouvelle forme de narration adaptée à l’outil. Mais mon goût, c’est la bande dessinée : les grandes tartouilles où votre œil se balade !

Quels sont vos auteurs préférés ?
Un dessinateur blanchi sur le harnais n’est pas un lecteur lambda. Quand je regarde une bande dessinée, je lis et pense en tant que dessinateur. Je ne suis pas dans un désir de lecture ! Ceci dit, j’aime Morvan et Moebius, Druillet et Bilal. C’est vrai qu’à présent, il y a beaucoup de récits de SF, ce qui n’était pas le cas il y a 40 ans.

Envisageriez vous de collaborer avec d’autres auteurs ?
C’est assez difficile pour moi. Je n’ai jamais eu d’assistant pour me seconder. Pour moi, le fantastique ou la SF, c’est une création personnelle. C’est pourquoi je ne suis pas content quand Monsieur George Lucas vient regarder un album pour reprendre un truc. Quand je dessine un astronef, je n’ai pas été le recopier dans un catalogue de Manufrance. Sinon, mélanger les talents, c’est difficile.

Pour en savoir plus sur comment Georges Lucas a pillé Valérian pour la Guerre des Etoiles, voir les nombreux articles sur le net à ce sujet.
Présentation de l'auteur lors de sa venue au Mans, cliquer ici

Rencontre avec Marguerite Abouet, Aya de Yopougon

Dans le cadre d’un projet consacré à la bande dessinée intitulé Une Case en Plus (*), les élèves de 2nde professionnelle (du Lycée professionnel Washington, Le Mans) ont été amenés à travailler sur le volume 1 de Aya de Yopougon. Nous avons invité Marguerite Abouet, scénariste de cette série pour une rencontre avec les élèves qui s’est avérée extrêmement chaleureuse et enrichissante. Voici la retranscription de l’interview qu’ils ont menée en mars 2009 et qu’ils ont souhaité présenter avec cette approche thématique, selon 4 axes (Marguerite, sa vie, son œuvre ; Marguerite et son dessinateur, Aya l’album et Abidjan).


Marguerite, sa vie, son œuvre !
Avez-vous de la famille en Côte d’Ivoire ?
Oui, j’ai toute ma famille encore en Côte d’Ivoire : mes parents, une grande sœur avec ses deux enfants. J’y vais encore au moins une fois par an, ils sont toujours à Yopougon !
A quel âge avez-vous décidé de devenir auteur et pourquoi ?
Moi, je n’ai jamais voulu devenir auteur, ça m’est tombé dessus comme ça ! J’étais assistante juridique ! Mon truc, c’était de raconter des histoires. Aux enfants que je gardais, je racontais des tas d’histoires, que je chassais des lions avec mon grand-père ! Et puis, on me disait : tu sais, Marguerite, tu racontes bien les histoires, pourquoi tu n’écris pas ? C’est comme ça que l’écriture m’est tombée dessus ! C’est pas vraiment parce que j’adorais ça ! Aujourd’hui je prends vraiment plaisir à écrire… Donc, j’ai commencé à vraiment écrire en 2004. Avant, c’était des petits gribouillages. Je vivais dans une chambre de bonne avec une vieille télé, pas beaucoup d’argent pour sortir et c’est là que j’ai commencé à écrire mes souvenirs d’enfance, pour ne pas les oublier puis ensuite les petites choses qui m’arrivaient. Ce n’était pas vraiment une passion pour moi d’écrire à ce moment là mais plutôt une thérapie !

Pourquoi êtes-vous partie d’Abidjan et d’Afrique ?
Moi, je n’ai jamais voulu venir en France ! Je vivais bien avec mes parents en Afrique, j’étais la dernière de 3 enfants, la plus gâtée ! Je passais mon temps dans la rue, à jouer au foot, à me bagarrer avec mes copains, c’était vraiment une belle vie ! Et là, j’ai un grand oncle maternel qui vivait à l’époque à Paris. Quand il venait à Yopougon, il me voyait dans les rues qui traînait en culotte. Il me disait : « qu’est ce que c’est que ça ! Les enfants à Paris ne trainent pas dans la rue, à moitié nus ! Marguerite, elle va mal finir !! Faut pas qu’elle reste là ! » Et quelques mois après, il a demandé à ce que je vienne vivre à Paris. Mes parents ont dit bien sur ! C’est génial la France ! Elle fera de grandes études, pour devenir quelqu’un, pour devenir très riche ! Les gens pensent souvent à tort que la vie est plus facile ici ! Et moi, on ne m’a pas demandé mon avis. Et il faut bien que vous compreniez que tout le monde n’a pas forcément envie de venir vivre en France ! Et donc, je me suis retrouvée à Paris comme ça, à 12 ans ! Et sans mes parents, en plus…

Comment s’est passée votre arrivée en France ?
Quand je suis arrivée en France, j’étais très déçue. Pour moi, tous les blancs devaient ressembler à Rahan ! On m’avait raconté qu’il faisait tellement froid à Paris que le pipi gelait et qu’il fallait toujours avoir un bâton avec soi pour chasser les ours ! Et quand je suis arrivée à Paris, il faisait très chaud ! Au début, c’était un peu difficile, on me reprochait mon accent ! En plus, on m’appelait la Tour Eiffel, parce que j’avais de longs cheveux que j’attachais en hauteur ! Pour me faire des amis à l’école, je racontais toujours des histoires, la chasse aux lions, le serpent qui m’avait mordu… Tout le monde voulait être ami avec moi, j’avais du succès ! La seule avec qui j’ai eu des problèmes était une fille noire, elle disait aux autres : « ne jouez pas avec Marguerite, elle va vous noircir ! »
Au début, j’étais choquée par des choses, des gens qui s’embrassaient dans le métro par exemple ! Quand on arrive d’un autre pays, on découvre d’autres mœurs. Il faut le temps de s’adapter !

Etes-vous contente de votre œuvre ?
Oui, même si on ne sait pas au départ si cela va marcher… On se demande : est-ce que des histoires de petits africains dans un petit quartier, ça va intéresser les gens ? Et puis, quand on reçoit le prix du premier album à la sortie du tome 1 (Angoulême), on se dit ouaouh ! Là, on commence à réaliser un peu qu’on a du succès. Et puis surtout, on vous invite à New York, et là, il y a une limousine qui vient vous chercher avec un chauffeur ! Et ensuite, Salman Rushdie vous salue en disant en anglais « j’aime ce que vous faites » et vous répondez timidement « Me too...» ! Alors, on se dit peut-être je vais rencontrer Brad Pitt ! On m’invitait partout ! Aya est traduit en 12 langues, il y a des étudiants qui travaillent dessus, qui en parlent… A un moment, on commence effectivement à prendre un peu la grosse tête. Alors, vous vous mettez au travail pour le tome 2 et on vous dit : il doit être meilleur que le 1. Et là, ça devient beaucoup plus stressant. Et je le suis de plus en plus au fil des tomes…

Et vos parents, que pensent-ils d’ Aya ?
Ils sont très fiers de mon succès. Mon père a photocopié le premier article paru sur moi et l’a distribué à tout le quartier ! Ils croient tous que je suis milliardaire ! Je lui ai dit d’arrêter ! Après, ils vont tous me demander de l’argent ! Ce qui est important pour eux, ce n’est pas tant ce que je raconte de la vie en Afrique. Ce qu’ils voient plutôt c’est qu’une ivoirienne a remporté un prix en France, elle a battu tous les blancs qui étaient là, c’est une réaction très patriotique !

