Rencontre autour de Haytham, une jeunesse syrienne

Avec Nicolas Hénin, Kyungeun Park et Haytham
Organisé par la 25ème Heure du Livre du Mans et la Librairie Bulle
Le 9 octobre 2016
Interview animée par Agnès Deyzieux
Retranscription écrite par Isabelle Pencréac’h

Agnès Deyzieux : Bonsoir à tous, merci de votre présence à cette dernière rencontre de la 25ème Heure du Livre, consacrée à l’album  Haytham, une jeunesse syrienne, en présence des auteurs Nicolas Hénin, scénaristeKyungeun Park, dessinateur et d' Haytham, dont le parcours a inspiré ce récit.
Nicolas Hénin, vous êtes journaliste, spécialiste des conflits du Moyen-Orient, et pour raconter le témoignage d’Haytham, vous avez choisi la bande dessinée, une expérience inédite pour vous. Pourquoi la bande dessinée vous a-t-elle semblé le moyen d’expression approprié à ce projet ?

Nicolas Hénin : C’est en effet ma première bande dessinée, mais je pense que quand on regarde le résultat, on a la réponse entre les mains ! C’est un médium qui est formidable dans la mesure où on l’utilise bien. Parce qu’il y a des bandes dessinées qui tournent court, qui sont répétitives ou redondantes, dont la structure narrative ne marche pas, enfin bref… mais ça reste un médium qui a un potentiel formidable pour décrire des atmosphères, pour évoquer des situations dans un intérêt documentaire, et ce que j’ai voulu faire. Cet album ressemble à une biographie mais c’est beaucoup plus riche qu’une biographie.
C’est un documentaire sur quinze ans de Syrie et de France réunies, entre globalement le moment où Haytham a 4-5 ans, jusqu’au moment où il en a 19. Dès que j’ai connu Haytham, j’ai eu envie de raconter son histoire. Si j’ai pu avoir l’idée, dans un premier réflexe, de faire un bouquin classique, parce que c’est là d’où je viens, je me suis très vite rendu compte que ce serait rébarbatif, que ce serait un gros pavé qui n’arriverait sans doute pas à déplacer les foules, alors que si c’était présenté de façon illustrée, et bien, il y avait le côté un peu intimidant du livre qui tomberait très vite, et j’arriverais au final à toucher un public beaucoup plus large. Puisqu’une bande dessinée, ça permet…bon ici, on est tous très éduqués, très intelligents, on n’a pas peur des gros livres ! Mais il y a des gens qui ont une forme d’intimidation par rapport au livre classique, parce qu’ils sont un peu jeunes, ou qu’ils n’ont pas fait beaucoup d’études, eh bien, la bande dessinée, ça va aussi permettre de s’adresser à ce public en présentant des questions politiques peut-être compliquées de façon accessible.

AD : Kyungeun Park, en tant que dessinateur coréen, vous avez publié plusieurs albums en France, dont le dernier s’intitule Yallah Bye, le témoignage d'une famille libanaise émigrée en France qui, de retour au pays, se retrouve coincée dans Tyr sous les bombes. Là aussi, avec cet album, vous abordez de nouveau cette question de la guerre, de l’identité, de l’exil. Est-ce que ce sont des sujets qui vous touchent particulièrement ?
KP : Oui. Je suis un coréen qui vit en France, alors je suis un petit peu privilégié par rapport aux autres coréens qui travaillent ou qui vivent en Corée. Donc voilà, j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer des gens, des français, des algériens, des syriens, des libanais…. J’ai pu découvrir des problèmes que les autres coréens ne pouvaient pas découvrir. Car j’ai l’impression que souvent les coréens ont tendance à être nationalistes ou nombrilistes. Je me suis dit qu’avec ma curiosité et avec mon expérience, je pourrai leur faire découvrir les gens du monde qu’ils ne connaissent pas. Mon but, c’est de faire traduire cet album en coréen, comme ça les coréens pourront le lire directement.

AD : Haytham, quel effet ça vous fait de lire et de voir votre propre histoire dessinée ?
Haytham : Ça fait très plaisir, en ouvrant la bande dessinée, en regardant les dessins, de me retrouver dedans ! Et puis, pas qu’à moi. Si je donne la bande dessinée à des amis qui sont restés en Syrie, ils se retrouveront sûrement dedans parce que ça parle de la révolution. Je suis tout à fait convaincu que ce n’est pas une biographie. On raconte des actions qui se sont passées avec moi, mais le but, c’est de raconter la grande Histoire, l’histoire de la révolution syrienne et l’histoire des migrants qui arrivent en France maintenant. Ça me fait très plaisir de passer des idées à travers ce que j’ai vécu.

