Rencontre autour de S'enfuir avec Christophe André et Guy Delisle
organisée par la Librairie Bulle, Le Mans, le 7 octobre 2016
dans le cadre de la 25ème Heure du Livre
Interview et retranscription Agnès Deyzieux


AD Guy Delisle, vous êtes bien connu pour vos récits de voyage, Shenzen, Pyongyang, Chroniques birmanes ou Chroniques de Jérusalem où vous avez relaté, souvent avec humour, votre quotidien dans ces pays où vous avez travaillé ou habité. Aujourd'hui, avec cet album, il n'est pas question de voyage mais presque de son envers exact puisque le lecteur va rester enfermé pendant 428 pages avec Christophe André, retenu lui, comme otage, pendant 111 jours. Pourquoi avoir voulu raconter l’histoire de la captivité de Christophe André ? Qu’est-ce qui vous a interpellé dans cette histoire ?
GD : J'avais lu l'histoire de Christophe dans le journal comme beaucoup de gens, elle m'a beaucoup impressionné. Les histoires de gens kidnappés m'ont toujours fasciné. Quand j'étais jeune, je me rappelle avoir écouté le baron Empain qui racontait son kidnapping. Face à quelqu'un qui est privé de liberté, je me sens concerné, j'éprouve de l'empathie. Je me dis, moi qu'est-ce que je ferai à sa place ? Comme dans les films de prisonniers, on se demande toujours s'ils vont arriver à s'évader ! Ensuite, j'ai eu la chance de rencontrer Christophe André, par le biais de ma compagne qui travaille dans l'humanitaire. Un jour, j'étais avec une amie qui a dit : Christophe va venir manger avec nous. Je l'ai rencontré lors de ce repas. Connaissant son histoire, j'avais envie de lui poser plein de questions. C'était en 2001. J'ai été étonné de voir que Christophe se livrait assez facilement. Je pensais que quelqu'un qui a vécu un kidnapping n'a pas forcément envie d'en parler. 
Cela peut être un traumatisme, on le perçoit souvent comme cela. Avec Christophe, c'était passionnant parce qu'il n'était pas avare en détails. Vu le déroulement et la fin de son histoire, c'était fascinant. J'ai croisé beaucoup de gens qui travaillent dans l'humanitaire et ils ont souvent vécu plein d'aventures, dans des endroits où aucun touriste ne va, dans des situations dangereuses ou rocambolesques. Je dois dire que celle de Christophe est celle qui me paraissait la plus spectaculaire et aussi celle avec laquelle j'avais énormément d'empathie. Je me rappelle d'un gars dans l'humanitaire qui me racontait qu'il fumait de l'opium avec le traducteur du Dalaï-lama dans les hautes montagnes du Bhoutan, je trouve cela extrêmement exotique mais c'est sûr que cela ne m'arrivera jamais et je ne me sens pas vraiment concerné ! Alors que ce que Christophe me racontait me renvoyait toujours à : qu'est ce que je ferai, moi ? Dès ce repas là, j'ai dit à Christophe : il faudrait qu'on fasse une bande dessinée avec ça un jour ! Il était partant dès le début.


AD Christophe André, est-ce que vous connaissiez les bandes dessinées de Guy Delisle ? Comment êtes-vous arrivé à lui raconter cet épisode de votre vie ?
CA Oui, je connaissais le travail de Guy. A l'époque, il avait fait Shenzen qui m'avait beaucoup plu. Comme on avait été mis en contact par une amie, cela a permis de se faire confiance et de sympathiser dès le début. Le projet me plaisait. Ce n'était pas tant de mettre le récit en bande dessinée qui était intéressant pour moi. C'était la personnalité de Guy, la manière dont il racontait ses histoires. Le projet n'a pas été décidé ce jour là, ça a pris 15 ans pour réaliser tout cela ! Entre-temps, il y a eu Pyongyang, Chroniques Birmanes. Je me rendais compte que si c'était avec un auteur de bande dessinée que je devais le faire, ce serait avec lui. L'idée était de raconter une histoire certes tragique mais qui se termine bien. Je n'avais pas envie de le raconter sous une forme triste, j'avais envie de faire passer un message agréable et qu'il y ait des moments qui fassent sourire le lecteur. Le style de Guy avec son humour décalé me plaisait beaucoup.
AD Guy, pourquoi avoir tant tardé finalement à raconter cette histoire? Vous aviez d'autres projets à mener avant ?
GD Oui, cela a été long. Je mentionne déjà dans Shenzen l'histoire de Christophe, c'est d'ailleurs pour cela qu'il y avait eu ce repas où on s'était rencontre à MSF. On s'est recroisé par la suite car ma compagne travaillait sous les ordres de Christophe pendant quelques années !
J'ai d'abord réalisé une première version que j'ai soumise à Dargaud qui était enthousiaste. J'ai fait une quinzaine de pages, très axées sur l'action, assez classiques. Puis, je suis allé travailler dans le dessin animé et en revenant de mission de superviseur de dessin animé, je revois ces pages et j'ai trouvé que cela ne correspondait pas. Ce n'était pas le bon angle. Je me suis dit : bon, je fais ma bande dessinée sur la Corée du Nord et je reprendrai cela après. Et voilà, il y avait toujours un autre projet. Parler de l'histoire de quelqu'un d'autre, c'était très différent de ce que j'avais l'habitude de faire. En plus, faire le récit d'un court moment de vie, de trois mois ici et non pas un biopic, me demandait de travailler différemment sur le temps qui passe. Il y  avait des obstacles. Faire parler quelqu'un d'autre était aussi nouveau. Quand je me mets en scène dans des situations pas très glorieuses, je peux vivre avec cela, ça ne me dérange pas ! J'étais bloqué par cette idée de faire parler quelqu'un d'autre.
J'ai fait ensuite une deuxième version où j'ai écrit tout le développé du récit en texte et en dessins très rapides que je n'ai pas utilisé. Et celle-là, en quelque sorte, c'est la troisième version ! Et quand je la regarde, je suis au final ravi de ne pas l'avoir traitée comme je voulais le faire au début parce qu'elle correspond bien mieux à l'image que je m'en faisais mais qui était trop floue au départ.

AD Guy, comment avez-vous travaillé avec Christophe? L’avez-vous vu plusieurs fois au cours de l'élaboration du livre ?
GD Il y a eu plusieurs étapes. Au début, au cours de ce fameux repas, j'avais pris trois notes pensant que ça se ferait très facilement. Mais je m'aperçois très vite que je n'ai pas assez de précisions ! Donc, je me suis dit qu'il fallait qu'on parle ensemble et que je l'enregistre ! Un truc auquel j'aurais dû penser dès le début ! On a donc fait ça en 2003. Il y avait aussi un document qu'avait gardé l'ONG pour garder une trace de cette expérience. J'avais donc ce document papier et cet enregistrement sonore.

AD Comment s’est passée votre collaboration ? Y- t- il eu des tensions ou des désaccords entre vous ?
CA La façon dont on a travaillé peut se résumer ainsi : je te raconte l'histoire, tu la mets en dessin et après, on échange ensemble pour savoir si cela fonctionne et si c'est fidèle. On a mis quinze ans à démarrer mais à un moment donné, j'ai vraiment senti, quand Guy m'envoyait les pages, qu’il s’était approprié l'histoire suffisamment pour la dérouler. On a eu finalement beaucoup d'échanges pour régler des points de détails. Mais pour la trame générale, Guy l'a déroulée du début jusqu'à la fin, avec une fidélité impressionnante.
Je n'ai jamais eu d'inquiétude sur le fait que Guy réaliserait quelque chose de bien. Et j'en ai eu la confirmation à un moment, quand j'ai reçu une série de planches. C'est le moment où les ravisseurs ont oublié de me rattacher et j'ai vécu pendant une nuit, dans une pièce cadenassée et volets fermés, un grand moment de liberté. Guy me campe les mains sur les hanches, m'exclamant : mais ils m'ont oublié ! À ce moment là, j'ai éclaté de rire et je me suis dit, c'est bon, je n'ai plus besoin d'être là, il a compris, il est dedans, il s'est appropriée cette histoire !

GD Oui, il y a eu de petits réajustements. Je peux citer cette scène que Christophe m'a fait redessiner. C'est le moment où il s'imagine casser la gueule du jeune gardien et partir en courant. Mais il y a cette jeune femme qui est dans l'encadrement de la porte. J'avais dessiné Christophe poussant la femme en arrière pour pouvoir s’enfuir. Christophe m’a repris sur ce dessin en me disant même dans un cas comme ça, il ne pousserait pas une dame. Alors j’ai redessiné différemment. C’est drôle, même en imagination Christophe ne se voyait pas pousser une dame pour sortir !
AD Christophe, le début de l'album raconte votre enlèvement en 1997, alors que vous travailliez pour une ONG basée en Ingouchie. Etes-vous parti pour cette mission avec des craintes particulières ? Quel est votre état d'esprit au moment où survient cet enlèvement ?

CA L'ONG en question, c'était Médecins sans frontière. Et c'était ma première mission. Je suis arrivé fin février, début mars dans le Caucase. Deux mois auparavant, je travaillais comme contrôleur de gestion à Paris, je faisais comme tout le monde, prenais le métro tous les jours, j'avais ma petite vie parisienne ! MSF m'a envoyé dans cette première mission pour en gérer les aspects administratifs et financiers. Je découvrais donc comment fonctionnait une ONG.

Le contexte en 1997, c'était la fin de la première guerre de Tchétchénie. Les accords de paix ont obligé les Russes à retirer leurs troupes de Tchétchénie. Dans le Caucase, vous avez plusieurs républiques. La Tchétchénie était la seule république qui n'était plus occupée par l'armée et l'administration russes. Mais avec une stabilité politique à peu près inexistante. C'est un pays qui fonctionne avec des clans, il n'y a pas d'état de droit. Ce qui fait la loi, ce sont les rapports de force entre les différents clans. Et dans ce contexte très instable, il y avait un développement assez important d'enlèvements qui ne sont pas une nouveauté dans la région. Cela fonctionne comme ça depuis très longtemps, les tchétchènes se kidnappant d'ailleurs beaucoup entre eux. Avec cet aspect supplémentaire que les Russes avaient tout intérêt à déstabiliser cette petite république qui cherchait son indépendance, un jeu très trouble à la fois des russes et des tchétchènes. 