Quels points communs y a-t-il entre vous et le personnage d’Aya ?
Aya, j’aurais pu être elle si j’étais restée en Afrique, elle incarne un peu les valeurs de mes parents. Mais prenez plutôt les 3 filles du récit, Aya, Bintou et Adjoua, prenez leur meilleur côté, mélangez et c’est moi ! En fait, je suis plutôt la petite sœur d’Aya, Akissi ! Celle qui fait plein de bêtises avec ses copains et ses copines, Aya est trop sage…

Quelles sont vos autres œuvres et vos projets ?
Je participe à une bande dessinée intitulée « Le tour du monde en bande dessinée» chez Delcourt. Je travaille sur « Bienvenue », un nouveau titre (toujours dans la collection Bayou, prévue en 2009) qui raconte l’histoire d’une jeune fille (blanche !) à Paris. Bienvenue, c’est son prénom car elle est née un 30 octobre… J’ai aussi un projet de scénario à la télévision (un Desesperate Housewives africain !). Je vais aussi réaliser Akissi, l’histoire d’une gamine ivoirienne (la petite sœur d’Aya), destinée aux plus petits, que j’avais imaginé en fait avant Aya (mais Gallimard qui était en train de créer sa collection ado préférait une héroïne plus âgée, d’où Aya !) et qui sera dessiné aussi par Clément Oubrerie. Et puis, je supervise le film Aya qui va sortir en dessin animé, je suis réalisatrice.
Je m’occupe d’un projet qui me tient très à cœur : une association Des livres pour tous, montée il y a un an pour aider à la création de bibliothèques de quartiers en Afrique et à la promotion des artistes locaux. Car, il n’y a pas de bibliothèque là-bas, même pas dans les écoles. Les livres coûtent trop cher. La première bibliothèque de notre association a été inaugurée à Yopougon, puis une autre se monte à Dakkar. Je suis allée un jour à un festival à Abidjan et les gens qui venaient pour une dédicace n’avaient pas l’album, ils n’avaient pas pu se l’offrir. Ils arrivaient avec une feuille, et je me suis sentie très mal. En rentrant, j’ai vu mon éditeur et je lui ai dit « je ne peux pas faire une histoire sur les Africains pour qu’ils ne puissent même pas l’acheter, c’est pas possible ! ». Donc, on a fait une version souple, c’est ma plus belle victoire ! Cela coûte moins cher et ne rapporte rien à l’éditeur mais les Africains peuvent se l’acheter. Alors, je me suis dit qu’est ce que je peux faire de plus ? Et c’est comme ça que le projet Des livres pour tous est né. Je suis plus fière de ça, plus de cette association que de mes livres !

Où trouvez-vous l’inspiration pour vos œuvres ?
Dans la rue, dans le métro, dans un bar, j’observe les gens, j’écoute leurs conversations… J’imagine leurs vies, leur façon de travailler, comment ça se passe chez eux. Pour faire Aya, c’est génial car il suffit de prendre un tabouret et de s’asseoir à Yopougon et là, les histoires, elles passent tout simplement !

Quel pays préférez-vous ? La France ou la Côte d’Ivoire ?
J’aime beaucoup Paris, mais je suis plus attachée à Abidjan ! A n’importe quelle heure de la journée, on peut trouver à manger, on peut sortir, rencontrer des gens, parler avec des gens dans la rue qu’on ne connaît pas, se mêler aux conversations dans les transports en commun, tout le monde se parle, vous criez au voleur : 12 mille personnes poursuivent le voleur, vous dites au secours : 12 mille personnes vous aident, voilà ! ça restera toujours ma « ville de cœur », je suis Yopougonaise !

Marguerite et son dessinateur
Connaissiez-vous Clément Oubrerie avant de faire cette bande dessinée? Comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai connu par amis interposés. Il avait écrit une quarantaine de livres pour la jeunesse. Au départ, je lui ai montré Akissi qui était prévu pour des enfants pour avoir un avis, qu’il me donne des conseils. Il m’a dit c’est super, je te fais des dessins ! Et j’ai retrouvé vraiment mon quartier ! Il y avait les couleurs, la chaleur, il y avait l’ambiance. C’est comme ça que c’est parti ! Même si c’est Aya qui a vu le jour. Et maintenant, c’est mon mari ! (Mais ne le dites à personne, je suis censée vivre avec Will Smith !)

Avez-vous donné beaucoup d’indication à Clément Oubrerie ? Sous quelles formes : écrites, photographiques … ?
Oui, je lui ai donné des indications de décors ou de détails. Et Clément se sert beaucoup de photos. Tout ce que vous voyez dans Aya est vraiment vrai ! Je l’ai emmené aussi à Yopougon, voir le Drog Bar, le Magic System. Yopougon, c’est un quartier tellement spécial où tout se passe, les chanteurs viennent de là, la mode… On est allé dans le maquis, c’est pour ça qu’il dessine si bien les filles ! Il est allé et a tout vu, les tissus, les pagnes (les filles et les mères ne peuvent pas porter les mêmes), les ambiances, comment les femmes marchent…

Comment procédez-vous ensemble ?
J’ai un petit carnet où je fais le découpage, je lui lis toute l’histoire terminée, il est mon premier lecteur ! On voit ce qui marche ou pas. Puis, on fait un second découpage pendant 3/4 jours, c’est la seule fois où on travaille vraiment ensemble. Ensuite, il fait des dessins qui seront validés par le directeur de la collection, Joan Sfar. Le plus difficile, c’est le lettrage car c’est mon écriture pour tous les textes, je n’aurais pas dû me lancer là dedans, je prends des heures à tout réécrire, c’est très long !

Qui a décidé de l’apparence des personnages ?
On l’a fait ensemble ! Pour les filles, c’était important et difficile ! Il ne fallait pas qu’elles se ressemblent. On s’est servi des coiffures pour les différencier : une avec les cheveux courts, une autre avec des mèches… Bintou, par exemple, on l’a vu tout de suite. Pour Aya, c’était compliquée. Il ne fallait pas qu’elle soit trop jolie, ni trop moche ! En feuilletant en magazine, on est tombé par hasard sur la photo d’Ayaan Hirsi Ali, une femme politique d’origine somalienne qui vit au Pays Bas. Si vous regardez bien sa tête, c’est celle d’Aya, avec les oreilles un peu décollées ! C’est comme ça qu’on a trouvé notre Aya !

Aya de Yopougon, l’album
Combien de temps avez-vous mis pour écrire Aya ?
Je prends environ deux à trois mois pour écrire Aya (chaque tome), et le dessinateur prend environ trois ou quatre mois pour le dessiner, il est super rapide ! Sauf pour le tome 1, où il était plus hésitant et a souffert !
Au total, à nous deux, il nous faut environ 6-7 mois, ce qui nous fait sortir un tome par an. Maintenant, j’écris tout le temps, plusieurs heures par jour, mais je ne peux plus travailler chez moi depuis que j’ai eu un enfant… Je travaille alors dans les bars, les trains, j’évite de travailler à la maison sauf quand mon fils dort… et je travaille sur plusieurs projets à la fois. Au bout de trois heures sur Aya, j’en ai un peu marre alors je change !