AD : Nicolas, comment avez-vous pris connaissance de la vie d’Haytham ? Qu’est-ce qui vous a interpellé dans son parcours ? Est-ce qu’il y a un désir pédagogique de casser un peu les idées reçues sur la révolution syrienne ?
NH : Moi, casser les idées reçues ?! Je suis journaliste, vous le savez bien… Ma rencontre avec Haytham est presque mise en abyme dans la bande dessinée. Il est question à un moment de sa médiatisation, au printemps 2015, au moment où il préparait son bac. Il y a eu une petite dépêche AFP qui montrait le profil extraordinaire d’un jeune syrien brillant qui, à peine arrivé en France, se retrouve quasiment bilingue et qui s’apprête à avoir une mention et à rentrer en classe prépa. Il se trouve que moi, de par mon expérience syrienne, j’étais en contact avec les milieux de la diaspora syrienne, et dès que j’ai entendu parler de cette histoire, je l’ai contacté. Lui-même était sur les plateaux télé, un peu partout mais il s’est quand même rendu compte de la spécificité de la rencontre qu’il y avait avec moi. Car je n’étais pas juste intéressé par le portrait d’un jeune syrien qui s’apprête à passer son bac, j’avais compris l’épaisseur qu’il y avait dans sa vie.
Haytham al-Aswad pose dans son lycée parisien, le 9 juin 2015, un peu avant de passer son baccalauréat. (AFP / Bertrand Guay)
Et puis, parce qu’il faut à un moment que je le dise quand même, que un, ce bouquin est fantastique et que deux, je n’y suis pour rien. Parce que je n’ai été, somme toute, que le très fin intercalaire entre Haytham qui a une histoire formidable, qui a une histoire qui donne confiance, qui enthousiasme et puis Kyungeun qui a très bien bossé derrière et qui a parfaitement fait la mise en musique, la mise en images du livre. Et donc, j’ai juste été l’inspiration… Avec évidemment un objectif politique, de faire passer des messages, qui sont importants, sur la révolution syrienne. Parce qu’on a tendance à chercher à réécrire les origines de cette révolution syrienne qui n’aurait pas été pas spontanée, mais au contraire manipulée, qui aurait été quelque part à la fois radicale et violente… Et puis aussi un message sur les migrants, sur les réfugiés. Non, je ne pense pas que Haytham soit venu en France parce qu’il avait entendu parler du RSA, des différentes allocations, je ne pense pas que ce sont les pubs de la Caf ou les attraits d’une bourse qui l’ont poussé à sauter par-dessus les barbelés au nez et à la barbe des soldats syriens, à s’enfuir et à quitter son pays ! 

AD : Kyungeun, comment vous êtes-vous rencontrés avec Nicolas ?
KP : En fait, pour la sortie de mon album précédent, je suis allé au Festival des Correspondants de guerre à Bayeux et j'y ai fait la connaissance de Nicolas. Il a vu mon album précédent qui se passe au Liban, et à la base, le Liban et la Syrie, c’est lié. On a sympathisé, il m’a proposé ce projet et je me suis senti capable de le faire. C’était une bonne occasion pour moi de connaître ces gens-là.
NH : Tu as quand même hésité parce que tu avais beaucoup de boulot !
KP : Oui, à ce moment-là, j’avais un autre projet, et j’ai dû convaincre mon éditeur de décaler mon projet précédent. Mon éditeur a gentiment accepté et je le remercie beaucoup. Car j’ai fait la connaissance de Nicolas et Haytham. C’était une expérience formidable, très intéressante et très riche.

AD : Nicolas, comment avez-vous recueilli le témoignage d’Haytham ? L’avez-vous interviewé et enregistré ? Est-ce que votre propre connaissance du Moyen-Orient vous a aidé à enrichir ce récit ?
Nicolas : Enrichir non, le guider, oui. Parce que je savais là où j’allais, je savais dans quelle direction j’allais orienter l’entretien et donc, deux journées ont suffi pour enregistrer, pour récolter tout le récit de sa vie. Après, j’ai passé de longues journées avec le casque sur les oreilles et j’ai tout tapé au kilomètre dans mon ordinateur. Ensuite, j’ai repris le script de cet entretien et j’en ai fait un scénario de bande dessinée, et c’est le scénario sur lequel Dargaud a sauté avec plaisir et sur lequel  Kyungeun a travaillé.

AD : Haytham, vous évoluez au cours du récit, en âge, en maturité, en engagement. On vous voit enfant, où vous aimez vous joindre aux manifestations officielles en faveur de Bachar el-Assad puis, peu à peu, vous allez vous engager pour la révolution. À quel moment s’est fait pour vous la prise de conscience que ce régime est une dictature et que vous voulez vous engager contre ce régime ? Est-ce que c’est l’influence de votre père qui est une grande figure de l’opposition ? Est-ce que c’est lorsque la contestation éclate, en particulier à Deraa, votre ville natale ?

Haytham : Je dirais que c’est plutôt l’influence de mon père, qui avant le début de la révolution syrienne m’a donné conscience de ce régime. À l’âge de 9 / 10 ans, c’est vrai, j’avais manifesté pour le régime syrien, parce ce qu’il y avait beaucoup de gens qui criaient, il y avait des chansons, c’était fun, c’était cool ! Mon père me parlait du régime syrien, mais je ne me rendais pas trop compte à cet âge-là. Il me parlait de son ami qui est entré en prison à 17 ans et qui est sorti à 37 ans, juste parce qu’il a dit un mot contre le régime en sortant de son lycée. Donc, j’ai eu vraiment de la chance d’avoir un père opposant qui m’en parlait. Je voyais aussi beaucoup de gens avant la révolution, beaucoup de camarades qui étaient avec moi en classe, qui étaient contents d’aller tous les matins saluer pendant 10 minutes le régime syrien. Moi, je préférais arriver en retard plutôt que de faire cela ! Et c’est grâce à mon père justement. Puis, quand la révolution a commencé, j’ai pris encore plus conscience, j’étais plus âgé, j’avais 15 ans. Et beaucoup de gens ont pris conscience, parce que tout simplement, ils voyaient un gouvernement qui tuait des gens qui manifestaient pacifiquement.









NH : C’est ce que j’aime beaucoup dans le témoignage d’Haytham, c’est qu’il n’a pas de pudeur, enfin je veux dire, il n’abuse pas de pudeur. On voit bien que lorsque la révolution éclate, il a toute la naïveté d’un enfant et il se retrouve soudain à faire un cours accéléré de construction politique en se trouvant à 14 ans dans des cortèges qui se font tirer dessus par la police, en voyant ses premiers morts. Donc, c’est aussi le récit de la construction politique d’un jeune homme que l’on découvre à travers ce livre.

AD : Kyungeun, le texte a une grande importance ici, en particulier la voix d’Haytham qui est très présente. Mais il y a aussi des scènes muettes où le dessin joue un rôle explicatif ou démonstratif. Comment vous êtes-vous  accordés sur ce montage avec Nicolas ? Au moment du story board ? Est-ce que c’est vous qui avez proposé ces narrations plutôt graphiques ?