Nous, à l'intérieur de MSF, on sentait monter l'insécurité puisque les kidnappings dépassaient le cadre de la Tchétchénie et débordaient sur les républiques voisines, c'est à dire que les groupes mafieux tchétchènes allaient chercher des occidentaux à l'extérieur de la Tchétchénie pour les ramener ensuite dans un environnement plus sûr pour eux à l'intérieur de la Tchétchénie. Donc, dans ce climat d'insécurité montante, à peine arrivé être arrivé à MSF, j'ai été très impliqué dans la sécurité des expatriés. Cette insécurité croissante nous a rattrapés plus rapidement que l'on ne le pensait et en juillet, c'est le moment où je vais être kidnappé. Ce qui a été le point de départ de toutes les ONG de la région qui ont mis leur personnel à l'abri. Aujourd'hui encore, les ONG travaillent avec du personnel local, soit ingouche, soit russe mais avec peu d'expatriés occidentaux car les risques restent importants pour eux.
AD Au début, vous ne pensez pas être enlevé, vous pensez qu'ils viennent juste récupérer les clés du coffre ?
CA Oui, on essaie de se rassurer ! La nuit de l'enlèvement, après les premières minutes, je me suis dit : c'est un braquage. Ils viennent pour récupérer les payes du personnel local. En général, on paye les salaires en liquide car il n'existe pas de possibilité de faire des virements. On a de l'argent dans des coffres, et au moment de la paye, ça peut représenter des sommes importantes. Ce jour-là était la veille du jour de paye. Cela correspondait à cette logique là, c'est pour cela que je me suis dit qu'ils venaient pour le coffre ! Mais j'ai rapidement compris que ce n'était pas le coffre qui les intéressait mais qu'il s'agissait de bien d'autre chose... 
AD Vous allez être enfermé dans un premier appartement puis transféré dans un second, dans une pièce vide où il n’y a aucun meuble, juste un matelas et un radiateur où vous êtes menotté. Et les jours vont commencer à passer. Il semble que vous ayez une mémoire incroyable, car vous gardez un souvenir très précis des micro-événements que vous avez vécu durant votre captivité. Dans la bande dessinée, pour le 9ème jour, vous dites, je vous cite : "un peu de bouillon renversé et une cigarette : voilà les deux événements marquants de ma journée. Comment avez-vous pu garder une telle précision de chacun de ces jours ?
GD Je peux donner déjà quelques éléments de réponse et qui concerne la façon dont on a travaillé ensemble. Christophe m'a donné beaucoup d'anecdotes que j'ai enregistrées. Il y avait des dates précises, des évènements dont on connaissait les dates qu'on a pu classer. Et ensuite, un paquet d'anecdotes qui étaient plus floues dans le temps, même si on savait que tel évènement est dans cette semaine là, plutôt au début ou à la fin. Donc, j'ai replacé ainsi les anecdotes dans une chronologie probable. Après, comme la bande dessinée se déroule jour après jour, on peut avoir cette impression de précision. Mais on n'est pas loin d'une certaine vérité.
Ce qui est terrible quand on fait de la bande dessinée, c'est qu'on a besoin de détails. Je lui demandais : comment était la pièce ? Avec des briques ? J'espérais qu'il y ait quelque chose ! Graphiquement, je n'avais rien pour m'accrocher ou presque. Ou alors, il avait quel âge, Thénardier ? A quoi il ressemblait ? Il était habillé comment ? Comment était le plateau où ils amenaient la nourriture ? Et sur le bol, il y avait des décorations ?  
Je me rappelle que Joe Sacco disait cela dans une entrevue, il pose des questions sur les détails parce qu'il va dessiner ensuite son reportage. Christophe m'a dessiné des croquis de la pièce, vue d'en haut pour la position du lit. Heureusement que j’avais ça, la position du lit, parce qu’après je vais le dessiner pendant 300 pages !

CA Oui, c'est vrai que la mémoire s'estompe avec les années. Mais on a eu de la chance car quand je suis rentré à Paris dans les mois qui ont suivi à MSF, on a fait un gros travail de documentation. Parce que cette histoire avait été aussi traumatisante pour toute l'équipe. On a mis par écrit toute l'histoire, avec l'ensemble des intervenants qui ont été très nombreux. Je suis content qu'on ait fait ce travail là, à chaud parce que quand la mémoire fait défaut, c'est notre bouée de sauvetage ! On a vérifié ainsi des détails, des dates et on a bénéficié, quinze ans après, de ce travail-là.

AD Guy, le récit se présente sous la forme de courts chapitres, environ trente cinq séparés par une page blanche qui symbolise une ellipse temporelle, le passage d’une nuit ou de plusieurs jours. Ce n’est pas un chapitrage neutre car en fait les numéros correspondent aux nombre de jours de captivité. Pourquoi avoir choisi cette façon de rythmer ?
GD Je voulais que ce soit sous forme de chapitres. J'aurais pu mettre une page blanche ou noire pour montrer le désarroi croissant. D'après ce que m'avait raconté Christophe, chaque journée débutait par une forme de désespoir car il ne s'était rien passé dans la nuit. Or, s'il devait se passer quelque chose, Christophe pensait que ce serait pendant la nuit. Donc, la début de la journée était difficile et l'espoir remontait pendant la journée. J'arrêtais chaque chapitre quand la nuit arrivait. Cela me paraissait important de séparer, de ne pas mettre tout dans un énorme récit compact et de marquer ces jours.


AD Dès le début de votre captivité, Christophe, vous vous répétez de ne pas céder à la panique et vous égrenez les dates du calendrier quotidiennement, sans vous tromper, vous en aurez la preuve plus tard. Comment arrivez-vous à réfléchir malgré ce stress énorme et à canaliser votre esprit  pour ne pas devenir fou, fou de colère ou d'angoisse ?
CA Quand vous êtes otage, vous avez l'impression d'être passé de l'autre côté du miroir. Vous savez que le monde continue à tourner, que les gens que vous connaissez continuent à avoir leurs occupations quotidiennes. Vous les voyez, vous les imaginez mais vous ne pouvez plus être en contact avec eux. C'est une situation étrange. 

Vous ne savez plus non plus ce qui se passe dans le monde. J'ai découvert quand je suis sorti tout ce qui s'était passé comme évènement durant ces trois mois, dieu sait qu'il y en a eu beaucoup ! Donc, on essaie de garder des contacts avec la réalité. De connaître le temps qui passe chaque jour quand on se lève par exemple. C'est fondamental de garder ce contact avec cette réalité et je pense que ça aurait beaucoup plus difficile si je l'avais perdu. Il faut que cela imprime le cerveau suffisamment pour qu'il n'y ait surtout pas de doute sur la date à aucun moment de la journée.

GD Comme tu me le disais, c'était le seul repère que tu avais. Géographiquement, tu ne savais pas où tu étais, pas vraiment de raison sur le pourquoi tu étais là, la faute à pas de chance, du coup, il te restait quoi ? Le repère temporel.
CA Oui, et comme vous le disiez précédemment, mes ravisseurs ont fait une photo, dans les dernières semaines de captivité. Ils m'ont demandé de tenir le journal Libération. À ce moment là, j'ai pu voir la date du journal. Et j'ai vu que je ne m'étais pas trompé ! Quand je me suis évadé, je savais exactement le jour où on était et c'était une grande victoire !


AD Avant de vous enfuir physiquement, vous vous enfuyez par l'imaginaire, en échafaudant des plans possibles de fuite mais aussi en révisant des grands batailles napoléoniennes, ou en récitant l'alphabet avec des généraux d'empire. D'où vient ce goût pour l'histoire ?
CA C'est une passion que j'ai depuis tout petit. Je m'intéresse à l'histoire militaire, j'ai visité plein de champs de batailles. C'est une passion que j'essaie de communiquer à mes enfants en les emmenant sur des grands sites de l'histoire de France et d'ailleurs. C'est vrai que de penser à cela m'a beaucoup aidé. De penser à vos proches crée une détresse. Vous pensez que votre absence fait souffrir plein de gens. La résistance est de chasser tout cela de sa mémoire, de ne pas y penser. Alors, je me suis servi des batailles de Napoléon, un personnage que j'admire.

Vous vous installez dans une bataille et cela vous permet de passer le temps, de penser à autre chose et de ne pas vous concentrer sur la tristesse. Guy l'a très bien raconté. Pour la petite histoire, ce n'est pas moi qui lui ai raconté les batailles. Il s'est débrouillé tout seul !
GD Je lui ai juste demandé quelle bataille il souhaitait que j'illustre parce que moi, je n'en connais aucune ! Tu m'as dit Borodino ?
CA Je t'ai proposé Waterloo mais tu m'as dit préférer Austerlitz !
GD Oui, je voulais une victoire, bien sûr !

AD Du coup, ce titre, S’enfuir, qui évoque aussi la fuite par l'esprit, vous est venu assez vite ?
GD Oui, bien sûr, c'est cette idée. Cela rappelle aussi Kauffmann qui a été otage au Liban pendant plusieurs années. Lui, il vient de la région de Bordeaux, il adore le vin. Et donc, il se faisait tous les vignobles et les cépages du bordelais. Cela lui prenait des heures ! Il reste quoi quand on est privé de tout ? Les souvenirs qui sont dangereux et l'imagination ! Je me suis bien sûr posé la question en faisant cet album :  moi, ce serait quoi ? Franchement, je ne sais pas ! Peut-être les films que je connais ou m'imaginer en train de dessiner. Je demanderai un crayon et un papier, si c'est possible !
CA Je n'avais rien pour écrire, rien pour lire... J'aurais pu leur demander mais je ne voulais rien leur demander !! En plus, s'ils avaient eu des livres, ils auraient été en cyrillique, donc impossible pour moi. Ecrire, je pense que je n'aurai pas eu envie. Tout ce qui m'intéressait était de partir. C'est l'imaginaire qui vous aide à tenir le coup. De plus, j'ai de la chance, on va dire, d'être plutôt introverti qu'extraverti. L'introverti va se ressourcer dans un monde intérieur. Cela aide à faire jouer son imagination, à habiller la journée avec des histoires de champs de bataille, des petits jeux dans la tête où on déroule, à l'aide d'un alphabet, des noms de généraux et de maréchaux... Au-delà d'aider à passer le temps, cela aide surtout à maintenir son esprit à ne pas se laisser envahir par quoique ce soit qui puisse détourner de l'idée qu'à un moment donné, il va falloir qu'on en finisse avec cette histoire et qu'il va falloir sortir...