Pourquoi introduire du « nouchi » dans la BD ?
Parce que c’est vraiment le langage des jeunes comme l’est peut être le verlan ici. Ce sont les jeunes qui l’ont créé pour que leurs parents ne les comprennent pas ! Mais aujourd’hui tout le monde parle le « nouchi » et en fait, tous les jours, le nouchi évolue avec de nouveaux mots et de nouvelles expressions !

Pourquoi avoir choisi comme titre Aya, alors que le personnage n’est pas toujours au premier plan ?
Aya, c’est comme Tintin, ce sont les personnages autour qui font Tintin ! L’histoire se déroule autour du personnage, on peut dire qu’Aya, un peu moralisatrice, est quelqu’un qui temporise les autres. C’est un personnage qui fait le trait d’union avec tous les autres qui viennent la voir, lui demander conseil. Certains lecteurs sont déçus et disent : il ne lui arrive rien, quand est ce qu’elle va rencontrer le grand amour ? Mais je suis embêtée, personne n’est à sa hauteur !

Y a-t-il une suite après le volume 4 ?
Oui, le volume 5 ! Je ne fais pas de plan, on verra après si on continue… il faut que je garde plaisir à le faire. Quand un auteur ne prend pas plaisir, les lecteurs le sentent. Mais j’ai encore des choses à dire !

Combien d’exemplaires d’Aya avez-vous vendus ?
250.000 exemplaires. C’est carrément un succès dans le milieu de la bande dessinée !

Abidjan
Les quartiers d’Abidjan se sont-ils développés depuis l’époque d’Aya ?
Abidjan s’est beaucoup dégradé. Quand j’habitais à Yopougon, en 78/80, c’était des nouveaux quartiers, les maisons étaient toutes neuves. Le Plateau, quartier riche surnommé «le petit Paris » ou « le Petit Manhattan » à cause de ses gratte-ciels était assez chic. Aujourd’hui, les gens ont moins d’argent, ils n’entretiennent pas. Sinon, l’ambiance est la même : les gens s’entraident et sont solidaires.

Est-ce que la vie à Yopougon décrite dans la bande dessinée correspond à la réalité ?
Oui, c’est vraiment comme dans le livre, et encore je pense que j’ai été plus soft dans le livre. J’ai des lecteurs qui me disent « pauvre Bintou, comment son père peut-il la battre ? » L’éducation n’est pas la même à Abidjan et en France. Ici, on ne peut même pas engueuler son enfant sans qu’il vous menace de son téléphone en hurlant : j’ai des droits ! En Afrique, tu ne regardes même pas ton père dans les yeux quand il te parle ! Il y a des lecteurs qui sont choqués par ce que je décris… Ca n’a pas vraiment changé à Yopougon même si c’est plus pauvre. Les gens s’entraident, quand tu as faim, tu peux aller frapper chez le voisin pour lui demander un peu de riz, il y a toujours cette ambiance !
Ce que je voyais de mon quartier quand j’étais petite, c’était les mères qui avaient des problèmes avec des maris qui n’étaient jamais là, soit au bureau, soit avec des maîtresses, elles s’entraidaient… J’ai vécu dans ce milieu de mamans, ça se voit dans la bd ! Il y a des lecteurs qui me disent « les hommes n’ont pas le beau rôle dans Aya ! ». Mais c’est vraiment le regard de cette petite fille qui vit dans ce quartier et qui voyait comment les femmes se débrouillaient, ça reste quand même ce que j’ai vécu !

On a l’impression que la ville d’Abidjan est enjolivée par rapport à la réalité. Qu’en pensez-vous ?
J’ai réalisé cette bande dessinée en 78-80, c’était la belle époque en Côte d’Ivoire ! Les jeunes faisaient des études, avaient du travail. On ne parlait pas du sida… Je voulais montrer le quotidien des africains et pas les grands maux de l’Afrique, il y a d’autres personnes qui le font. J’ai toujours ce regard de petite fille de là-bas qui quitte son pays et qui le voit encore bien joli !

(*) Une Case en Plus : projet inter établissement élaboré par un groupe de documentalistes de la Sarthe s'adressant aux élèves de 3ème et 2nde, amenant les élèves à voter pour leur album préféré à partir d’une sélection proposée de 10 albums. L'idée est que le prix lance une dynamique dans les établissements scolaires, permettant de favoriser des animations et séquences pédagogiques pluridisciplinaires autour des 10 albums sélectionnés. 15 établissements ont participé à ce projet en 2009. pour en savoir plus, cliquer ici

François Bourgeon, La petite fille Bois-Caïman

François Bourgeon, l’auteur des célèbres séries des Passagers du Vent, du Cycle de Cyann, des Compagnons du Crépuscule était invité le 13 septembre 2009 à l’Abbaye de l’Epau (Le Mans) par la Bibliothèque départementale et la librairie Bulle. Une rencontre exceptionnelle qui marque la sortie de son dernier album, La petite fille Bois-Caïman. Rencontre d’autant plus exceptionnelle que c’est l'une des deux seules prévues en France…
25 ans après la fin du cycle des Passagers du Vent qui comptait 5 volumes, l’auteur a donc décidé de mettre un nouveau point final à son chef-d'oeuvre. Une conclusion en deux tomes paraît chez l’éditeur 12bis, le 3 septembre 2009 pour le premier (La petite fille Bois-Caïman) et en janvier 2010 pour le second.
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Les Passagers du vent publiés entre 1979 et 1984 occupent une place à part et importante dans l'histoire de la bande dessinée. « Cette série a eu un succès phénoménal ! » se souvient Samuel Chauveau de la librairie Bulle. « François Bourgeon était le chef de file de la bande dessinée historique qui a connu une période faste par la suite. Ses albums ont été une sorte de déclic. Tout à coup, la BD devenait digne d'intérêt pour ceux qui la considéraient jusque-là comme un sous-genre. » (Ouest France, 29/07/2009). Faisant partie de ces œuvres qui ont favorisé l’émergence de la bande dessinée pour adultes, cette série a aussi révélé un petit éditeur grenoblois, Jacques Glénat, qui allait par la suite prendre la place qu’on lui connaît dans le marché de la bande dessinée.