KP : Je pense que c’est effectivement moi qui ai proposé ces scènes. Nicolas a fait un scénario avec un découpage sommaire et sans pagination. Dans la lecture de bande dessinée, la pagination, le moment où on tourne la page est très important. Quand on tourne la page, la scène change et ça joue un rôle très important. C’est une action particulière, propre à la lecture de la bande dessinée. Et donc moi, j’ai dû faire attention à ça ! J’ai envoyé mes découpages à Nicolas et puis, on a échangé nos idées et comme ça, petit à petit, on a avancé !
NH : Il a imposé ses idées de façon tellement subtile que j’étais persuadé que c’étaient les miennes, donc je n’ai rien vu passer !
KP : En fait, ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est ce que je m’y suis retrouvé moi-même. Haytham parle de la vie sous la dictature, et nous, les Coréens, on a vécu la dictature jusque dans les années 80. La première fois que mes parents ont dit du mal de notre président, je me suis demandé s'ils étaient des espions ! Cela a été un vrai choc ! Et donc, je comprends très bien son histoire, il va aux manifs pro-Hassad et ensuite, il découvre que le régime syrien n’était pas juste. Et son arrivée en France, aussi, ce qu’il a vécu à la préfecture pour pouvoir avoir le titre de séjour, moi je connais bien ça aussi, c’est exactement ça ! C'est aussi pour cela que c'est un projet particulièrement intéressant pour moi.

AD: Nicolas, est-ce que vous avez fait des coupes dans le témoignage oral d’Haytham ? Est-ce que vous avez essayé de privilégier certains éléments ? Ou êtes-vous vraiment resté fidèle à sa narration ?

NH : C’est un petit peu difficile pour moi d’admettre ça, mais je pense que je suis un escroc ! Je n’ai rien fait, sinon recopier ce que m’avait dit Haytham ! Ma contribution à ce bouquin est vraiment à minima. J’ai juste retranscrit ce que m’a dit Haytham, refilé à Kyungeun, et mis mon nom sur la couverture ! Non, plus sérieusement, le bouquin reprend vraiment le récit qu’il m’a fait, dans l’ordre dans lequel il l’a fait. On reste chronologique, il n'y’a pas de flash back, très peu d’ellipses, peu d’accélérations. Je pense que ce livre reprend très fidèlement les paroles d’Haytham qui a retrouvé ses propres mots lorsqu’il a lu le livre pour la première fois. J’ai fait très peu de reformulations.

AD : Haytham, vous avez vu le livre en cours d’élaboration, ou vous ne l’avez vu qu’à la fin ?
Haytham : Oui, je l’ai vu en cours. Parfois, ils m’envoyaient des morceaux qu’ils avaient déjà faits. Kyungeun m’envoyait des dessins en me demandant, c’est bien comme ça ? Et à chaque fois, c’était bien comme ça ! Il avait bien cherché, et tous les détails sont exactement corrects. Des tout petits détails, on dirait qu’il connaît bien la Syrie, comme s’il y avait été …

AD : Kyungeun, comment avez-vous travaillé les décors, les personnages, vous êtes-vous appuyé sur une documentation photographique ?
KP : Oui. Quand je suis allé au Liban, j’ai essayé de comprendre la lumière. Grâce à cette expérience-là, j’ai pu comprendre un petit peu mieux lumière et ambiance. Ensuite, j’ai collecté beaucoup de photos sur internet. Il y a un côté magique d’Internet ! Grâce à Google Earth, j’ai trouvé beaucoup de photos de Deraa et aussi des plans aériens de la ville. Je les ai montrés à Nicolas qui m’a briefé sur les particularités du paysage syrien. Ensuite, on est allé chez Haytham, on a rencontré sa famille. Son père nous a indiqué le chemin qui avait été emprunté par les manifestants, l’endroit où ils étaient embusqués, et comme ça, j’ai essayé de visionner le paysage en trois dimensions. Haytham m’a également montré ses photos prises à Deraa, et enfin, j’ai retrouvé pas mal de vidéos sur Youtube. Et grâce à ça, j’ai eu le temps de comprendre l’espace en trois dimensions. Ce qui est très important. Il ne faut pas copier, il faut comprendre l'espace pour pouvoir mettre mentalement une caméra ici ou là. Et ainsi, on a plus de liberté.

AD : Les albums que vous avez réalisés ont été majoritairement publiés en couleurs, pourquoi vous avez choisi là le noir et blanc ?
KP: Parce qu’en fait je trouve que… c’est un peu cliché peut-être, mais je pense que le noir et blanc a un côté documentaire, c’est plus neutre. Au début, je m'inquiétais que cette histoire ait trop de pathos, j’essayai d’éviter ça. Si on met des couleurs, on à tendance à en mettre trop. La couleur, quand même, ça joue sur l’émotion. Et puis, si le dessin est trop beau, on est trop attiré par le dessin. Donc, j’essaye d’être neutre pour l’image.

AD : Nicolas, Haytham évoque plusieurs cousins qui ont des engagements très divers. Tarek a déserté l'armée du régime pour rejoindre l'armée syrienne libre, un autre, Ahmad, rejoint la branche syrienne d'Al-Qaïda, un autre, Hamza est très actif sur internet. Tous ont des destins tragiques. Est-ce que cela vous semblait important de citer à travers ces figures les différentes formes d'engagement qu'ont pu avoir les jeunes syriens ?

NH : Oui, parce que tout de même, ça représente la société syrienne. Et encore, il n'a pas de cousins du côté du régime. Vous avez beaucoup de familles qui sont déchirées entre une branche avec certains cousins, certains oncles, qui sont du côté du régime et d’autres du côté de l’opposition, voire du côté des djihadistes. Cela représente la réalité de la diversité de la société syrienne. Accessoirement, ce n’est pas voulu, il se trouve que, comme énormément de familles syriennes, c’est une famille qui est diverse.