AD Ce qui m'a marqué dans votre récit, c'est la relation à vos geôliers. Au début, ils vous emmènent voir la télé ou vous donnent un verre d'alcool ou une cigarette. Mais un soir, après avoir échangé un good night et un merci surréalistes, vous décidez de ne plus communiquer avec eux. On se dit qu’il faut beaucoup de courage et de ressort pour refuser ces rapports que d'autres pourraient qualifier de stratégique pour améliorer au moins le quotidien. Cette décision a-t-elle été difficile à tenir ? Est-ce que vous n'avez jamais regretté de l'avoir prise ? Les considérer comme des ennemis a alimenté votre énergie et votre courage ?
CA Oui, ce n'était pas du ressentiment vis à vis d'eux. Cela va peut-être vous paraître bizarre, mais l'idée était de se dire : on est dans une sorte de match et ce n'est pas vous qui allez gagner et je vais en ressortir, moi, plus fort que tout ce que vous pouvez faire aujourd'hui. Quand on est sur un terrain et qu'on joue un match contre quelqu'un, on ne pactise pas ! C'était cet esprit-là !
GD Oui, mais tu as choisi de jouer franc jeu ! Beaucoup de gens m'ont demandé pourquoi tu n'avais pas essayé de jouer au faux gentil pour essayer de t'attirer quelques faveurs... Je pense qu'il y a un autre aspect par rapport à toi. Tu voulais pouvoir te regarder dans la glace en disant : je n’ai pas joué, j'ai été direct.
CA Oui, cela participe de l'ensemble. Pour ne pas sombrer, on a besoin de se battre contre quelqu'un, de se trouver un ennemi. Dans ce genre de situation, c'est très important pour garder le moral et maintenir le ressort. Tant que je suis capable de les détester, je suis encore vivant ! Dans ce genre de situation, vous êtes transformé en marchandise, vous êtes un objet déposé dans un coin. Vous ne décidez de rien, même pas de quand vous pourrez aller aux toilettes ! Le seul moyen d'être libre, c'est de l'être dans sa tête.
GD J'écoute Christophe et c'est comme quand je l'ai rencontré il y a quinze ans : je bois ses paroles ! On a l'impression d'avoir une leçon de vie ou un système de résilience extrêmement intéressant  analyser. C'est pour cela que j'ai eu envie de faire cette bande dessinée !

AD La scène de la kalachnikov m'a aussi beaucoup marquée. Lors d'un repas, un geôlier qui a le dos tourné laisse son arme à votre portée. J’avais envie de vous voir dégommer tout le monde comme dans un bon scénario américain ! Mais on est ici dans la réalité et non dans le fantasme ! Et vous gardez toujours votre capacité de réflexion. C'est impressionnant... car c’est un moment très court et vous arrivez à réfléchir à toute vitesse. Comment arriviez-vous à être aussi réactif ?

CA L'histoire de la kalachnikov est très bien racontée par Guy. Le contexte était particulier, il y avait eu une tentative d'échanges mais qui n'a pas abouti. J'étais assis à votre place, gardée par un homme qui avait ce fusil d'assaut. Il va dans la cuisine faire le repas. Vous êtes assis comme un gentil petit garçon sur un fauteuil. Il pose l'arme là, à un mètre de moi... Quelque part le plus terrible, c'est de vous dire : qu'est ce que je fais ? J'ai juste à tendre le bras pour m'en saisir. Mais je ne sais pas m'en servir, je n'ai jamais tiré, dieu merci, sur personne ! Que va t-il se passer si je prends cette arme ? Est-ce que je saurai la faire marcher ? Est-ce que j'aurai le courage de tirer sur lui ? Vous avez dramatiquement un choix à faire. Si je ne fais rien, je repars pour un certain temps. Si je fais quelque chose et que cela ne fonctionne pas, je risque de me faire tuer... Vous pesez le pour et le contre. Ce soir là, je n'ai pas bougé. Mais mon ravisseur a bien vu que je lorgnais son arme. Quand il est sorti de la cuisine, il s'est arrêté, m'a regardé avec une sorte de demi-sourire qui disait :  vas -y, prends là ! Vous êtes face à un type qui a une allure de combattant. Je n'ai pas bougé, je suis resté le gentil petit garçon ! Le plus dur ensuite, quand on retourne dans son placard, c'est de se dire qu'on a fait le bon choix, qu'on n'a pas été un lâche ! C'est le plus dur, mais j'ai réussi à m'en convaincre. T'as eu une occasion, ce n'était pas la bonne. Y en aura d'autres, ça va marcher. On arrive à survivre à cela !


AD Guy, pour traduire cette lenteur, cette pesanteur des jours, il y a des images répétitives -les plans sur l’ampoule tordue au plafond, qui ne s’allume jamais- mais le texte change et donne souvent un sens différent à ces images. Il y a aussi tout un jeu de cadrages très divers avec des plongées très hautes, hors plafond, ou au contraire au ras du sol. Et un jeu de points de vue : parfois on voit par les yeux de Christophe, parfois en vision objective. Comment avez-vous construit cette narration très équilibrée ? C’est un peu intuitif ou cela demande vraiment une grande réflexion sur le découpage ?
GD Cela demande d'abord une réflexion globale sur l'ensemble. Je ne voulais pas traiter ce récit réel comme un film d'action avec des effets spectaculaires de gros plans, d'ombres qui courent, comme je l'avais fait dans la première version. Cela dessert le récit et on dirait un téléfilm qui passe sur FR3 ! C'est aussi mon expérience de lecteur de bande dessinée où j'ai vu ce cas de figure : on raconte une histoire réelle et on met tellement d'effets qu'on ne peut s'empêcher de le comparer à un film d'action. Dans le réel, il ne se passe pas autant d'évènements. Alors, je me suis dit qu'il fallait mettre la mise en scène en arrière-plan et laisser ce récit d'une histoire vraie prendre le dessus. Il n'y aura pas beaucoup de gros plans, sauf à la fin dans des moments intenses. je ne voulais pas trop jouer sur la caméra. J'ai construit ce récit chaque jour, chronologiquement. Je n'écrivais pas à l'avance. Comme c'est un récit sur les petits détails du quotidien, il fallait vraiment que, moi aussi, je le construise au quotidien, petit à petit.
AD Vous n'avez pas fait de story-board général ?
GD J'ai fait une version où j'ai essayé de tout écrire pour avoir une idée mais c'est pas vraiment la façon dont je travaille. Je me suis remémoré justement la façon dont je travaille quand je fais les Chroniques de Jérusalem ou Chroniques birmanes. Je relis mes notes et je me rappelle de tel évènement intéressant, et je fais 3 ou 4 pages là-dessus. Et je me suis dit que cela fonctionnait bien pour les trucs du quotidien. J'ai donc fait la même chose avec l'histoire de Christophe. Je revenais sur la chronologie, prenais tel événement, le mettais en lien avec un autre... 

Après, il faut trouver aussi un équilibre pour que le lecteur ait envie de tourner la page et c'est le travail de la narration d'une façon générale. Je savais que ce serait une longue pagination. Je voulais aussi qu'on sente le temps passer. Ecrire : "une semaine plus tard", et on voit la barbe de Christophe qui a poussé un peu plus, moi, ça ne me suffisait pas. Je voulais que physiquement on tourne les pages et qu'on se dise : my god, est-ce qu'il va s'en sortir ? Même si le lecteur qui lit vite tourne les pages rapidement, il s'en sort pas aussi facilement ! Je voulais qu'il se sente coincé comme Christophe était coincé. Je ne voulais pas de flash back, de commentaire narratif ou de "pendant ce temps-là, dans les bureaux de MSF à Paris ... " Je voulais qu'on reste là, en immersion, qu'on ressente ce qu'il ressentait. C'était vraiment le cœur de mon sujet.

AD L'album est dans un camaïeu de gris bleu, pourquoi avoir fait ce choix de la bichromie ?
GD Pour être le plus fidèle au récit de Christophe, j'aurais dû dessiner une pièce dans la pénombre constante. Je me suis pas senti de faire un album en gris à 50 pour cent ! Je me suis dit qu'il y aurait au moins, le matin, l'après-midi et le soir avec un gris pâle, un gris moyen et un gris plus foncé. Après, j'aime bien les bichromies, je me suis vite arrêté sur le bleu. L'ambiance n'était pas propice à des couleurs chaudes. Le dessin est aussi plus réaliste que ce que je fais habituellement. Avec un très trait fin, fragilisé pour retranscrire une situation difficile, sans aplat noir qui donnerait du poids. Je voulais que ce soit en fragilité, en correspondance avec le récit.


AD On perçoit combien les sons ont leur importance dans la captivité. C’est la seule information qui vient de l’extérieur et qu’il faut interpréter. Il y a les bruits habituels : le clic de la porte, le clac des menottes, et ceux qui surprennent : des coups de feu ou le bruit d'un ballon avec lequel joue un enfant... Vous y avez tout de suite pensé à l'importance de cette bande son ? Ou c'est Christophe qui a insisté sur cette donnée ?
GD En bande dessinée, le son est souvent une frustration, il faut l'écrire. Mais cela me paraissait normal de passer par là, avec ce côté rythmé.
CA Il n'y avait pas énormément de sons en fait et du coup, on les mémorise très vite. Mais comme les journées étaient strictement les mêmes, quand il y avait un son nouveau, je le détectais facilement et j'avais le temps de l'analyser. Le bruit du ballon contre le mur, j'ai mis du temps avant de comprendre qu'il s'agissait d'un petit garçon qui jouait de l'autre côté du mur.