Compte rendu de la conférence
Jean-Christophe Ogier, journaliste à Radio France animait les échanges entre François Bourgeon et l'historien Jean-Marc Masseaut, spécialiste de la traite négrière. Des temps de lectures à voix hautes, assurées par Christian Brouard comédien professionnel de la Pérenne Compagnie, offraient un regard littéraire et vivant sur l'histoire de l'esclavage. (Références de ces extraits en fin d’article). Les échanges ont été enregistrés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.
-Situons ce 18ème siècle que nous fait découvrir les Passagers du vent. On a coutume d’associer ce siècle à celui des Lumières, des Philosophes, de la Révolution… Mais le 18ème siècle n’est pas que cela ?!
J.M. Masseaut
En effet, la traite négrière, le commerce des esclaves est aussi la grande affaire de ce siècle. Et à ce titre la qualité historique de l’œuvre de Bourgeon est remarquable.
Faisons une rétrospective rapide de cet immense phénomène de la traite qui était loin d’être marginal. Lorsque Colomb découvre l’Amérique, il y avait déjà une traite négrière dans l’Océan Indien depuis le 6ème siècle et ce, grâce aux conditions écologiques de cet océan. La mousson est un système de vents et de courants dominants qui changent de direction tous les 6 mois, le long des côtes qui vont de l’Asie vers l’Afrique et vice versa. La péninsule Arabique est une zone de grands marins qui ont compris qu’ils pouvaient aller de la côte orientale de l’Afrique vers la côte occidentale de l’Inde en suivant ce régime naturel des moussons. Il faut rappeler aussi que les chinois avaient réalisé une immense expédition depuis Canton jusqu’aux côtes d’Afrique, utilisant ce même processus de cette énergie écologique de l’Océan Indien. Et les Européens qui connaissaient aussi par la route du thé les richesses de l’Océan Indien n’avaient de cesse d’y parvenir mais devaient contourner l’Afrique. Et c’est en cherchant à aller vers l’Océan Indien qu’ils ont découvert l’Amérique.
On savait descendre le long des côtes d’Afrique jusqu’au Cap Vert mais on ne savait pas en remonter car les vents étaient dominants. Ce sont les Portugais grâce à leurs connaissances en astronomie et leur expérience qui ont inventé la pratique de la vuelta. Cela consiste à partir au large pour aller chercher les vents qui vont vous ramener vers l’Europe. On fait le tour de l’anticyclone des Açores mais pour partir au large, il faut avoir des notions astrologiques et la culture mathématicienne. Avant la découverte de l’Amérique, le trafic négrier se faisait pour le compte de l’Europe et en particulier pour la péninsule ibérique. Colomb connaissait cette route de la vuelta, ce qui l’a aidé pour le grand voyage…
On s’aperçoit, que ce soit dans l’Océan Indien ou dans l’Atlantique, que les routes de la traite sont celles des courants marins. Le commerce triangulaire, c’est ça : on descend vers l’Afrique, on repart vers les Antilles et on revient en Europe. Ce commerce n’aurait pas pu exister de cette façon là s’il n’y avait pas eu ces conditions écologiques !

-François Bourgeon, quand avez-vous découvert cette période de l’histoire ? D’où vous vient cet intérêt pour cette époque ?
François Bourgeon
C’est presque par hasard ! En commençant par faire une maquette de bateau qui m’avait obligé à chercher des ouvrages de batellerie navale. C’est plutôt l’envie de rêver en faisant cette maquette qui m’a poussé à créer cette série des Passagers du vent. On va y voyager depuis Brest jusque dans la mer des Caraïbes, de l’Angleterre vers Nantes pour repartir vers l’Afrique (le Bénin) puis vers Haïti… Il fallait qu’Isa réembarque, elle ne pouvait rester sur place, sans famille et sans argent. Elle trouve un bateau de commerce et qui dit commerce…

-Oui ça, c’est le parcours aventureux ! Mais le besoin de la vérité historique, vous l’avez toujours eu en vous ou vous l’avez découvert en travaillant, comme une nécessité de toucher au plus vrai de ce que vous évoquez ?
François Bourgeon
Ça a toujours été une curiosité, un jeu. Je n’ai pas la démarche d’un historien qui va chercher à restituer des morceaux de notre passé et qui va chercher aussi ce qui est pour moi la véritable raison de l’histoire, c'est-à-dire la philosophie qui va avec la réflexion qu’on peut avoir sur notre passé et éventuellement la préparation de l’avenir. Pour moi, au début, c’était reconstituer un décor, comprendre comment les gens étaient habillés, pourquoi… Puis on se prend très vite au jeu, on trouve des livres qui vous entrainent vers d’autres livres et d’autres encore… Et on arrive aux Passagers du vent et à la traite négrière…
J.M. Masseaut
Pour revenir sur le 18ème siècle et ses symboles, 1789 est pour nous symbole de liberté mais, c’est aussi l’année record des expéditions négrières françaises et européennes. On voit même les années suivantes des navires négriers porter le nom de Assemblée Constituante ou Sans Culotte, ou Fraternité… Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l’abolition de la traite des noirs soit promulguée…

-Ces contradictions de l’histoire, François Bourgeon, vous ont-elles saisies ?
Tout récit historique ne peut être appréhendé, comme la politique actuellement, que si on prend en compte la complexité des choses. Rien n’est simple, il n’y a pas le blanc ou le noir… J’essaie de toucher le plus possible à cette complexité des choses qui se tissent, s’entremêlent sans qu’on puisse avoir de certitude souvent…

-Combien d’êtres humains on été concernés par cette traite négrière ?
J.M. Masseaut
La fourchette admise pour la traite transatlantique, pratiquée sur l’Atlantique Nord est de 12 à 15 millions de personnes. Chiffre auquel il faut rajouter –les chiffres ne pourront jamais être vraiment précis – 5 à 6 millions de personnes pour l’Atlantique Sud (sans parler de la traite orientale et intra africaine).
Les français ont organisé 3500 expéditions négrières au 18ème siècle. C’était un vrai commerce inclus dans l’économie de l’Europe. Les grands ports négriers étaient Le Havre, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Bordeaux…
On ne faisait pas des bateaux spécialement pour la traite négrière et on n’avait pas des marins « spécial négriers » ! C’était un des métiers de la marine de commerce de l’époque, le navire négrier n’était rien d’autre qu’un navire marchand. On le voit dans les Passagers du vent, c’est une frégate classique : un pont supérieur, un entrepont, peut être deux pour les grands vaisseaux où étaient parqués les esclaves et une cale où on stockait l’eau dans les fûts. Pour 35 marins, on pouvait avoir 200 esclaves dans les cales, il fallait ravitailler tout ce monde pendant des semaines voire des mois…

(La lecture de l’extrait N°2 qui raconte comment des esclaves se jettent à la mer préférant être dévorés par des requins que de continuer le terrible voyage oriente la discussion sur les conditions de déportation des esclaves)

-Quelles étaient les conditions des traversées ?
J.M. Masseaut
La traversée était très difficile : « chaque négrier est une poudrière où chaque nègre est un coup de feu ». Les protagonistes pouvaient s’entretuer et poursuivaient le voyage en ennemis. On a dénombré une révolte pour 20 expéditions nantaises, une révolte pour 15 expéditions britanniques ! Rappelez-vous le tome 5 des Passagers qui raconte ce type de mutinerie.
C’est un trajet est très pénible. On fait des escales un peu partout le long de la côte, en y prenant des esclaves. Les conditions sont dures – entassement, promiscuité, manque d’hygiène- et les pertes humaines peuvent être énormes. Sur 1500 expéditions, il n’y aura que 2 traversées sans mort. Une traversée peut compter jusqu’à 200 morts… Le scorbut régnait (tous les marins étaient édentés). Dans les Passagers du Vent, on découvre qui sont ces marins de l’époque : ils vivent dans des conditions très dures. Mais ils font aussi du commerce, ils accordent une valeur marchande à des êtres humains, c’est ça l’esclavagisme. On le voit très bien dans la bande dessinée. En France, nous n’avons pas une culture esclavagiste à la différence des Etats-Unis. Par contre, les marins ont vécu la traite négrière. Et notre passé est fondé sur la culture négrière, ce qu’il ne faut pas occulter. En témoignent encore les plaques des rues de Nantes qui portent les noms des grands armateurs négriers (Montaudouin par exemple) que certains aimeraient remplacer.