AD : Haytham ou Nicolas, on perçoit dans la bande dessinée l’importance pour communiquer tout d’abord du téléphone et ensuite des réseaux sociaux. Est-ce que vous pensez que ces réseaux ont été déterminants pour mobiliser les opposants au régime à l’intérieur ou plutôt pour donner une visibilité aux événements à l’extérieur ?

Haytham : À la fois les deux. Pour communiquer, c’était un outil très utile. Pour communiquer parfois même entre quartiers parce qu’on ne pouvait pas se déplacer et même avec d’autres villes. Bon, ce n’était pas moi qui m’en occupait, mais…Ça n'a pas commencé comme ça, ça a commencé à la mosquée. Des gens étaient à l’extérieur qui attendaient et des gens priaient, et ils sont sortis pour libérer les enfants dont on parle dans le livre, qui ont été emprisonnés, puis pour demander la liberté.
 Et le 2e but, c’était de diffuser ces images à l’extérieur pour que le monde puisse voir ce qui se passe, et pour surtout ne pas répéter ce qui s’est passé avant, à Ramah, dans les années 80. Il y avait eu quelques manifestations, qui étaient plutôt islamistes mais pas extrémistes, et Bachar el-Assad a bombardé la ville. En trois nuits, il a tué – on ne connaît pas les chiffres - mais plus de 40 000 personnes. Et les gens qui étaient à Deraa ne savaient même pas à ce moment-là. Et c’est grâce aux médias aujourd'hui, grâce plutôt à ces réseaux sociaux, qu’on a pu parler de ce qui se passe. Et même moi, j’ai fait une page Facebook, avec mes amis, qui s’appelait « les étudiants révolutionnaires de Deraa ». A un moment, on a filmé une vidéo d’un ami qui se fait arrêter par les policiers syriens juste en dessous du lycée.

AD : L'album évoque aussi votre arrivée en France. Si le voyage n’est pas trop difficile puisque vous avez pu venir en avion, votre arrivée n’est pas si simple. Il y a la barrière de la langue, la scolarité, les problèmes administratifs auxquels votre famille va être confrontée. Quel souvenir gardez-vous de cette période ?




Haytham : De mon arrivée en France ? De très, très beaux souvenirs, même si c’était difficile d’apprendre la langue française qui est quand même compliquée. Mais vraiment, je m’amusais à l’apprendre, ce n’était pas vraiment une barrière, c’était plutôt quelque chose qui m’amusait. C’était difficile au début car on n’arrivait pas à communiquer, à se faire des amis, surtout les deux premiers mois, je n’allais pas à l’école, je faisais les papiers etc., mais en même temps, j’ai eu de la chance d’avoir d’aussi bons amis, qui me corrigeaient mes fautes, qui m’aidaient à m’améliorer, et d’aussi bons profs, dans la classe d’accueil, qui m’aidaient beaucoup, et j’avais l’impression de plutôt m’amuser que d’avoir des difficultés à apprendre la langue. 

NH : C’est pour ça aussi que l’histoire d’Haytham est positive, elle est facile à tirer vers le haut, parce qu’il a eu de la chance avec les profs, il a eu de la chance avec son arrivée en France… il a eu beaucoup de chance. Avec d'autres, l’histoire aurait été moins belle, parce que d’autres ont pu être confrontés à davantage de discrimination. Lui, il a eu la chance de ne pratiquement jamais subir de racisme. 

D’autres ont été parqués dans des voies de garage par des proviseurs qui ne savaient juste pas comment gérer un lycéen qui débarque et qui ne parle pas un mot de français... Heureusement, l’histoire d’Haytham s’est plutôt bien passée, et c’est intéressant parce que ça donne de l'espoir et aussi quelques pistes pour mieux gérer les enfants de réfugiés qui arrivent.


Haytham : Je pense que j’ai eu de la chance de venir en France. Car, malgré tout ce qu’on entend, les gens qui voient les migrants comme des méchants, moi ce que j’ai vu dans mon entourage – et ça se voit dans le livre – ce sont des gens très gentils, très souriants tout le temps, qui m’ont toujours aidé, au lycée ou dans les établissements d’éducation... Je pense que j’ai eu de la chance de venir en France, et qu’en France, il y a une majorité de gens souriants et qui n’ont pas peur des migrants.

AD : Un petit mot sur votre mère qui paraît très forte dans le récit et pleine de ressources. On perçoit aussi combien elle vous a poussé vers les études en vous obligeant sans cesse à travailler. Comment votre mère vit-elle à présent en France ? Est-ce qu’elle a vu la bande dessinée ? Et qu’est-ce qu’elle dit ?

Haytham : Oui, elle a vu la bande dessinée, elle a été contente, elle ne pensait pas que c’était vraiment grand chose parce que les bandes dessinées, ce n’est pas quelque chose de très commun en Syrie. Et puis, l’une de ses amies a été étonnée : quoi ? Une bande dessinée, et chez Dargaud ! Alors, ma mère a été étonnée, elle s’est rendue compte en fait ! Il y a toujours la barrière de la langue qui est difficile pour elle. Moi, j’étais au lycée, elle, elle n’était pas en France. Et surtout, elle est aussi timide, elle a peur de faire des fautes. Ça, c’est vraiment un problème quand on veut apprendre une langue. Elle essaye de trouver un travail. Pour l’instant, elle ne peut pas travailler dans le métier qu’elle a étudié, la comptabilité. Mais elle apprend le français toujours.

AD: Kyungeun, qu’est-ce que vous avez aimé le plus dessiner dans cette bande dessinée ?
KP : Je ne sais pas. En tout cas, c’était une rencontre riche et tout ça était très très intéressant. Nicolas a une vision très claire sur la Syrie, et puis Haytham, grâce à son vécu, grâce à sa famille, m’a appris plein de choses aussi. Et j'espère que le lecteur aussi pourra avoir une vision plus claire sur ce qui s’est passé là-bas.

AD : Nicolas, est-ce que vous n’avez pas pu ou pas désiré joindre un dossier documentaire à la fin du récit qui aurait pu donner des informations complémentaires sur la situation de la Syrie ? Est-ce que c’est volontaire ?