AD L'envie de vous enfuir vous a toujours taraudé dès le début. Lorsque vous apprenez qu'une rançon est en cours de négociation, cela devait vous rassurer et peut-être mettre un terme à cette envie d'évasion. Mais en fait, que s'est-il passé à ce moment là quand vous apprenez le montant exigé de la rançon ?
CA Ça a été un moment extrêmement difficile. Même longtemps après, j'ai continué à le tourner dans ma tête pour comprendre pourquoi mon cerveau avait réagi comme cela. Ca a été un moment d'humiliation totale. On m'aurait obligé à déambuler tout nu sur la place du village, ça m'aurait fait le même effet. C'était le montant de la rançon qui était exorbitant qui me faisait dire : c'est absurde, je ne peux pas coûter cet argent là à une ONG qui, tous les jours, se bat pour sauver des enfants. J'ai passé trois jours au fond du trou. Ils venaient de détruire quelque part ce qui vous reste dans ce genre de situation, un peu de dignité. 
Trois jours plus tard, ils m'ont emmené à la campagne dans une voiture et je me suis retrouvé au téléphone avec des gens de MSF. C'était le premier contact avec l'extérieur. Je sentais bien que je n'avais aucun moyen de changer le cours des choses. Mais j'ai dit à MSF: "un million de dollars, c'est de la folie ! il faut négocier, je peux tenir encore, vous inquiétez pas". Là, j'ai reconstruit mon capital dignité ! Quand ils m'ont rattaché à mon radiateur, j'étais content, le moral était revenu, j'avais fait ce que j'avais à faire. On peut se dire maintenant que c'est un peu dérisoire mais ça ne l'était pas du tout à ce moment là ! J'ai été dans mon rôle, ça m'a donné une bonne image de moi et ça m'a aidé pour la suite des évènements.
GD Ça faisait déjà deux mois que tu étais là, attaché à un radiateur. Dire que tu vas rester encore, c'est courageux. Moi, j'ai discuté avec des administrateurs qui m'ont dit qu'ils n'auraient pas hésité à dire : quelque soit le montant, sortez moi de là !
CA Il y a une différence entre le dire dans une soirée entre gens de bonne compagnie et le vivre et le faire dans ce genre de contexte, Moi aussi, j'ai été surpris par ma propre réaction, Mais, dans ce genre de contexte, vous vous découvrez vous-même !

AD La fin de l’album, les 60 dernières pages, est extrêmement jubilatoires pour le lecteur qui vit vraiment l’évasion avec vous, tout concourt à cette excitation : le changement brutal de rythme, d’action, de décor, mais surtout cette impression extraordinaire que vous ressentez et que vous décrivez comme un dédoublement : vous dites avoir le sentiment d’assister à une pièce de théâtre où vous tiendriez un rôle. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce moment ?

CA c'est un moment extrêmement court où je me retrouve dehors à marcher dans la rue. Il y a eu une image qui s'est imposée très fortement, quelques secondes, un moment de jubilation intense, anachronique, fou. Vous avez l'impression qu'un autre vous- même est assis sur une branche et vous regarde passer en vous applaudissant. Vous savez que quoiqu'il se passe maintenant, personne ne pourra vous dire que vous n'avez pas été à la hauteur ou que vous n'avez pas fait ce qu'il fallait. C'est un moment très important. Je ne sais pas psychologiquement comment se passe ce genre de moment. Peut-être que d'autres ont vécu ce moment de jubilation intérieure : lorsque vous faites quelque chose qui vous rend fier de vous-même. Ce moment n'a pas été facile à mettre en scène dans la bande dessinée.
GD Oui, c'est un moment que j'ai dû reprendre car il fallait l'intensifier, lui donner du punch et du stress, pour être au plus près de ce que Christophe avait vécu.

AD Le fait d'être parvenu à vous enfuir plutôt qu'être libéré par une rançon est une très belle victoire, une revanche inestimable qui a dû vous soutenir dans votre vie après. Mais est-ce que cette parenthèse de 111 jours dans votre vie a eu de conséquences déprimantes ou inhibantes sur vos envies futures ?
CA Non, pas du tout. Si c'était le cas, l'album n'existerait pas, parce que je n'aurais pas eu envie de parler de cette histoire-là. C'est une aventure qui vous renforce dans la vie de tous les jours. A tel point que je m'en sers quand j'ai quelque chose de difficile à faire, je repense à cette histoire et ça me permet de relativiser tout de suite et de trouver l'énergie pour surmonter les obstacles. C'est devenu un évènement agréable à se remémorer parce que ça s'est fini comme cela !

AD Malgré toutes les ressources graphiques dont vous faites preuve, Guy, n'avez-vous pas eu le sentiment à force de dessiner ce décor répétitif d'être aussi enfermé ? Est-ce que c'était pesant au final de dessiner ce récit ?
GD Oui, il y a un moment où je me suis rendu compte au fur et à mesure des pages que j'étais enchaîné à ma table, à dessiner quelqu'un qui était enchaîné à un radiateur ! C'était long ! Je partage un atelier avec d'autres dessinateurs. On utilise un scanner commun. J'avais oublié une feuille dans ce scanner. Un dessinateur me ramène cette feuille en me disant : "ça fait combien de temps que tu dessines ce gars attaché à un radiateur ? T'en as pas marre ?" C'est vrai qu'à ce moment, j'en pouvais plus ! On arrivait au mois de septembre dans le récit, un moment où les ravisseurs donnent une chemise à Christophe. J'étais tellement heureux de pouvoir le dessiner autrement que torse nu ! Cette chemise m'a fait beaucoup de bien ! Après ils vont le déménager, et j'ai pu changer de décor !


AD Christophe, est-ce que cette bande dessinée, 20 ans après les événements qu'elle relate, est importante pour vous ? Que pensez-vous qu'elle puisse représenter ou provoquer chez les lecteurs ?
CA Oui, elle est très importante pour moi. Quand je suis rentré en France, on m'a dit il faut que tu racontes cette histoire. Je l'ai fait oralement. Mais n'étant ni dessinateur, ni écrivain, j'avais du mal à imaginer un récit et à trouver un support adéquat. C'est vraiment la rencontre avec Guy qui a provoqué cela et qui a apporté la réponse. L'album est sorti, mes proches l'ont dévoré. J'ai eu plein de retours. Le fait de laisser une trace sous cette forme permet de faire ressentir des choses et le dessin y joue là un grand rôle. J'ai trouvé grâce à Guy le moyen de partager ce récit avec le plus grand nombre possible. Je suis très content !
GD D'autant que Christophe, à son retour, a fait très peu de télé ou de radio. Il y a eu cet article dans Libé. Mais c'est tout. Il est resté discret. T'as pris six mois de vacances et tu es retourné bosser, cette histoire était finie ! Alors que moi, ça me fascinait cette histoire d'otage qui s'échappe. C'était comme rencontrer un rescapé du Titanic !
CA C'est vrai que dans ce genre d'histoire, nombreux sont les journalistes à vous solliciter. Moi, ça ne m'intéressait pas. C'était une exposition médiatique toute relative, mais il faut savoir dire stop, redescendre sur terre et revenir à une vie normale. Donc, j'ai pris des vacances et je suis retourné travailler, parce que ma vie, c'était cela ! Je préfère bien plus avoir produit l'album que d'avoir fait des plateaux télé. Je pense que c'est un partage plus intense avec le public, car que reste-t-il d'un plateau télé quinze ans après ?

Questions du public
C’est par rapport au syndrome de Stockholm, le fait que certains otages apprécient leurs ravisseurs. Vous ne vous êtes jamais demandé si vous auriez pu avoir des contacts avec ces gens ?
CA Le syndrome de Stockholm, je ne savais pas que cela existait. C'est MSF qui me l'a expliqué en rentrant ! Je n'ai jamais eu aucune empathie ni sympathie pour mes ravisseurs. J'ai évidemment beaucoup de respect pour les otages qui ont éprouvé ce symptôme-là. C'est une façon de vivre sa captivité et je le dis sans aucun mépris. Pour moi, vu mon caractère, c'est la voie inverse qui s'est imposée. En analysant les choses, il y a eu un moment où j'ai ressenti du respect pour les gens qui m'ont enlevé. Je me l'explique parce que c'était des combattants, ils avaient de l'expérience, c'était des professionnels, tout ce qu'il faisait était mesuré. Quand ils m’ont offert une cigarette après avoir franchi la frontière, je n'ai pas ressenti de mépris pour ces gens-là. Le contact avec eux a été très court, ils étaient payés pour m'enlever et me donner à une autre bande. 
Les gens qui me gardaient étaient différents. J'en ai appelé un Thénardier, c'était volontairement par mépris, on n'admire pas des gens qui vous attachent à un radiateur. Thénardier, il n'est pas reluisant, on a même assez vite pitié de lui. Je pense que ça doit jouer dans le syndrome de Stockholm, le fait que la personne inspire ou pas du respect, qui doit naître aussi probablement de la peur qu'on a de la personne qui vous maintient en détention. L'image que j'avais de mes gardiens, c'était que j'avais affaire à des gens qui profitaient de la situation et qui n'étaient pas respectables. C'est donc une stratégie de les haïr et de les détester.
Etes-vous retourné en Tchétchénie ?
Je ne prendrai sûrement pas le risque d'y retourner. Je ne pense pas y être le bienvenu et c'est un pays complexe. J'essaie de garder une neutralité dans le combat entre Russes et Tchétchènes. Je voudrais aussi dire que si ce sont des tchétchènes qui m'ont enlevé, ce sont aussi des tchétchènes qui m'ont recueilli. Ils vivent désormais en France et je les côtoie le plus souvent possible. Ce sont des gens qui m'ont sauvé la vie. Je n'en veux donc pas aux tchétchènes en général. Ce qui est arrivé à ceux qui ont oublié de me rattacher, c'est le cadet de mes soucis, par contre !
Comment avez-vous eu la force de repartir six mois après ? Vous n'aviez pas peur ?
Tout d'abord, MSF m'a dit : chacun son tour ! Dans l'humanitaire, il y a des pays stables et d'autres instables. Ils m'ont envoyé ni au Sierra Leone ni au Liberia, mais au Laos, pays très calme pour que je me repose. J'ai passé une année super, dans un pays merveilleux et je ne regrette pas du tout d'y être allé ! Après, j'ai intégré le siège de MSF à Paris et suis rapidement passé sur toutes les urgences. J'ai pu faire un certain nombre de pays instables. J'ai donc été confronté après à un rythme de travail d'urgence qui me convenait parfaitement.
Que faites-vous à l'heure actuelle ?
Depuis 2005, je suis le directeur de l'administration et des finances d'une filiale de MSF qui s'appelle Epicentre et qui travaille sur l'ensemble de la recherche médicale de MSF pour améliorer les opérations sur le terrain. A l'heure actuelle, j'ai pris un peu de recul par rapport à ce poste là, mais je continue de travailler pour MSF.