-Quelle Afrique les Européens ont-ils découverts ?
François Bourgeon
Celle du littoral, pas celle de l’intérieur ! Et ils sont saisis d’incompréhension. Les Européens ne savaient rien. Isa arrive à Juda (actuellement Ouidah, Bénin in volume 3 Le comptoir de Juda), il ya 3 petits forts qui sont rien ! Il n’y a pas de colonies en Afrique, juste quelques européens perdus ! Ils sont là pour négocier avec les tribus guerrières environnantes et entretenir les guerres tribales. Mais ils sont morts de peur, un des gouverneurs a d’ailleurs été assassiné peu avant l’arrivée d’Isa…

-Comment choisit-on les esclaves ?
François Bourgeon
On prend ce qu’il ya ! C’est la loi de l’offre et de la demande, en fonction des captifs disponibles, comme avec du bétail… Beaucoup de colons préféraient avoir de jeunes esclaves à garder longtemps mais un esclave ne vivait pas vieux…
J.M. Masseaut
Il mourait en général environ 7 ans après sa capture…
François Bourgeon
La demande européenne portait sur les hommes. Certains étaient aussi des guerriers, mais ils devenaient très vite déprimés. Il n’y avait même plus besoin de leur mettre des chaînes.

-Pourquoi ce titre du Bois Caïman ?
Le titre et le choix du scénario de ce volume ont un sens ! (voir note ci après)
Dans le dernier épisode, Le Bois d’ébène (1984), j’avais laissé Isa sur une plage de St Domingue, à la fin d’un album racontant le trafic d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Je n’avais fait à l’époque, pour des raisons de contrainte éditoriale, qu’un survol rapide de la société haïtienne, l’évocation de l’esclavage y était restée trop succincte. St Domingue, surnommée la perle des Antilles, était composée de 80 à 90 % d'esclaves, c’était une petite île où se trouvaient coincés 400.000 esclaves contre 30.000 maîtres. Le système était très répressif, très dur et avec un très haut rendement… J'avais envie de raconter la vie, la révolte des esclaves ainsi que le quotidien des colons.
J’ai donc choisi de dérouler le fil de La Petite Fille Bois-Caïman sur deux époques, grâce à l’artifice du flash-back. On est transporté à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les années 1860 en Louisiane, pendant la guerre de Sécession qui est selon moi la première guerre dite moderne.
(Note : Bois Caïman est un lieu dit, loin de toute habitation, à St Domingue. La « cérémonie de Bois-Caïman » qui a eu lieu en 1791 est considérée comme l’acte fondateur qui conduira l’ancienne colonie française à l’indépendance. C’est une scène rapportée dans ce volume 6 à laquelle Isa va participer bien malgré elle et qui va bouleverser sa vie).

-A quel rythme avez-vous réalisé ce récit qui compte 142 pages (scindées en 2 volumes) ?
Je travaille dessus depuis 2003. Il m'a fallu rassembler une solide documentation, de plus de 300 ouvrages. Pendant un an, je m’y suis immergé… Cela va des romans de Mark Twain aux essais de Tocqueville, aux ouvrages de l’historien américain James McPherson, en passant par les livres sur la faune, la flore, les costumes...
Dans ce volume 6, on parle français, créole, cajun, anglais… Pour pouvoir retranscrire la langue, en particulier le cajun et le créole, j’ai lu ou écouté des chansons traditionnelles et des comptines enfantines. J’ai fait le choix d’être au plus près de ce parler et j’ai mis à la fin du volume les traductions.
En 2004, j’ai attaqué le dessin en noir et blanc, de septembre 2008 à juin 2009, la couleur, un travail long et difficile qui m’a d’ailleurs provoqué une tendinite à l’épaule…

-Des projets ?
Réaliser le dernier volume de Le Cycle de Cyann qui sera moins dense que les précédents…Peut être ensuite une nouvelle série historique, il ya beaucoup de sujets à traiter entre l’époque où l’on laisse Zabo et la nôtre ! Cela fait tout autant de possibilités de bandes dessinées…

Références des textes lus pendant la conférence
Extrait n°1 : Toni Morrison / Un don - C. Bourgeois, 2009
Extrait n°2 : Björn Larsson / Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité - Grasset, 1998
Extrait n° 3 : Julius Lester / Les larmes noires - Le livre de poche, 2008
Benjamin-Sigismond Frossard / La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée… ou histoire de la traite de l’esclavage - Lyon : A. de la Roche, 1789


Interview d'Etienne Davodeau, Lulu femme nue t.2

Interview d'Etienne Davodeau réalisée en public, au café BD St Pierre (Le Mans), le jeudi 25 mars 2010 pour la sortie du tome 2 de Lulu femme nue. En partenariat avec la librairie Bulle et Ouest France. Les débats sont menés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.

Avez- vous découvert la bande dessinée assez jeune par goût de la lecture ou du dessin ? Qu’est ce qui vous a intéressé dans la bande dessinée ? Quand avez-vous pris conscience que vous vouliez en faire ?
Depuis toujours, j’aime dessiner, j’aime les livres, j’aime les histoires… Au carrefour de tout cela, il y avait la bande dessinée, c’était pour moi assez naturel. Quand j’étais jeune -si vous avez lu Les Mauvaises Gens –j’ai grandi dans l’univers ouvrier et le travail avait pour moi le sens étymologique de tripalium, c'est-à-dire de torture ! Je voulais un truc pour ne pas travailler ! En tout cas, quelque chose qui ne m’enferme pas 8 heures par jour dans le même endroit obligatoire. Comme je lisais beaucoup de bandes dessinées étant jeune, j’ai compris un jour que ça pouvait être un métier. C’est devenu une obsession maladive. Comme je voulais échapper à l’usine, que je ne travaillais pas bien à l’école et qu’on me menaçait sans cesse : si tu travailles pas bien à l’école, tu iras à l’usine… Je ne savais pas qu’ils n’attendraient pas que je sois arrivé à l’âge de bosser pour fermer ! ! Bref, la bande dessinée me semblait une échappatoire possible pour éviter l’usine ! Ce n’est pas une raison glorieuse, mais c’est un vrai moteur ! J’avais un goût certain pour le dessin depuis toujours. Quand on a un goût et qu’on le travaille, il est possible qu’on s’améliore et que le goût s’en trouve augmenté. C’est un cercle vertueux, ce doit être la même chose pour la musique ou le football, enfin je suppose ! J’ai beaucoup dessinée toute ma vie. Mais dessiner et faire de la bande dessinée, ce n’est pas la même chose ! J’ai blindé les murs de ma chambre de dessins jusqu’à 10 ans et puis progressivement, je me suis mis à la bande dessinée.