NH : Sur la situation en Syrie aujourd’hui ? Il y a une présentation de la situation historique de fait dans la première phase, qui raconte l’enfance d’Haytham dans son village de Deraa, que je résumerais de façon triviale en disant que c’est l’arabe du futur en mieux ! Mais j’aurais eu du mal à faire un retour, un flash-back. Je reste sur du concentré à la fin du livre, sur comment réagit une famille de réfugiés en France et là, je me détache de la Syrie. Alors, il se trouve que je continue à en parler, parce que parmi les réactions possibles, il y a la réaction du père. Chez le père, la greffe ne prend pas. Lui n’est pas intéressé par la France, il ne cherche pas à l’investir. Il reste concentré sur son combat politique et focalisé sur l’idée qu’il retournera en Syrie, si possible quand le régime sera tombé, en tout cas quand il y aura quelque chose de politique à construire. Donc, ça montre aussi la diversité des situations et des parcours de réfugiés. Certains qui arrivent avec l’idée d’investir dans ce pays, et qui prennent très vite une double identité, qui se disent « oui, je suis d’origine syrien mais je raisonne comme un français » c’est le cas d’Haythma. Sa mère, qui est plus âgée et pour qui cette intégration est de fait plus difficile mais qui se projette malgré tout, je pense, pas mal dans le long terme en France, et puis son père, qui lui est dans une « bulle » syrienne à Paris.

AD: Est-ce que cet exercice de la bande dessinée vous a semblé difficile par rapport à votre travail d'écriture journalistique ? Est-ce que vous auriez envie plutôt de renouveler l’expérience ?

NH : C’est un immense souvenir. Parallèlement, j’étais sur un livre d’enquête assez compliqué qui m’a apporté beaucoup de nuits blanches et de cheveux gris. J’ai fait ces livres côte à côte, et vraiment la bande dessinée, c'était un moment de soulagement, mon bonheur et mon plaisir quotidien à côté de mon bouquin d’enquête qui me causait davantage d’aigreurs d’estomac.

AD : Et vous renouvellerez peut-être l’expérience ?
NH : À l’occasion, mais c’est le formidable avantage d’être journaliste indépendant, c’est qu’on peut toucher à tout. Un matin, je vais faire de la radio, l’après-midi, je vais être à la télé. Je vais écrire des papiers, écrire des bouquins. Si demain ça me chante, que je trouve qu’il y a un sujet pertinent, pourquoi pas, j’irai pousser la porte d’un producteur de ciné pour lui proposer un scénario de fiction. Que sais-je ? J’ai une chance formidable en tant que journaliste indépendant de pouvoir toucher à tout, et la bande dessinée était pour moi un nouveau médium qui m’a donné beaucoup de plaisir, mais il ne faut pas penser bande dessinée pour le principe de faire une bande dessinée. Il faut que ce soit pertinent, et en l’occurrence, je trouve que sur ce sujet là, la pertinence était évidente.

AD : Haytham, à la fin du récit, on vous quitte à l'âge de 15-16 ans. Quelle est votre vie à présent ?
Haytham : À présent, je suis en mathématiques et informatique, en 2e année à Paris Sud, ça se passe bien !
AD : Qu’est ce que vous aimeriez faire plus tard ?
Haytham : Des maths et de l’informatique, mais j’hésite. Je n’ai pas encore d’idée précise sur ce que je veux faire mais ce sera dans ce domaine.

Nous allons laisser à présent la parole au public

Haytham : Auparavant, je voudrais vous parler de ce qui est pour moi l’un des éléments les plus importants du livre, c’est quand on parle de mon cousin qui est allé rejoindre al-Nosra, une des branches d’Al Qaïda. Je vous parle un peu de lui : il a un an de plus que moi, on habitait à côté l’un de l’autre, il était bien à l’école, il avait des bonnes notes… À 15 ans, on a bu de l’alcool ensemble ! À 12 ans, il a arrêté l’école parce que son père voyageait tout le temps, il travaillait à l’extérieur et ne donnait pas d’argent à la famille. Il avait une petite sœur et un petit frère, sa mère ne travaillait pas. Il a commencé à travailler, mais des petites choses qui rapportent très peu… à 12 ans, quoi ! Juste pour rapporter un peu d’argent à la famille. Et c’était ça, sa vie… Quand la révolution a commencé, il était très excité, il voulait faire quelque chose pour cette révolution. Il voyait des gens mourir et il voulait aider, c’était dans sa personnalité. Un an plus tard, après le début de la révolution, il a choisi d’être armé et de combattre, puisqu'on a vu que la communauté internationale n’allait pas nous aider, comme en Lybie par exemple, en partie.