Guy, vous changez de point de vue, en passant de l'autobiographie au récit de l'intimité d'un personnage. Est-ce que ce décentrage va perdurer ? Allez-vous continuer à raconter l'intimité d'autres personnes ?
J'ai eu envie de faire le récit de Christophe après ma première bande dessinée autobiographique Shenzen. A l'époque, je ne pensais pas faire d'autres récits autobiographiques. Et changer de forme m'intéressait. Mais après, on m'a invité à travailler en Corée du Nord et même avant, je suis allé au Vietnam et j'ai pris des notes. mais je n'ai pas trouvé matière à faire un livre, ça m'a servi de leçon ! Par contre, en Corée du Nord, au bout d'une demi-heure, on me donne des fleurs et je suis obligé de payer mon respect en face d'une énorme statue de 25 mètres de haut de Kim Jong-il, je me suis dit que là, il y allait avoir matière à faire une bande dessinée !

Après Pyongyang, je me suis dit que ce serait le dernier livre autobiographique que je ferai. Les gens qui sont enfermés, privés de liberté, c'est un sujet qui est présent dans mes bandes dessinées, même s'ils ne sont pas au premier plan. C'est pourquoi l'histoire de Christophe m'intéressait.
Après, si je tombe sur une histoire qui vraiment me parle, pourquoi pas ? Je ne suis pas fermé, c'est cela qui est intéressant quand on fait de la bande dessinée, c'est qu'on est libre ! Contrairement au cinéma que je connais un peu via le dessin animé. Si demain, je veux faire une histoire de SF, je n'ai pas à convaincre un producteur que c'est une bonne idée. Je me mets à mes crayons et mes pinceaux, je dessine cette histoire et je cherche un éditeur pour continuer ensemble. C'est agréable cette liberté dans la bande dessinée. Quand j'ai fait le Guide du mauvais père après Chroniques de Jérusalem, je voulais faire quelque chose de léger, basé sur l'humour et non pas expliquer des choses politiques ou géographiques. Et je ne pensais pas en faire trois albums ! Et après cet album long de S'enfuir, j'ai envie de faire des histoires courtes, des histoires pour enfants. J'ai fait des histoires qui s'appellent Louis à la plage, au ski, etc… Parce qu'à l'époque, je n'avais qu'un enfant qui s'appelait Louis et que j'ai eu peut-être la mauvaise idée de mettre ce prénom dans cette histoire.
A présent, ma fille me le reproche : pourquoi tu n'as pas fait de série avec Alice ? Je lui réponds qu'elle n'existait pas à cette époque là, alors elle repart en faisant la moue. Peut-être vais-je faire des petites histoires avec Alice, dans le même genre que Louis ? Voilà vers quoi je vais m'orienter ces prochaines années... 
Je me laisse aussi guider par le hasard. J'ai des choses en stock, des histoires courtes que je mets sur mon blog, parfois des histoires qui n'aboutissent pas. Le blog est une forme intéressante qui remplace les magazines. Avant je travaillais pour Lapin, un journal édité par l'Association où j'expérimentais plein de types d'histoires, très différentes les unes des autres qu'on a compilées dans un livre intitulé Comment ne rien faire.
Maintenant quand j'expérimente, c'est via le blog. J'ai plein de retours des lecteurs et ça me fait beaucoup de bien ! C'est comme ça que le Guide du mauvais père a pris forme. Au début c'était des petites histoires mises sur le blog et puis un éditeur m'a proposé d'en faire un livre. Et il y en a eu trois ! C'est comme cela que je travaille !





Merci à Guy Delisles et Christophe André pour leur disponibilité et leur gentillesse !


Rencontre avec Matthieu Bonhomme



Rencontre avec Matthieu Bonhomme
autour de L’homme qui tua Lucky Luke
organisée par la Librairie Bulle le 17/04/2016
animée et retranscrite par Agnès Deyzieux 


AD Comment es-tu vous devenu auteur de bande dessinée ? Est-ce plutôt par goût du dessin ou plutôt par envie de raconter et de développer des récits ?
MB J’aimais les histoires quand j’étais petit et j’ai pris progressivement goût au dessin. J’ai toujours dessiné enfant, je faisais des ateliers le mercredi. Quand je suis arrivé au lycée, j’ai pris conscience que mon orientation classique ne me convenait plus, j’avais des notes assez moyennes et j’étais triste à l’école. J’ai appris qu’il y avait des filières de dessin, je me suis donc orienté vers des écoles d’art. Plus j’apprenais le dessin, plus je m’amusais et j’étais heureux aussi ! Et progressivement, je me suis orienté vers la bande dessinée. Plus je travaillais la bande dessinée, plus je me rendais compte de l’importance de l’histoire. J’ai découvert en école d’art plein d’auteurs que je ne connaissais pas, des nouveaux comme des anciens. Je faisais ainsi ma culture ! Parfois, je me rendais compte qu’un album que j’avais a priori trouvé moche, me transportait à la lecture. Je partais complètement dans l’histoire, dans l’univers du dessinateur. Ce qui faisait le sel même de ce qui m’avait plu en bande dessinée, c’était l’histoire et la façon de la raconter. Après ces écoles d’art où j’avais appris à dessiner, j’ai voulu apprendre la bande dessinée. Puisqu’il ne suffisait pas de savoir dessiner et que l’intérêt était ailleurs ! J’ai rencontré quelques auteurs de bande dessinée confirmés qui m’ont donné de très bons conseils et qui m’ont accompagné.
AD Des conseils de scénario ?
MB Non, plutôt de dessin de bande dessinée. Je voyais comment ils réfléchissaient pour servir au mieux leurs histoires. Tout cela nourrissait beaucoup l’intérêt que je pouvais avoir pour ce métier. Je prenais conscience qu’on pouvait faire des livres et en vivre, de façon peut être plus évidente à cette époque-là que maintenant. Ces auteurs m’ont aussi donné des pistes vers des journaux pour me faire publier. Peu à peu, mes projets ont pris forme et j’ai pu publier des albums.


AD La lecture de Lucky Luke a bercé l'enfance de beaucoup d'entre nous. Etais-tu un fan quand tu étais petit ?
MB Oui, tout à fait ! Dans mon parcours Lucky Luke m’a servi à prendre conscience de l’importance de l’histoire et du rôle du dessin dans la bande dessinée. J’ai grandi avec Lucky Luke, j’ai appris à lire et à dessiner en regardant ces albums. Quand je suis arrivé en école d’art, j’ai rejeté ces lectures enfantines. Et puis, un jour, j’ai découvert en librairie un bouquin consacré à l’art de Morris, un des seuls probablement qui est sorti avant celui de cette année. Il y avait quelques dessins de commande réalisés par Morris qu’il avait réalisés hors bande dessinée, notamment des images de couvertures de livres ou de publicités. Tout à l’aquarelle comme un vrai illustrateur réaliste, à la Norman Rockwell. Il donnait l’impression de savoir tout faire, d’être hyper balèze !
Je ne comprenais pas pourquoi il dessinait comme ça dans Lucky Luke, pourquoi cela semblait si simple ! Pourquoi ne fait-il pas comme Giraud par exemple, à nous montrer dans chaque case, à quel point il sait tout faire, à quel point il sait si bien dessiner ? Cela m’a fait beaucoup réfléchir : sur le fait que si Morris savait si bien dessiner et s’il dessinait Lucky Luke comme cela, c’est bien parce qu’il l’avait choisi et pour de bonnes raisons ! C’est pour cela que j’avais tant aimé Lucky Luke, c’est parce que Morris racontait si bien les histoires que Lucky Luke était resté gravé dans mon imaginaire et dans mes plaisirs de lecture.

AD Tu as  réalisé avec Lewis Trondheim Texas Cowboy, un récit entre hommage et parodie du western. As-tu un goût particulier pour ce genre du western ?
MB Cela commence par la bande dessinée franco-belge parce que quand j’étais petit, je ne regardais la télévision que très épisodiquement, j’avais des horaires restreints ! Donc, ma culture western, je l’ai faite par la bande dessinée : Lucky Luke, Yakari, Buddy Longway, de là, j’ai été vers Comanche puis vers Blueberry. C’est un genre à part en bande dessinée qui m’a bercé. Quand j’ai commencé à faire mes premiers albums, je me sentais pas du tout prêt à faire du western. A ce moment là, je prenais conseil auprès de Christian Rossi et j’avais très peur de faire du sous Rossi ! Je voulais trouver mes marques ailleurs et donc il fallait que je m’écarte du western ! Du coup, j’ai fait une série, Le Marquis d’Anaon qui se passe au 18ème siècle et puis, une autre au Moyen Age. 
J’ai rencontré Lewis Trondheim il y a 6 ou 7 ans, j’ai fait un livre avec lui, cela s’est très bien passé. Il était drôle, il s’amusait à me provoquer, à me faire dessiner des trucs incroyables. Je me suis dit que c’est lui qu’il fallait ! C’est avec lui que j’arriverais à revenir vers le western. J’y pensais de mon côté et je n’arrivais pas à trouver l’accès, j’étais encore à faire du sous Machin. Lui, il était complètement décomplexé par rapport à cela. Il le faisait en s’amusant et du coup, je m’éclatais à le faire ! Cette collaboration a vraiment bien marché, c’est pour cela qu’on en a fait un deuxième tome alors que ce n’était pas prévu. Cette expérience m’a permis de me détendre avec le genre, de trouver mes marques. Une fois que le barrage avait pété, je n’avais pas envie d’arrêter le flot ! Le western, j’en veux encore !! C’est pour cela que j’ai eu le culot, l’arrogance –je ne sais pas comment le dire – de proposer de faire un Lucky Luke aux éditions Dargaud !
AD Tu inaugures avec cet album un projet lancé par Dargaud dans le cadre des 70 ans du personnage. Quel est la teneur et à ton avis l'intérêt de ce projet qui se tient à l'écart de la série officielle ?
MB Le premier intérêt est effectivement de se tenir à l’écart de la série mère ! Il y a des auteurs qui font cette série principale très bien. Moi, je ne me sens pas de dessiner à la façon de quelqu’un d’autre, peut-être parce que j’ai peur d’être encore le sous Untel ! J’ai donc essayé de développer mes propres trucs avec mes repères personnels, mon univers propre. Quand j’ai essayé de faire à la manière de, j’ai trouvé cela raté. J’ai essayé de faire de la bande dessinée d’humour, c’était vraiment mauvais ! J’ai eu plusieurs fois des propositions de reprise. Même si cela paraissait très intéressant et représentait de gros contrats –un XIII ou un Blake et Mortimer, c’est énorme ! Mais soit l’univers n’était pas le mien soit il fallait dessiner à la façon de quelqu’un d’autre, et cela m’aurait rendu malheureux de faire cela ! Alors que Lucky Luke, pas du tout ! Puisque que c’était du western, puisque c’était Lucky Luke ! Et en plus, j’avais le doit d’amener mon point de vue sur le personnage et j’avais des choses à dire sur ce personnage ! Etant très amateur de la série, je n’ai pas toujours été d’accord avec certaines orientations.
Le personnage que j’avais aimé étant petit avait beaucoup changé, la série avait vieilli dans un sens auquel je n’adhérais plus. En proposant un Lucky Luke plus réaliste, de retour dans le vrai western comme moi je l’avais aimé, à la John Ford, à la Howard Hawkes ou à la Clint Eastwood, j’ai eu l’impression de lui remettre ses bottes et d’en faire un vrai cowboy ! Cela peut paraître un peu plus sombre, il y a un peu moins d’humour, mais c’est ainsi que vois mon cowboy !
AD Comment ça s'est passé pour toi ? Est-ce l'éditeur qui t'a contacté ?
MB C’est plutôt moi qui ai initié le truc mais cela date de quelques années ! J’avais une relation de longue date avec les éditions Dargaud et ça m’est arrivé souvent de leur demander : alors Lucky Luke, est-ce qu’il y moyen de faire quelque chose ? La réponse a été très longtemps : non, c’est compliqué… Il y a deux ans, avec Pauline Mermet, mon éditrice, on a eu une discussion. On venait de la charger de s’occuper des 70 ans de l’anniversaire à venir, et elle réunissait des idées là-dessus. Mon projet est venu trouver sa place là-dedans. J’ai senti qu’il y avait un début d’intérêt. A peine rentré à mon atelier, j’ai envoyé deux dessins du personnage tel que je le voyais. Et je n’ai pas rouvert d’album pour essayer de le recopier. Je me suis appuyé sur mon personnage d’Esteban dont je trouvais depuis quelques albums qu’il avait des traits à la Lucky Luke. Je me suis dit que j’allais faire comme si Lucky Luke, c’était Esteban adulte ! 