Cela fait à peu près 20 ans que vous faites de la bande dessinée. Et au regard de votre bibliographie assez importante, on pourrait vous demander si vous vous sentez plutôt dessinateur, scénariste ou simplement auteur de bande dessinée ?
La plupart de mes livres, je les ai fait seul. Je ne me découpe pas en tranche, je fais des livres ! Je n’établis trop de frontières entre le scénario et le dessin. Plus j’avance, moins je fais de différence entre les deux, plus j’avance moins j’écris mes livres ! Quand je travaille avec d’autres auteurs, en général, ce sont des gens avec qui je m’entends suffisamment bien pour qu’il y ait une espèce de fusion. J’ai travaillé beaucoup avec Joub pour une série pour enfants Max et Zoe, Géronimo pour ados-adultes dont les deux derniers tomes sortent ces jours-ci. Joub, je le connais depuis longtemps, on a les mêmes façons de concevoir la bande dessinée. On peut très bien écrire et dessiner à 4 mains, on est une sorte de monstre avec des mains partout qui dessinent ! On écrit ensemble, je dessine le story board de la page que lui finalise. On se partage plus les tâches sur Max et Zoé c’est du récit jeunesse, un peu plus difficile à faire pour moi. Avec David Prudhomme pour La Tour des Miracles –adaptation de Brassens-, là j’ai tenu réellement un rôle de scénariste, j’ai livré un story board à David, qu’il n’a pas du tout respecté ! Mais bon, c’était la consigne ! Mais finalement, ce sont des expériences un peu marginales. Je me considère donc comme auteur de bande dessinée.

Avez-vous autant de plaisir dans ces trois étapes : étape scénario, étape dessin, étape couleurs ?
C’est comme un menu ! On ne trouve pas le même intérêt dans l’entrée, le plat et le dessert ! Le scénario est pour moi néanmoins la partie la plus importante, la plus difficile, la plus angoissante. Je reste persuadé que le scénario d’un livre, c’est sa structure, c’est ce qui en fait l’intérêt. Le meilleur dessinateur du monde avec un scénario débile, ça fait un livre débile. Et en bande dessinée, on en a plein ! C’est de cela dont crève la bande dessinée, à mon avis. Bref, le scénario, c’est la partie la plus déterminante, celle qui met le plus de pression ! Je ne suis pas un excellent dessinateur, je le sais, mais j’adore ça, dessiner ! Je me fous de ne pas être un excellent dessinateur ! Pour moi, ça va tout seul, ça coule, c’est du plaisir pur ! Et la couleur, c’est un peu le dessert…

Pourtant de nombreux dessinateurs insistent sur la difficulté de tenir la longueur et sur l'aspect fastidieux du dessin ?
La longueur ne me gêne pas, j’ai mis trois ans à dessiner Lulu, presque 4 en comptant le scénario et je ne me suis pas emmerdé une seconde ! Je conçois que les lecteurs se disent un an et demi, entre les deux tomes, c’est long ! Mais c’est quand même 80 pages que je fais seul, je bosse régulièrement et je ne vois pas passer les mois !

On remarque également que vous êtes attiré par des aspects qui étaient jusqu’à ces dernières années peu explorées en bande dessinée : la bande dessinée de reportage. Les mauvaises gens, un homme est mort, Rural… Est-ce que vous vous définiriez comme un auteur sinon engagé du moins concerné par ce qui vous entoure ?
Je voudrais préciser qu’à mon avis la bande dessinée de reportage existe depuis plus longtemps qu’on ne le dit. Je pense à la bande dessinée qui paraissait dans la presse : les reportages de Cabu dans Charlie Hebdo ou dans Hara Kiri. C’était des formats courts prévus pour la presse. Le documentaire sous forme de livre de bande dessinée et sur le long terme est effectivement plus récent. On peut citer les bouquins de Joe Sacco au début des années 90 sur la Palestine, Gorazde, son dernier sur la bande de Gaza, ceux de Guibert, de Squarzoni… Les frontières sont assez floues : les livres qui sont de l’autobiographie ne sont-il pas aussi du reportage ? Et vice versa ? Cela reste néanmoins ultra minoritaire, sur les 4000 titres qui sortent dans l’année, peut-être cela tient en une dizaine de titres ? Je ne suis même pas sûr… Au final, je ne suis pas un auteur engagé mais je m’intéresse effectivement à ce qui se passe autour de moi et je m’en sers comme matière première pour mes livres…

Cette bande dessinée de reportage demande probablement beaucoup de travail et d’investissement en termes des recherches, des rencontres, de repérages…. Beaucoup plus que pour une œuvre de fiction probablement ?
Un jour, un auteur de bande dessinée -dont je tairais le nom par charité !- m’a dit « c’est facile le reportage ! Y a pas de scénario à faire ! » C’est évidemment l’inverse ! Le scénario est sous contrainte : on doit écrire que ce qu’on trouve, sans modifier la réalité… On une liberté moindre, on engage le nom des gens, des faits. Je ne prétends pas raconter la vérité, je raconte ma vision d’une situation que je découvre. C’est donc une écriture sous contrainte supplémentaire, plus longue, plus difficile à faire et toute cette partie qui sont des interviews, des recherches de documents, des déplacements…etc, s’ajoute aux étapes traditionnelles de la bande dessinée. Ce sont des bouquins plus longs à faire et qui sont aussi plus lourds pour l’éditeur, qui sont plus incertains puisque je ne peux pas donner un scénario à mon éditeur, juste lui dire, j’ai envie de faire un bouquin sur tel sujet, mais je ne sais pas ce que je vais trouver ! Toutes ces étapes compliquent l’affaire mais sont intéressantes, c’est une bande dessinée qu’on ne peut pas faire chez soi, en roupillant, il faut se bouger, aller voir les gens...

C’est comme un travail de journaliste ?
Non, c’est un travail d’auteur mais qui ressemble à un travail de journaliste ! Toute cette dimension là, je la fais de façon totalement empirique, je n’ai jamais appris à faire ça, mais ç’a m’intéresse beaucoup ! Ceci dit, j’aime bien aussi faire des livres de fiction, c’est pourquoi j’alterne !

Pour vos œuvres de fiction comme Chute de Vélo, Anticyclone, Le réflexe de survie, on voit que ce sont les gens ordinaires qui mènent une vie banale qui vous intéressent ; pas de super héros ni même d’aventuriers. Pour Lulu, vous avez choisi une femme comme personnage principal : Pourquoi une femme ? C’était plus intéressant comme personnage à travailler ?
Oui, je cherchais à écrire l’histoire de quelqu’un qui sature de sa vie quotidienne et qui se barre comme ça. Il me semblait que dans ce cas là, une femme, c’était plus intéressant parce qu’il me semble que les femmes subissent des pressions supplémentaires à celles des hommes ou du moins ont des contraintes de vie supplémentaires. C’était pour moi assez naturel d’animer un personnage féminin. Et du coup ça a enclenché autour d’elle une galerie de personnages féminins de différents âges.

Sa fille ado, puis la vieille Marthe ?
Oui, on pourrait presque considérer que ces différents personnages féminins représentent quatre générations de femmes –n’oublions pas Jenny- ou les différentes étapes de la vie d’une femme.