Et donc, il allait rejoindre une partie armée, et il s’en foutait complètement de quel parti, il voulait juste combattre le régime. Et c’est al-Nosra qui accueille les jeunes, qui les entraîne, qui leur donne des armes. Alors lui, si vous lui demandez où se situent les États-Unis, il ne sait pas si c’est en Europe ou en Amérique, par exemple. Je vous l’ai dit, il a arrêté à 12 ans l’école. "Est-ce que tu connais Oussama ben Laden ?" Il connaît de nom, mais ce qu’il a fait, pas trop. Et je lui parlais toujours. Il était à al-Nosra, je lui parlais toujours. Il n’avait pas des idées extrémistes. Et si on lui avait dit : « va faire un acte terroriste là-bas », il refuserait. Mais la question c’est : dans 5 ans ou dans 10 ans, s’il n’est pas mort et s’il est toujours avec eux, ne sera-t-il pas devenu terroriste ? J’en doute. Il sera peut-être devenu terroriste. Et si on revient en arrière, à la raison pour laquelle il les a rejoints, n’est-ce pas plutôt à cause de sa vie ? D’être soumis à la mort, de voir des gens mourir devant nous sans pouvoir rien faire, n’est-ce pas à cause de ce dictateur ? Et c’est là, l’idée de la radicalisation et de la création des terroristes. L’idée la plus importante du livre est plutôt de ne pas parler de Daech, mais on n’a vraiment pas fait exprès. C’est juste que quand je suis sorti de la Syrie, il n’y avait pas encore Daech. Et pourquoi Daech s’est créé ? C’est parce que la communauté internationale n’est pas intervenue. C’est mon avis. Et parce qu’on a laissé la situation aller de pire en pire. C’est comme ça qu’on crée des terroristes. Donc, quand on veut combattre des terroristes, il vaut mieux combattre à la fois les terroristes et les dictateurs, les sources de la pauvreté, les sources de la mal-éducation plutôt que juste d’aller les combattre et donner à la Russie tous les pouvoirs d’intervenir en Syrie et laisser l’Europe neutre politiquement, tandis que l’Europe, c’est la seconde partie la plus touchée par cette crise après la région du Moyen-Orient. Donc, je prie la France d’intervenir en Syrie, comme l’Europe, comme les États-Unis, de ne pas laisser la Russie guider cette situation vers le pire comme on voit aujourd'hui. Merci.
(Applaudissements)

Public : Je vous voulais vous remercier pour ce témoignage, que je trouve poignant et juste. J’ai trois choses à dire. Premièrement, j’aimerais bien que Nicolas Hénin dise deux mots sur lui, sur son parcours. C’est quelqu'un que je connais médiatiquement et que j’apprécie beaucoup.
Deuxièmement, on a fait un voyage en Syrie, il y a une dizaine d’années, et on a été émerveillé par ce pays, par l’accueil des Syriens. On a tellement été ravi qu’on y est retourné l’année d’après, en prenant tout notre temps parce que ça nous plaisait beaucoup. On a été à Deraa, on a été à Bosra, c’est un pays qui nous tient chaud au cœur. On est vraiment désolé et bouleversé par ce qui se passe là-bas.
Je voudrais dire aussi que dans cette bande dessinée qui est superbe, bien racontée, je trouve que ça reflète ce que nous, en France, on a pu percevoir des premiers temps de la révolution syrienne. Du courage, de la dignité et ce qui n’est pas marqué dans la bande dessinée, de l’humour aussi, parce qu’il y a eu beaucoup d’humour, des choses très drôles… il y a eu des gens qui s’envoyaient des clés Usb avec des frondes, ou qui faisaient des marionnettes qui caricaturaient Bachar el-Assad. C’était très drôle, on voyait ça sur les réseaux sociaux. Et en même temps, une grande dignité, un grand courage. Et je trouve que la famille d’Haytham est très représentative de ce qu’on peut voir de la dignité, du courage, de l’intelligence de toute une partie de la population syrienne qui n’est pas islamiste, qui n’est pas fanatique. Ce sont simplement des gens qui veulent la liberté et la dignité. Je suis ravi de voir qu'Haytham s’en sort et je souhaite qu’il y ait plein de gens qui puissent s’en sortir aussi bien. Et je suis très touché par le personnage de son père et je trouve qu’il y a beaucoup de dignité chez cet homme, beaucoup de courage…
NH : Et d’humour ! Et de la distance par rapport à plein de choses. Notamment, à chaque fois qu’on persiste à le prendre pour un barbu parce qu’il est barbu…

Public : Bravo pour votre travail et bravo Haytham pour votre courage.
Haytham : Merci beaucoup.

NH : Je voulais juste rebondir que ce que vous venez de dire, ça me touche en effet beaucoup parce que je reconnais aussi ma perception de la Syrie. Moi, j’avais 18 ans quand j’ai été en Syrie pour la première fois. Et la dernière fois que j’ai quitté la Syrie, c’était il y a un an et demi. Et en effet, c’est un peuple qui mêle éducation et art de vivre parce qu’il y avait une vraie qualité de vie, que ce soit dans l’architecture comme dans la gastronomie. Et une certaine… on peut tenter le mot  « douceur » dans les mentalités, dans les façons d’être en Syrie. Ce qui n’est pas le cas dans tous les pays arabes et je suis particulièrement inquiet par la situation d’autres sociétés arabes où les tempéraments sont plus sanguins. Qui ne sont pas forcément ceux qui sont réputés comme les plus violents, ou qui sont actuellement de fait les plus violents, mais où la situation pourrait davantage déraper parce que les mentalités sont différentes. C’est désastreux. Le Yémen est dans une situation très équivalente, c’est aussi un pays d’une immense qualité de vie, beaucoup moins éduqué mais avec tout de même un héritage culturel considérable, malgré les aspects un petit peu rugueux dus à leur mentalité de villageois de montagnes, bien armés. Les yéménites sont des gens adorables et pas particulièrement violents, en tout cas beaucoup moins qu’il n’y paraît, et ils sont plongés dans un drame pas tout à fait équivalent en ampleur mais tout aussi dramatique.
Vous vouliez me faire parler de moi ? Ça va faire 15 ans, 20 ans… enfin ça fait un bail que je traîne dans la région, et c’est une région que j’aime beaucoup. J’ai beaucoup couvert l’Irak. A priori, la première fois que vous avez entendu ma voix, ça doit être entre 2003 et 2007 puisque j’ai été correspondant de Radio France à Bagdad. Et puis après, j’ai bourlingué, j’ai rencontré aussi des djihadistes à droite à gauche entre le Moyen-Orient et l’Afrique. Et puis, quand les printemps arabes se sont déclenchés, je les ai suivis avec une grande passion et un immense intérêt, autant professionnel parce que c’était évidemment passionnant de les suivre, que personnel parce que ça faisait extrêmement plaisir de voir pour la première fois dans cette région du monde, des peuples qui cherchaient à prendre le contrôle de leur destin. Et désolé, je n’ai pas particulièrement envie de parler de ma captivité en tant qu’otage, et je vous remercie de votre compréhension.