Je suis parti de mon Esteban et je l’ai déformé vers ce réalisme et ce personnage adulte. J’ai fait un Lucky Luke à cheval, en couleurs et un autre dessin, avec une silhouette qui part à l’horizon dans le soleil couchant. J’ai envoyé cela à Dargaud et j’ai l’impression que cela a fait son petit chemin, d’un bureau à l’autre. Ça m’est revenu sous la forme d’un oui, qui a mis un peu du temps à s’installer, après quelques étapes de validation. Après, il a fallu que je réfléchisse à ce que voulais raconter, une autre paire de manche !

AD Un mot sur la couverture qui est dramatique avec cette contre plongée sur Lucky Luke de face prêt à dégainer, dans une ambiance nocturne, pluvieuse et tragique. Quant à la première planche, elle commence très fort, puisqu'on y voit Lucky Luke couché, face dans la boue, probablement mort, tué dans le dos. Et une voix crie : "J'ai détruit la légende, j'ai tué Lucky Luke !". Toi, ton projet n'est pas de tuer la légende mais de jouer avec. C'est ce que tu as voulu faire en accentuant cet aspect dramatique ?
 MB Oui, j’affirme tout de suite que je vais faire un vrai western. Pour moi, Lucky Luke est un Jon Wayne ou un Clint Eastwood, ce n’est pas un faux cowboy, mais un personnage emblématique de l’Ouest ! J’ai appris pas mal de choses sur Morris, entre l’exposition qui lui est consacrée à Angoulême et le bouquin qui est sorti sur lui. J’ai pris conscience qu’il avait débuté sa carrière vers la fin du cinéma muet. Il avait vu les premiers westerns en muet. Après, sont arrivés les premiers cowboys chantants, avec guitare et foulard en soie. Ensuite, les premiers westerns de l’âge d’or d’après guerre avec les John Ford, etc… Morris a grandi avec tout cela. Quand il a commencé Lucky Luke, je crois que Clint Eastwood avait 17 ans ! Son Lucky Luke est contemporain de tout cela. 

Et pour moi, Lucky Luke trouve sa place là dedans, autant que ces grands acteurs que l’on connait. La façon qu’a Morris de raconter le western est pour moi du grand art. 


Il a une façon de travailler qu’il alterne. Sa principale qualité est de faire des images très simples, schématiques voire didactiques pour que l’histoire passe très vite, soit très lisible. Et puis parfois, il y a des fulgurances où il y a un plan à l’américaine ou un plan cinéma, où il est dans la citation. Donc, une efficacité permanente entrecoupée de flashes où il montre qu’il a appris cette grammaire, des plans sur des chevaux qui galopent, sur Lucky Luke qui va dégainer, des gros plans sur les yeux… 


Du coup, sur ma couverture, c’est cela que j’affirme ! Un cowboy solitaire, et comme il y a un contrejour, on ne comprend pas tout de suite que c’est lui, et puis le côté dramatique avec l’éclair, et la référence au titre L’homme qui tua Liberty Valence de John Ford. A partir du moment où je me suis amusé avec la mort de Lucky Luke, le titre s’est vite imposé, comme une référence au genre et à cette époque du cinéma américain.
AD Après cette mise en suspense de la première page, on a un flash back et on voit Lucky Luke arriver dans la petite ville de Froggy Town Et effectivement, on va avoir des grenouilles qui sautillent de partout ! Ce n'est pas courant dans un western où d'habitude, ce sont plutôt des vautours qui rôdent. Alors pourquoi ces grenouilles ??
 MB Ah, les grenouilles ! C’est sympa que tu me poses cette question ! Evidemment, quand on fait un western et qu’un cowboy arrive en ville, se pose la question du nom de cette ville. Je savais déjà que le récit se passerait en montagne parce que j’avais une histoire avec les chercheurs d’or et à cette époque là, la ruée vers l’or, c’est dans le Nord, dans les montagnes de la Californie. Il y a effectivement des westerns qui se déroulent en plaine, ou dans le désert et d’autres dans les montagnes avec des pins, de la pluie ou de la neige. Je pense à un western récent Open Range ou Impitoyable dans lequel il pleut beaucoup ou Pale Rider où il neige. Ma ville s’appelle Froggy Town. Ce n’est pas Frog City. Frog, c’est la grenouille, mais Froggy, c’est le surnom donné aux Français. Donc Froggy Town, c’est la ville des Français ! J’ai joué avec cette proximité et je me suis amusé à mettre des grenouilles partout ! Comme il pleut, elles ont leur place ! Je voulais que les frères Bone, qui sont très inspirés par mes propres frères, soient français. On peut imaginer qu’ils soient arrivés par la Nouvelle Orléans et qu’ils aient atterri là. Je n’ai pas eu le temps de développer cet aspect-là mais j’ai gardé l’idée qu’ils étaient français et qu’ils mangent des grenouilles.
Donc, dès que je peux, j’ai mis des grenouilles : dès qu’il y a une flaque, dès qu’ils balancent un seau d’eau, il y a des grenouilles ! Quand le vieux râle, il dit : « Batraciens ! ».

Alors pourquoi ? Pour moi, le western en bande dessinée, il est franco-belge ! Et je voulais assumer complètement cet héritage, ce qui explique ce côté un peu chauvin. Les Américains ont inventé le western et ont réalisé les plus beaux films et les plus beaux romans. Quand nous, on a commencé à s’intéresser au western, eux ont arrêté pour se mettre aux super-héros. Le western en bande dessinée vient de chez nous, de Belgique, de Suisse et de France. C’est ce que j’ai lu dans mon enfance, je fais un western franco-belge et Lucky Luke est archi franco-belge pour le coup !

AD Ces fameux frères Bone sont des méchants qui vont s'avérer moins noirs que prévus, car tu leur a crée un passé et donné une dimension psychologique assez inattendue. Qu'est-ce qui t'a donné envie de créer cet espèce de psychodrame familial ?

MB En fait, au départ, je voulais faire Lucky Luke à OK Corral mais impossible, car il existe déjà ! Mais j’ai gardé un personnage clé qui sera Doc Wednesday Il est inspiré par Doc Holliday qui accompagne la famille Earp qui est gentille dans Ok Corral et qui va se battre contre les méchants. Mais moi, je ne les trouve pas si gentils les Earp, plutôt un peu border line. J’ai réfléchi sur cette fratrie, comment elle fonctionnait et j’ai gardé quelques caractéristiques. Dans la famille Earp, il y a trois ou quatre frères. L’aîné s’appelle Virgil, c’est un gros dur qui a fait la guerre de Sécession et il devient sheriff de Tombstone. Son frère s’appelle Wyatt, a priori aussi un gros dur et c’est lui qui raconte l’histoire. J’aimais bien l’idée qu’il se soit mis à la place de son grand frère, car c’était lui qui la racontait. Après, c’est une histoire tragique de vengeance.
J’ai voulu garder cette histoire de frères avec ce jeu de chaises musicales entre eux. Qui est vraiment qui ? Celui qui a l’étoile est-il véritablement le chef ? Ensuite, j’ai pensé mettre mes frères et m’amuser avec cela. J’aimais bien l’idée que ces frères Bone agissent pour une bonne raison. Ils ne sont pas méchants parce qu’ils ont envie d’être méchants. Ils ne se considèrent pas comme des méchants. Alors pourquoi sont-ils devenus tellement désagréables ? Je les ai fais réagir comme mes frangins. Il faut savoir que j’ai trois frères dont un est handicapé. Et donc pourquoi les frères Bone en sont-ils là ? C’est parce qu’ils ont une façon de se comporter avec leur petit frère, de s’en occuper. Dans l’histoire, les parents sont out, ce sont donc les frères qui s’occupent du petit frère qui est handicapé. C’est aussi une question personnelle que je me pose pour mon petit frère. Quand mes parents ne seront plus là, il faudra que mes frères et moi, nous nous occupions de notre petit frère. Enfin, on n’aura peut-être pas envie de piquer une diligence !