Lulu n’est pas très sexy, ce n’est pas une héroïne qui est là pour faire fantasmer les lecteurs !
Alors oui, c’est vrai que Lulu n’est pas sexy ! C’est une remarque récurrente, bon normalement en bande dessinée, on trouve plutôt des femmes pulpeuses alors que les personnages masculins, on leur demande pas grand-chose ! Il y a une espèce de stéréotype du personnage féminin qui domine la bande dessinée contre lequel j’ai fait Lulu ! Il y a une partie de la bande dessinée qui s’adresse aux hormones des lecteurs mâles. Quand on dessine une femme qui est une femme normale qui n’est pas non plus un laideron, qui est dans la moyenne, tout le monde vous demande : pourquoi elle est comme ça ? Les femmes de bande dessinée si on les croisait dans la rue nous apparaîtraient comme des monstres, des espèces de Barbie ! Quand on quitte ce stéréotype là, ça se remarque, ce qui est assez paradoxal. Moi, je veux revenir dans la moyenne, dans le flot des femmes qui sont comme nous tous, avec des hauts et des bas.

Le titre Lulu femme nue qui peut avoir un double sens a pu donc décevoir certains lecteurs ?!
Oui peut être ! Mais regardez aussi les hommes dans cet album : ils sont aussi un peu bedonnants, chauves, ils ont 40 balais, le temps a fait son effet, et ça personne n’en parle !

De plus, ils n’ont pas le beau rôle dans le récit, autant on voit des femmes qui évoluent, qui s’adaptent, autant les hommes restent figés dans leurs certitudes, vous en faites des portraits moins avantageux …
Je ne sais pas, c’est au lecteur de se faire son idée, je ne vais pas jusque là, je ne veux pas donner de clés, c’est aussi pour ça que je ne veux pas entrer dans la tête de Lulu.

Oui, j’ai trouvé cette technique de narration intéressante. L’histoire de Lulu va être rapportée au cours d’un repas par deux narrateurs différents, l’ami Xavier pour le 1er volume et sa fille Morgane pour le 2nd. Ce qui va permettre de varier les points de vue sur le personnage avec une voix off à la personnalité différente et peut être de conserver une apparente neutralité en tant qu’auteur pour laisser au lecteur le soin de se faire tout seul une idée : aucun narrateur n’est omniscient, chacun ne détient qu’un bout de l’histoire… Quand vous avez pensez à cette histoire, vous l’avez tout de suite pensée en diptyque, avec ce procédé qui permet de donner de l’épaisseur au personnage et aussi du rythme au récit ?
Oui, dès les premières idées, je savais qu’il y aurait deux narrateurs pour deux livres. Je pense qu’un livre est fait autant par son auteur que par son lecteur (sauf que les droits d’auteur ne sont que pour moi !) Il faut savoir laisser de la place au lecteur, pour qu’il s’installe dans le personnage. Si j’avais fait ce récit en faisant une description pointue de Lulu, en donnant ses états d’âme, il n’y a plus de place pour que le lecteur s’installe dans sa tête. Mon projet, c’est m’installer au plus près de Lulu sans jamais rentrer dans sa tête ou sa psychologie. C’est inviter donc un autre narrateur qui lui s’approche de Lulu, regarde ce qui se passe, nous fait part de ses opinions à lui, on reste à la fois à distance de Lulu dans ses états d’esprit et en même temps, on est au plus près de ce qui lui arrive concrètement. Et puis, il y a aussi des gens autour de la table qui écoutent, ce sont aussi un peu comme des lecteurs dans le livre qui se posent des questions, qui relancent, etc… Donc, ça c’était mes premières idées un peu théoriques, je ne devrais pas d’ailleurs lever le capot pour vous montrer comment ça marche !

Quand vous jetez Lulu sur la route, est-ce que vous saviez ce qui allait lui arriver ?
Le scénario que j’ai remis à mon éditeur pour ces 180 pages, ce sont 4 pages dactylographiées. C’était juste le cadre. J’ai juste dit à Claude Gendrot, mon éditeur, c’est l’histoire d’une femme qui se barre, quelqu’un raconte son histoire dans les deux tomes, il y a une veillée funèbre où on est réunit… Je savais qu’elle allait rencontrer quelqu’un dans le tome un, et puis un autre dans le tome 2, mais c’est tout ! Alors, finalement j’avais un cadre précis, je savais comment les choses allaient s’articuler, mais au milieu de tout ça, il y avait des grands blancs dans lesquels j’ai lancé Lulu, je l’ai suivie et puis j’ai regardé ce qui lui arrivait !

La toute fin était également construite depuis le début ?
Non, la toute fin m’est tombée dessus au dernier moment ! J’avais eu plusieurs hypothèses… Mais j’avançais derrière Lulu, je suivais ce personnage, je regardais ce qui lui arrivait et puis je choisissais la suite. C’est un peu comme si je lisais le livre à un rythme extrêmement ralenti et à chaque fois que quelque chose est sur le point d’arriver, je décide ou pas qu’elle arrive ! Parfois, il y a des choses qui commencent et ne finissent pas forcément, parfois il y a des choses gratuites… La structure générale du livre n’a pas bougé, même si les toutes dernières pages ont été changées…La fin m’est apparue soudainement, j’en ai parlé avec mon éditeur, on a hésité un peu et finalement j’ai bouclé comme ça.

Vous avez beaucoup de contact avec votre éditeur, il vient souvent mettre son nez dans votre histoire ?
Non, je suis trop jaloux de mon indépendance. Je lui envoie des pages régulièrement, ce que je lui demande, c’est de garder une vue globale sur le livre que moi, je perds très vite. Au début, je sais ce que je vais faire, je fonce et au bout de 6 mois, je suis trop dans le détail. Lui donc conserve le regard du début et me confirme si je suis toujours dans la bonne voie. Il peut aussi faire des remarques techniques dont je tiens ou pas compte !

Sur quoi portent ces remarques techniques, sur le découpage, le dessin ?
Oui, mais aussi les dialogues sur lesquels il est extrêmement attentif. On peut se pinailler des heures sur des détails… Mais c’est son boulot ! S’il s’avère que je ne peux pas défendre réellement une position, c’est peut être qu’elle est faiblarde. Au bout du compte, je garde l’absolue maîtrise. Son boulot, c’est juste de dire, attention tu quittes la route, et je peux très bien répondre, je m’en fous, j’ai le droit ! C’est une relation assez souple ! Si tout se passe bien, on peut rester trois mois sans correspondre.

Sur les couvertures, l’éditeur donne aussi son avis ?
Pour les couvertures, ça se passe à trois avec en plus le directeur artistique, Didier Gonord qui est en charge de tout l’habillage des livres Futuropolis auxquels il essaie de donner une sorte de cohérence, d’appartenance à la même famille. On cherche ensemble des images qui synthétisent sans en dire trop sur l’histoire. C’est totalement informel, on lance des idées et puis ça émerge ! Le directeur commercial aimerait que l’on fasse des couvertures de façon plus rationnelle avec tous les éléments qu’il faut mais c’est précisément ce que je ne veux pas faire !