Merci à tous

Pour complément : article d’Isabel Malsang


Rencontre autour de La Religion



Rencontre autour de La Religion
Avec Tim Willocks, Benjamin Legrand et Luc Jacamon
Animée par Agnès Deyzieux
Organisée le 18/11/16  par la Librairie Bulle
Traduction de l’anglais assurée par Arnaud Touplin
Retranscription à l’écrit par Thierry Buttaud
Album paru le 19/10/2016 chez Casterman 
 Agnès Deyzieux : Bonsoir à tous, merci d’assister à cette rencontre où nous avons  la chance de recevoir toute l’équipe de l’album La Religion : Benjamin Legrand, scénariste, Luc Jacamon, dessinateur mais aussi l’éditeur, Casterman et... Tim Willocks qui est à l’origine du roman du même nom.
Tim Willocks, vous avez  écrit plusieurs polars ou romans noirs (Bad City Blues, Les Rois écarlates) et en 2006 vous écrivez  La Religion que l’on peut qualifier de roman historique. Est-ce que c’est par envie de changer de registre que vous écrivez un roman historique ou pensez-vous qu’il y a une certaine proximité avec le roman noir ?

Tim Willocks : Je pense qu’il y a quelques similarités entre le roman noir et le roman historique. Particulièrement Les douze enfants de Paris, qui est donc la suite de La Religion et qui est comme un grand polar. 
TW : La guerre est le plus grand crime. Dans mon esprit, je n’ai jamais changé d’attitude vis à vis de l’écriture. Je ne pense pas que je vais arrêter d’écrire du roman noir et que je vais me mettre à écrire un roman historique, je veux juste raconter une histoire. Dans d’autres genres comme l’opéra et le cinéma, on ne dit pas du metteur en scène ou du réalisateur qu’il fait du film historique ou qu’il fait du western. En fait, il est libre de faire ce qu’il veut réaliser. Dans mon esprit, ce n’est pas un grand changement mais juste une voix différente, avec différentes techniques pour écrire La Religion mais ce n’est pas quelque chose de vraiment différent.
AD : Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter ce récit qui se passe au 16ème siècle et plus précisément qui va se concentrer sur le siège de Malte en 1565 ? En quoi cette période donnait-elle un cadre différent à votre récit ?
TW : En fait, toutes ces histoires du siège de Malte, c’est à couper le souffle, ça brise le cœur et je ne pouvais pas résister de raconter une histoire pareille. C’est une opportunité pour explorer tant de différents aspects de ce qu’est un être humain. C’est une façon d’explorer différentes qualités comme le courage, l’ingéniosité, l’endurance, l’amour, mais aussi des défauts comme la cruauté, la folie, la stupidité ; c’était donc quelque chose d’immense à raconter. C’est également une période historique, avec beaucoup de changements en Europe, au milieu de la Renaissance, très intéressante à explorer.

AD : La Religion, c'est ainsi que se sont surnommé les chevaliers chrétiens de l’ordre des Hospitaliers, ces moines-soldats qui s'apprêtent à défendre Malte contre la terrible et bien plus puissante armée de Soliman le Magnifique. Vous avez donné ce titre à votre roman et de fait, la religion dans cette période est très présente, avec des manifestations d’intégrismes religieux, autant musulman que chrétien. Vous-même, avez-vous été élevé dans une religion particulière et est-ce un thème qui au-delà de cette époque vous concerne particulièrement ?
 
TW : Le titre vient du fait que les chevaliers de saint Jean disaient « nous, nous sommes la religion ». C’est aussi une référence au conflit entre les chrétiens et l’Islam et en particulier à une religion de la guerre parce que pour ces hommes, la guerre est une religion. Je pense que la guerre est toujours une religion, d’un point  de vue profondément psychologique. C’est aussi une façon d’explorer les paradoxes et les conflits de la religion, avec les côtés constructifs et positifs mais aussi destructeurs de la religion. Dans notre monde moderne séculaire, ça concerne dix pour cent de la race humaine, on n’y pense pas forcément sérieusement. On pense que la religion est quelque chose de stupide, de surnaturel. En 2016, il y a quand même 80 ou 90% d’entre nous qui avons une forme de croyance, on est une espèce attachée à la religion mais plus au sens mythique, c’est quelque chose en nous. Je me sens proche émotionnellement de ces gens-là. À la lumière crue de nos personnalités, on se rend compte que nos vies n’ont pas de sens. On est comme des mouches, on est un organisme qui vit et qui meurt et c’est tout. La vérité scientifique est terrifiante et désespérante. Et donc, on a ce besoin de croire qu’on a plus de valeur. Dans un sens, ma religion, c’est devenu l’art : écrire, et se consacrer à la beauté. Mais l’univers, le cosmos sont complètement indifférents à Shakespeare, Beethoven, Picasso ! Donc, nous devons respecter la religion et ce besoin de croyance est au cœur du roman.

AD : En France, Télérama a écrit à propos de votre roman  que « les batailles ressemblent à de fascinantes boucheries, ça pue le sang, la mort, la merde, et le lecteur est emporté par une multitude de scènes obsédantes, écrites par le fils caché de James Ellroy et d'Umberto Eco. » Est-ce que cette filiation vous convient ?

TW : C’est très flatteur. La comparaison qui me plaît le plus était dans un magazine français Transfuge qui m’a comparé à Sam Peckinpah et à Dante. James Ellroy est un grand écrivain je pense, il a un courage incroyable d’être un auteur très laid. Ce qu’il écrit est très laid, il n’est pas plaisant à lire mais c’est tellement intense, tellement percutant. Il faut un grand courage à un auteur pour écrire ce genre de choses.