AD Lucky Luke va avoir dans cette histoire un ami qu'il rencontre assez rapidement : Doc Wednesday, un ancien fin tireur désormais ravagé par le tabac et l'alcool. Il va jouer un rôle très important ici, il peut apparaître même comme un double de Lucky Luke qui aurait mal tourné. Pourquoi avoir voulu ne pas laisser le cowboy solitaire et lui adjoindre cet ami ?
MB Oui, pour moi, c’est vraiment le double inversé de Lucky Luke. Le thème du double revient souvent dans Lucky Luke. Dans un des premiers albums, il tue un mec qui est derrière un miroir qui a le même geste que lui. J’ai appris sur le tard que le dernier album inachevé de Morris développait une histoire de double. C’est donc un thème récurrent. 
Doc Wednesday a un point commun avec Lucky Luke, il a fait sa vie autour des armes à feu et c’est par ce biais qu’il a acquis sa réputation. Ce sont donc deux vedettes de l’Ouest ! Un aurait tous les vices et l’autre aucun. Leur amitié va se créer autour du fait qu’ils se comprennent et que l’un cherche à prendre soin de l’autre. Je me suis demandé ce qui me plaisait le plus dans les albums de Lucky Luke et c’est justement ceux dans lequel Lucky Luke a un ami. Je pense à l’album Le Pied-Tendre que je trouve un chef d’œuvre mais aussi le 20ème de Cavalerie, Calamity Jane où Lucky Luke a une relation d’amitié très forte, presque de copain, avec cette dame, et Des Barbelés sur la prairie. 
 Le temps d’une relation d’amitié, Lucky Luke sort de sa carapace. On le découvre sensible, humain, touchant. Et puis, enfant, je faisais un petit transfert sur le copain, je voyais que Lucky Luke pouvait être un copain ! Du coup, la première chose que j’ai noté, c’est Lucky Luke aura un copain ! Ensuite, j’ai développé ce personnage de Doc Wednesday qui sert mon intrigue et qui aura un rôle capital.


AD Le titre aurait pu être aussi Comment Luky Luke dut arrêter de fumer. Cette histoire de tabac introuvable court tout le long de l'album et en tant que fumeur, on plaint vraiment Lucky Luke qui voit toutes les occasions éventuelles de pouvoir fumer tomber à l'eau ! Qu'est-ce qui a motivé cette trame secondaire sur l'empêchement de fumer ?
 MB Quand j’ai eu l’autorisation de faire un Lucky Luke, j’ai assez vite demandé où était ma liberté. Je voulais tout de suite connaître le territoire que j’avais devant moi ! La première question a été : est-ce que j’aurais le droit de faire fumer Lucky Luke ? La réponse a été un non catégorique, aucune cigarette au bec possible ! J’ai retourné cette contrainte et j en ai fait mon sujet. Cette histoire de cigarette est une question qui est importante pour moi. Car quand j’étais petit, je lisais la série et un jour, Lucky Luke s’arrête de fumer et je n’ai pas compris. J’avais entendu dire un journaliste qui disait : « Lucky Luke est mort le jour où il a arrêté de fumer ». Plein de gens n’ont effectivement pas compris et ont rejeté ce brin de paille. Ce journaliste avait trouvé une symbolique marrante sur le fait que la série prenait un tout autre tour et qu’on passait à autre chose, et le côté cowboy solitaire en prenait pour son grade. Moi, je n’avais pas pigé cela ! J’avais bien une réponse marketing : la série devait être adaptée pour la télévision au Etats-Unis, donc il fallait enlever la cigarette. Morris avait accepté. 
 Mais j’ai pensé qu’il n’avait pas de raison de faire de même dans les livres. Probablement voulait-il une cohérence ? Il a adhéré à cette idée d’un personnage pour la jeunesse qui ne peut être un mauvais exemple. Il a donc mis ce brin de paille, il a été récompensé pour cela et il en était très fier, tellement fier que ses ayants droits prolongent cette décision. Ce qui fait que je n’ai pas eu le droit de le faire fumer. Mais pour moi, il est mort le jour où il a arrêté de fumer. C’est pour cela que le titre est L’homme qui tua Lucky Luke. Il arrête de fumer dans cet album donc il commence par mourir !

AD Dans cet album, il y a tous les ingrédients du western, la ruée vers l'or, les parties de poker, la bagarre au saloon, l’attaque de la diligence, la volonté d'en découdre avec les Indiens, le duel final plein de suspense... Tous ces éléments, comment faut-il les aborder ? Faut-il les penser comme des classiques du western ou les exagérer, les tourner en dérision ?
MB Ça, c’est un truc qui vient de Lewis Trondheim. Quand on a commencé à travailler sur notre album, Texas Cowboy, on a fait la liste de tout ce qu’on voulait voir dans un western ! On a passé trois jours ensemble, à un festival à Québec. Lewis notait tous les mots qui nous venaient : indien, diligence, chevaux, bottes, saloon… bref, on a fait une liste de 50 mots et il fallait qu’ils y soient tous. Je trouvais cela marrant comme démarche ! Dans le deuxième volume, on a mis ce qu’on n’avait pas pu mettre dans le premier, faute de place. C’était : chariot avec convoi de bestiaux, etc… Si jamais un jour, il y avait un troisième Texas Cowboy, la liste est déjà commencée ! Les tuniques bleues avec un fort, par exemple ! Pour cet album, j’ai fait la même chose. Je me suis dit, il y aura : le duel, le saloon, la diligence, la jolie nana… Mais il faut savoir ensuite les mettre en scène. Dans le saloon où tous les cowboys se retrouvent, une confrontation tourne mal et hop, c’est la bagarre. Après la nana entre en scène ! Elle arrive en diligence, c’est pratique ! Quant au duel, j’ai essayé de charger le côté complotiste pour amener Lucky Luke à bout de nerfs…

AD Comment as-tu travaillé ton dessin ? As-tu cherché une espèce de style particulier pour cet album ?
MB Pour cet album, je n’ai rien fait en particulier que je n’aurai pas eu l’habitude de faire ! C’est assez logique. Comme j’ai construit tout mon travail autour de cette école de bande dessinée franco-belge, dont beaucoup vient de Morris, la cohérence était déjà là. Même pour la mise en couleurs, je fais souvent des grands aplats, je trouve cela très efficace, très lisible. Cela limite un peu les teintes et permet de bien séquencer l’album, le rythmer visuellement, de bien différencier les ambiances. 
Pour la mise en scène, je dois beaucoup à Morris, à Franquin, à Peyo, à Tillieux, toute cette génération d’auteurs qui avait cette humilité de rester derrière leurs personnages, qui servaient au mieux leurs histoires, avec des plans simples et lisibles. Pour cet album, j’étais en fait sur mon territoire ! J’ai changé de toutes petites choses : un petit peu arrondi les sabots des chevaux, un peu stylisé les gueules des chevaux, un peu allongé Lucky Luke dans un style semi-réaliste. Pour la mise en couleurs, par contre, il y a eu une longue réflexion. J’avais commencé à colorier les tout petits détails et ça ne fonctionnait pas. J’ai donc fait une mise en couleur plus schématique, de grands aplats sur les cases, qui s’est avérée beaucoup mieux fonctionner.

AD Ton travail sur la couleur m'a particulièrement saisie et je la trouve très réussie, dans son aspect à la fois rétro et moderne. Il y a des ambiances très marquées et par moment, tu n'hésites pas à rompre avec une tradition réaliste, en faisant par exemple une diligence violette, à faire des arrière plan jaune ou orange, à placer les personnages en silhouettes grisées…
 MB Oui, la diligence violette ! Ce qui m’a amusé sur la mise en couleurs, c’est de me dire qu’à chaque fois que la nana était là, tout devenait rose ! C’est le seule rôle féminin de l’histoire et je voulais une nana qui dégage, une présence qui irradie ! Dès qu’elle arrive, elle envahit la pièce ! Quand elle rentre dans le bureau du shériff, normalement rouge brique, clac ! Tout devient rose ! Ce sont des codes couleurs. Quand elle arrive la nuit avec sa robe violette, tout prend la teinte !
AD C’est un moyen quasi surréaliste qui a en fait un effet réaliste !


MB C’est un truc qu’avait compris Morris qui est très précurseur sur ce sujet. Il avait compris que la couleur peut s’appliquer en décalage de l’histoire. Ce n’est pas parce qu’il y a un arbre ou un ciel qu’il faut mettre les couleurs correspondantes. Une fois que Morris avait dessiné sa planche, qu’il mette un jaune, un rose ou un bleu, l’histoire ne bouge plus. Après, il raisonne comme un graphiste en disant : premier plan sombre, arrière-plan clair, des couleurs complémentaires, des ambiances en priorité, des impacts visuels. Bizarrement, on pourrait penser que cela met le boxon, mais non au contraire ! C’est l’inverse qui se passe, ça éclaire, ça hiérarchise et c’est là qu’on voit mieux le dessin : quand les couleurs sont très simples, pas trop foncées. Quand on commence à faire des aquarelles ou des ombres, le trait devient un volume et tout se fond. La technique des grands aplats à la Morris permet beaucoup de choses. Limiter les teintes permet de tenir une cohérence sur quelques pages et ensuite, la séquence qui suit parait très différente. Si je mets toutes les couleurs sur chaque séquence, cela paraitra monochrome ou uniforme. Pour faire ressortir des choses, des nuits, des intérieurs, des extérieurs, des présences féminines qui irradient, il fallait jouer cette carte du graphisme.
AD Il y a une sortie conjointe de cet album couleurs avec un album noir et blanc. Est ce que c'est compliqué de penser en tant dessinateur ces deux versions ? 
MB Je ne me concentre pas du tout sur la couleur quand je fais mes pages. Mes autres albums m’ont appris que plus je m’occupe du noir et blanc, plus la couleur se mettra en place facilement ! Si je commence à dessiner en me disant, bon on verra à la couleur si ça sort, je suis foutu ! Parce que j’évacue un problème que je vais retrouver après. Ce sont ces pages là qui seront les plus difficiles à réaliser, voire les plus ratées, ratées au début et ratées à la fin ! C’est vraiment au moment du noir et blanc que tout se règle. Et je dirais même au moment du scénario. Quand la page n’est pas bonne, c’est généralement que quelque chose n’est pas bon encore avant. Quand la séquence est bien menée, que les personnages jouent bien, les vraies décisions sont déjà prises, elles sont franches. Et du coup, on peut aller à fond sur le découpage: un gros plan, une grande case paysage, ainsi que sur le dessin, puis sur la couleur ! L’album noir et blanc a sa raison d’être car j’ai tout voulu résoudre en noir et blanc.