Au niveau du travail des couleurs, on voit que vous avez choisi de rester dans une tonalité homogène, une gamme chromatique douce et volontairement limité avec des ocres, des jaunes, des bleus… Qu’est ce qui a motivé ce choix ?
La couleur n’a pas un rôle décoratif. Dans Tintin, par exemple, les couleurs servent à coder les personnages, c’est une couleur à la fois de décoration et de codage. La couleur, je l’utilise de façon strictement narrative, elle me sert à conforter le récit. C’est que j’en ai besoin dans le cade de ce que je raconte. Quand je décide de faire un livre en couleurs, je délimite une gamme de couleurs très restreintes, souvent deux ou trois. Pour Lulu, c’est effectivement cet ocre et ce bleu. L’histoire se passe sur la côte, en octobre. J’ai besoin de cette lumière un peu particulière, plus franche et plus fraîche d’une certaine manière que celle de l’été. J’ai fabriqué ces deux couleurs qui sont le sable ou la terre, et la mer ou le ciel, mais c’est aussi la fraîcheur/ la chaleur, l’ombre et la lumière… Dans les intérieurs, le brun domine, dans les extérieurs le bleu. En fait, c’est plus de la mise en lumière, en ambiance qu’en couleurs !

Vous pouvez nous dire quel est le décor exact où se passe le récit ?
C’est une fiction ! Bon, je ne le dis nulle part, mais le premier tome est très très inspiré de St Gilles Croix de Vie, mais le camping n’existe pas ! Le second volume, c’est un peu le décor des Sables d’Olonne.
Votre public est plutôt féminin ou masculin ? Il semble que ce que vit Lulu peut trouver écho chez beaucoup de lectrices. Il y a par exemple ce soir autant de femmes que d’hommes…
Réponse du libraire : c’est rare qu’il y ait autant de filles à un café BD ! Je pense que le public de ce titre est pour ¾ des femmes et pour un quart des hommes.

Bien, je l’apprends en même temps que vous !

Libraire : Quand je présente l’album en quelques mots à un homme, en général, il me dit : « ben, tu le reposes vite sur le rayon et tu me parles d’autres choses ! »
C’est vrai que j’ai rencontré des hommes qui ont été choqués ou gênés par cette femme qui quitte mari et enfants, les femmes non, elles comprennent ! Pourtant, il y a plein de bandes dessinées à mon avis hyper choquantes, violentes et ce qui les choque eux, c’est la femme qui se barre !

Combien d’albums vendus ?
Entre 30 et 35.000 pour le premier volume, pour le second, le premier tirage était de 27 000, il est en réimpression… Je suis loin de Titeuf ! Mais ça me permet de continuer ! Je suis content de pouvoir faire des livres dont les éditeurs n’ont pas à souffrir et de pouvoir continuer !

Vos projets ?
Je viens de terminer avec Joub le 3ème et dernier volume de Géronimo qui sort en avril. Ce sont de longs projets que j’ai menés en 3 ou 4 ans qui se terminent en même temps. Je reviens à présent à une formule plus proche du documentaire. J’ai rencontré un vigneron dont le travail m’intéresse et qui lui visiblement ne connaît rien à la bande dessinée. Je lui ai fait remarqué et lui m’a dit : tu connais quelque chose au vin et au travail de vigneron ? Donc depuis un mois et demi, je suis ouvrier viticole, je taille la vigne, je plante, je passe la charrue… En contre partie, je le force à lire de la bande dessinée et il m’a accompagné chez l’imprimeur pour le tome de Lulu ! Je vais le faire travailler aussi ! Donc, c’est un livre qui va raconter cette initiation croisée, je dois aussi goûter du vin, pendant que lui goûte des livres puis on rencontre des auteurs et des vignerons… je pars d’une idée qui reste à vérifier qu’il y a autant de façon de faire du vin que des livres ! Il faut que ce pressentiment, cette hypothèse se vérifie sinon je suis dans la merde !

Ca va durer longtemps votre initiation ?
Au moins un an ! Le vin que je suis en train de préparer, j’aimerais y goûter avant que le livre ne soit fini ! La vendange sera faite en septembre, et courant 2011, vous pourrez lire ça ! Ca s’appellera Les ignorants !

Comment ça se passe ? Comme pour Rural ? Vous partez avec votre carnet de croquis dans les vignes ?
Oui, je vais dans les vignes avec mon appareil photo et mon carnet de croquis sauf que c’est difficile parce que j’ai envie aussi de bosser avec lui, je veux avoir des sensations concrètes… Quand on a planté 1500 pieds de vignes, on a des sensations musculaires ! J’ai envie de passer par cette immersion, mais il faut aussi que je dessine ! Donc, j’essaie de partager mon temps entre le coteau, la cave et mon atelier !
Parallèlement à ce projet, j’ai un projet de livre collectif depuis deux ans, avec 5 ou 6 camarades auteurs. On avait envie de discuter avec nos collègues qui dessinaient il y a 15 ou 30 000 ans. Donc, on écume les grottes de France qui sont ornées et on va essayer de faire un livre de dialogues. C’est un livre où il y aura du dessin, de la bande dessinée et du texte. Il sortira chez Futuropolis à la fin de l’année, je ne connais pas encore le titre !

Comment ça se passe réellement ?
On passe des jours le cul dans la glaise et dans l’obscurité avec des lampes frontales à dessiner ! Ces gens là dessinaient des bestioles qu’on ne peut pas dessiner –des aurochs, des tigres- mais techniquement ils ont tout ce qu’on a. Leurs dessins n’ont pas plus ou moins de défaut que les nôtres. On a une approche rayonnante, on ne cherche pas à singer leurs techniques, même si on va faire quelques expériences pour nous… On ne cherche pas à se rapprocher d’eux techniquement ou à faire comme eux…on joue plutôt sur l’écartement, sur ce qui nous rapproche et ce qui nous oppose. On se pose des questions : quel rapport avaient-ils avec ce qu’ils dessinaient ? Pourquoi dessinaient-ils là toutes ces bestioles? .Pourquoi ne dessinaient-ils pas d’êtres humains, alors qu’ils dessinaient parfaitement les animaux… ?

Questions du public
Une adaptation ciné pour Lulu, ça vous tenterait ?
Je n’ai pas de fascination particulière pour le cinéma !

Parce que quand on lit, on a l’impression de voir le film, on entend la musique, etc..
«On dirait un film » : vous n’êtes pas la première à me dire en effet, Dès qu’on lit une bande dessinée un peu fluide, on ramène ça au cinéma. Or, le cousinage ciné/bande dessinée, c’est un truc sur lequel je suis très prudent et même méfiant… En même temps, on me dit ça comme un compliment, « c’est comme un film » mais j’entends ça presque par défaut, « c’est pas comme de la bande dessinée ». Alors que moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire ce genre de chose en bande dessinée ! Maintenant, si je le prends comme un compliment, c’est sur cet aspect fluidité du récit qui donne une idée de mouvements qui est plus propre au cinéma qu’à la bande dessinée. Pour être franc, plusieurs de mes livres ont été approchés pour être adaptés en bande dessinée, mais c’est long et très lourd financièrement… Moi, personnellement je n’attends rien. Je n’ai ni frustration particulière envers le cinéma ni opposition de principe ! Si une adaptation m’est proposée et qu’elle me plait je dirais oui ! Mais ce ne sera pas moi qui m’y collerai, ce n’est pas mon boulot ni mon langage. En plus, la liberté qu’on a en bande dessinée de faire des histoires, personne d’autre ne l’a !

Merci à Etienne Davodeau pour sa participation chaleureuse !