AD Au final, tu as plutôt réalisé cet album dans le plaisir ou dans la pression ?
MB C’était vraiment un grand moment de plaisir même s’il y a eu des moments de pression. Au début, chercher les idées, mettre en place le scénario, attendre de savoir si c’était ou pas accepté, si toute mes idées passaient. Mais il y avait aussi beaucoup d’excitation, et c’est ce genre de petits défis qui m’a amusé. Quand je sentais que ça passait, j’éprouvais un peu de fierté et j’étais très stimulé ! Ce Lucky Luke est aussi mon premier scénario de western. Depuis le temps que j’attends cela, je suis super content !
AD Lucky Luke est reconnu immédiatement par les premiers habitants de la ville, les enfants lui courent derrière pour la harceler de questions, c'est une légende de son vivant ! Doc Wednesday lui dit de faire attention à lui et à son image de héros et va lui faire promettre quelque chose. Est-ce une façon aussi de dire que c'est compliqué de rester un héros de bande dessinée au regard du temps et des reprises ?
MB Oui, il me semble bien ! C’est dur d’être un personnage de bande dessinée vieillissant mais c’est dur aussi d’être un auteur vieillissant ! Il y a bien cette réflexion sur le temps qui passe. Dans l’histoire de Lucky Luke, il y a eu des chefs d’œuvre qui se sont enchaînés pendant une période, c’est d’autant plus dur de rester en haut. Jean Giraud parlait d’une crête : les auteurs progressent jusqu’à parvenir à une crête dont ils ne se rendent pas compte, et ensuite descendent sans en avoir plus conscience. Il disait que sa crête à lui était La Mine de l’Allemand perdu.  
Tout ce qu’il y avait après était moins bien pour lui, il avait repéré sa crête ! C’est une question qui me travaille. Il y a des moments où on progresse, surtout au début, et puis, on se met à décliner, à vieillir. C’est rare de voir des auteurs qui durent. Il y en a un qui m’épate toujours, c’est Sempé. C’est un très veux monsieur, abîmé physiquement, et ce qu’il fait est toujours aussi frais, aussi beau. Il vient de sortir une affiche pour un film qui est magnifique. Il y a toujours la même beauté comme si c’était son premier dessin !

Peu d’auteurs vieillissent aussi bien. Lucky Luke a décliné aussi avec Morris qui vieillissait. C’est normal, logique mais il faut faire attention à cela. Il faut cultiver son plaisir, et aussi cultiver des prises de risque. C’est une responsabilité en tant qu’auteur. Quand les gens voient Lucky Luke comme un héros, il ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, ni risquer de les décevoir. Je me sens moi aussi responsable de mes personnages. Esteban, je l’ai porté pendant 5 albums. Je réfléchis beaucoup à ce que je vais lui faire faire dans le prochain volume. En tout cas, pas n’importe quoi car je m’en sens responsable.

AD As-tu des projets en cours ou des envies ?
MB Un prochain Esteban justement ! J’ai plein d’envies mais je manque de temps pour faire un album. En général, j’ai besoin d’un an pour réaliser un album. Pour ce Lucky Luke, c’était un peu plus long, car c’était un gros morceau ! Je l’ai beaucoup anticipé. Il y a toute une partie de prise de notes et de rédaction qui ont pris du temps sur autre chose au début. Un an ensuite pour le réaliser. C’est une durée assez normale pour un dessinateur réaliste. Mais si je commence à avoir plus de 5 projets devant moi, ça fait beaucoup trop loin. Je suis embêté parce que j’aimerais bien faire un 3ème Texas Cowboy, un 6ème Marquis d’Anaon, un 6ème Esteban et j’ai aussi un projet qui comporterait 3 volumes… Tout cela fait un sacré embouteillage et je suis obligé de faire des choix qui sont douloureux pour moi !



Questions du public
Vous n’avez pas eu envie de faire apparaître les Dalton ou même Rantanplan ?
MB Je les ai complètement évincés de l’histoire. Il y a des albums sans les Dalton ou Rantanplan. Mais on retient bien ces personnages car ils ont des personnalités très fortes. Je ne les ai pas dessinés car j’ai un dessin réaliste ici et que je voulais être cohérent avec cet univers. Or, ils sont très schématiques. Et j’avais peur en les transposant d’avoir un dessin foireux. Comme dans les films qu’il y a eu avec les Dalton, ça ne marche pas du tout de les voir, en vrais êtres humains dans des pyjamas rayés. Je ne voulais surtout pas faire ça ! Quant à Rantanplan, c’est une satire de Rintintin, qui est un berger allemand. Si je dessine un berger allemand en l’appelant Rantanplan, c’est complètement foireux ! En plus, Rantanplan est un chien qui ne ressemble pas vraiment à un chien. Le dessiner comme un chien, ça aurait été bizarre et incohérent avec le reste. Rantanplan est un personnage qui me fait marrer quand je le vois, mais il ne me fait pas marrer, lui. Ce qui est drôle, c’est la façon dont Jolly Jumper réagit avec lui. Mais au final, ce n’est pas un personnage que j’aime beaucoup. Jolly Jumper, par contre est un personnage que j’aime beaucoup, à qui j’ai donné ici un petit rôle. Alors pourquoi je ne le fais pas parler ? Parce qu’on est dans le semi réalisme ! 

Lucky Luke parle avec Jolly Jumper, ils communiquent ensemble à leur façon. Là, je suis dans le crédible, le cowboy et sa monture, c’est une relation intime qu’on voit aussi dans les films. Il y a un film que j’adore, un western un peu tardif, avec Kirk Douglas, Seuls sont les indomptés. Un western assez mélancolique sur le fait que le cowboy s’est trompé d’époque dans cette histoire. Justement au début, il met un chapeau sur la tête de son cheval, il rigole avec lui, on a l’impression que c’est Jolly Jumper ! Ils doivent escalader une montagne, le cowboy lui parle comme à un copain. Bref, une relation tout à fait crédible !

A part vos frères, avez-vous mis d’autres personnages réels dans cette histoire ?
Non, et je tiens à dire tout de suite que le vieux n’est pas mon père ! Je n’ai pas prévenu mes frères ni mes parents mais mes frères se sont tous reconnus ! Ils ont en plus un peu les mêmes prénoms. J’ai quand même prévenu mon père que ce n’était pas lui, mais il l’avait bien compris !

C’est un album qui est bien accueilli a priori?
MB Oui, j’ai beaucoup de chance ! Je savais qu’en écrivant Lucky Luke en énorme, il y aurait des gens que ça intéresserait. Après la critique, je ne savais pas trop. D’autant que je sais que lorsqu’on s’attaque à des mythes, il y a des supers puristes qui veulent surtout que rien ne change, même si ça a déjà changé en fait. Je savais que j’allais les entendre mais au final je les entends moins que ce que je craignais, et donc c’est plutôt cool ! Et j’entends aussi beaucoup de bonnes choses !

Le papier est épais et particulièrement agréable
MB C’est un papier offset, au grain légèrement au dessus des albums habituels, donc un peu plus épais.
C’est bien pour l’impression ?
MB On m’avait dit : c’est un papier dont il faut se méfier car il aspire un peu les couleurs à l’impression. Ton noir risque d’être un peu gris et du coup, par contraste, ça éteint l’ensemble du bouquin. J’ai donc fait particulièrement attention à bien y aller sur les contrastes colorés. Et au final, à l’impression, les couleurs étaient les mêmes que sur mon écran, ce qui fait que c’est particulièrement contrasté ! Les couleurs sont particulièrement vives, cela ressemble exactement à ce que je voulais. C’était une très bonne surprise et je suis très content de la fabrication du bouquin !


Y-a t-il une page particulière que vous affectionnez particulièrement dans cet album ?
MB Oui ! Les voilà ! [Mathieu Bonhomme montre les pages de garde]. Quand j’ai su que j’allais faire Lucky Luke, le premier truc que j’avais en tête était de faire ces pages ! Quand j’étais petit, je passais des heures à regarder les dessins de Morris, toutes les attitudes possibles de Lucky Luke quand il tire. Dans les albums de Morris, ce sont toujours les mêmes positions et la page de droite est le miroir de ces positions. Ce qui fait qu’il se tirait toujours bien en face ! Sauf qu’il était gaucher de ce côté-là de la page. J’ai donc repris ces positions à l’identique mais en le faisant toujours droitier. Après, j’en ai rajouté d’autres…
Avec la bagarre au saloon aussi, vous semblez bien vous être amusé ?
MB Oui, celle là quand je l’ai vu arriver, je me suis dit : prends du temps ! A un moment, j’ai mis trop de personnages et j’ai dû en enlever. Derrière la chaise là, j’avais mis un bonhomme et du coup, on ne voyait plus rien. J’ai dû le supprimer. C’était marrant de faire une scène dans un saloon ! A un moment, j’ai crevé le plafond, car je suis trop haut ! D’habitude, je fais très attention aux proportions d’une pièce, je ne sors pas de grue lorsqu’on est en intérieur. Donc là, j’ai triché pour donner une plus grande profondeur. La plupart du temps, j’essaie de ne pas être trop haut quand je suis bas de plafond ! J’aime bien aussi être au niveau du personnage, d’avoir un regard à hauteur d’humain dans les scènes de discussion. J’ai bien aimé aussi ici me mettre au ras du sol. Quand la diligence arrive, vu qu’on est dans un univers boueux, se mettre au ras du sol fonctionne très bien avec les éclaboussures. Kurosawa fait souvent cela dans ces films dans lesquels il pleut : il met la caméra au ras du sol et on voit les gouttes qui tombent devant nous, en rideau de pluie.

Avez-vous fait le tour de Lucky Luke avec cet album ? Il n’y en aura jamais d’autre ?
MB Ah, ce n’est pas à moi de dire ! Même si l’envie est présente et que j’ai des idées… C‘était un défi de réaliser Lucky Luke, j’étais intimidé mais j’ai eu la chance de trouver cette brèche dans le scénario que j’ai comblée. Du coup, il faut que j’en trouve une autre ou que je m’amuse avec autre chose dans la série. Evidemment, le défi est encore là et peut-être même encore un peu plus dur ! L’avantage de cet album-ci, c’est d’être une nouveauté, ce côté découverte lui donne de l’intérêt. Un deuxième, c’est toujours un peu plus difficile !

Merci à Matthieu Bonhomme pour sa disponibilité et sa gentillesse ! 
Merci à Stéphane pour les photos ! Pour en voir plus, c'est toujours ici



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