AD : Je vais maintenant me tourner vers Benjamin Legrand. Vous êtes à la fois homme de cinéma et de livre, romancier et scénariste pour la bande dessinée, vous avez scénarisé les volumes 2 et 3 du Transperceneige ainsi que la série L'Or et l'esprit, toujours en duo avec Rochette, une série que je vous recommande vraiment de lire d’autant qu’elle vient d’être rééditée chez Cornélius. Comment avez-vous découvert l'œuvre de Willocks et comment  êtes-vous devenu le scénariste-adaptateur de cette bande dessinée ? 
  
 Benjamin Legrand : J’ai une amie américaine qui est réalisatrice et chef monteuse, que je connais depuis des années et qui un jour me donne un livre à lire en me disant : « tiens, lis ça, c’est extraordinaire ! ». Je prends ce bouquin, c’était La Religion, en anglais. Je lis ce truc et je me dis : « c’est incroyable ! C’est qui le fou qui a écrit ça ? C'est génial ! C’est magnifique !». Je lui demande : « Est-ce que ça a été traduit en français ? », elle me dit non. Alors, je prends mon bâton de pèlerin, je fais le tour des éditeurs pour qui j’avais fait des tas de traductions parce que j’ai traduit une quarantaine de romans, et pas des moindres, dont Le bûcher des vanités, des romans qui sont assez difficiles à traduire et on me dit : mais non, c’est trop épais, ça va coûter trop cher en traduction, des choses comme ça… et puis, entretemps, les éditions Sonatine ont appelé l’agent de Tim pour lui dire qu’ils voulaient traduire ce roman en français. Susan m’en informe, je lui dis « dis à Tim que je veux absolument que ce soit moi qui fasse la traduction ! » Et donc, il a dit d'accord, les éditions Sonatine ont accepté, et c’est parti comme ça !

AD : Et qui a eu ensuite envie d’adapter le roman en bande dessinée ?

BL : Ça, c’est une autre histoire qui met en scène notre éditrice préférée, Christine…

Christine : Cela s'est fait par l’intermédiaire d’un responsable de la diffusion Casterman qui était ami de l’éditeur de Sonatine. C’est une espèce de chaîne humaine, on va dire. 

AD : Et donc, Benjamin Legrand,  vous avez été choisi pour être l’adaptateur ?

BL : Oui, parce que j’étais le traducteur, je connais le bouquin par cœur, ça aide pour adapter !

AD : Et comment vous êtes-vous rencontrés tous les trois ? Avec Luc Jacamon ?

BL : C’est re-Christine. Casterman avait dans l’idée de trouver un excellent dessinateur, je pense…

Chrisitne  : .. et de trouver un excellent projet à Luc Jacamon !

Luc Jacamon : Oui, moi à l’époque, ayant fini la série Le Tueur, j’étais à la recherche de quelque chose de différent et pour le coup, ça tombait bien.


AD : Ce n’est pas trop difficile de passer d’une ambiance très polar urbain à une ambiance quasi épique, homérique ?

LJ : C’est ce que je souhaitais, je voulais vraiment faire quelque chose de très différent. Là, j’avais une occasion absolument rêvée, et Christine m’avait parlé du bouquin que j’ai lu et absolument adoré. Je lui ai répondu très vite que j’avais très envie de faire ça.

AD : Au niveau de l’adaptation vous avez vraiment  suivi très fidèlement, il semble,  le roman non seulement dans son déroulement narratif, mais aussi dans les dialogues, dans les commentaires même qui sont pas du tout retouchés ? Qu’est-ce que vous vous êtes fixé comme règle ou comme contrainte d’adaptation quand vous avez démarré ?

BL : D’essayer d’en sauver le plus possible, tout en étant obligé d’en enlever beaucoup ! C’était très difficile, mais par exemple, j’ai voulu conservé la première page intégrale du livre parce qu’elle est tellement belle que je ne voyais pas pourquoi j’aurais changé une virgule. Ça collait tellement bien avec cette image de village à l’aube avec juste une petite lumière au loin, c’est parfait, je ne vois pas pourquoi j’aurais été abimer le texte de Tim. Mais après ça commençait à être plus dur.
AD : Et oui, parce qu’il y a 900 pages…

BL : C’est tellement foisonnant de beauté, de dureté, de violence et de tout ce qu’on veut mais c’est beau, donc c’était très dur de couper, c’était un crève cœur à chaque fois !

AD : Connaissiez-vous le nombre de pages dont vous disposiez au départ pour la bande dessinée ? Il fallait que chaque partie du livre tienne dans cette pagination ?

BL : Oui, dans le livre, il y a cinq parties, plus un prologue et un épilogue. J’ai beaucoup taillé entre le trois et le quatre.

AD : Vous aviez déjà tout le plan ?

BL : C’était facile, je le connaissais par cœur, je n’avais pas à le lire attentivement. J’avais passé huit mois à le traduire, samedi dimanche compris. Mille quatre cent feuillets ! Donc, on se dit : « la date limite de livraison c’est ça, bon, faut que je fasse combien de pages de traduction par jour ? Disons dix, ce qui est déjà énorme parce qu’il y a du style, ce n’est pas Robert Ludlum !. Et là, si je ne fais pas les dix pages dans la journée eh bien, le lendemain il faut que j’en fasse vingt ! Et en faire vingt dans la journée, ça ce n’est juste pas possible. Donc c’est dix pages par jour pendant huit mois, samedi et dimanche compris. Horrible. Et aprè,s rebelote, avec Les douze enfants de Paris qui font à peu près la même longueur. Quand on passe la page mille sur son ordinateur, ça fait étrange quand même !

AD : Le découpage est très agréable pour le lecteur, très aéré, avec de grandes cases, parfois des pleines pages, voire des pleines doubles pages. Comment avez-vous élaboré le storyboard ?
BL : J’ai fait d’abord un premier essai que j’ai envoyé à Luc et comme j’ai beaucoup écrit pour le cinéma et le dessin animé aussi, j’ai une certaine habitude du découpage et du timing. Dans l'ensemble, ça correspondait à peu près et quand ça ne lui allait pas, il prenait son téléphone et il m’appelait et on discutait et ça c’est très, très bien passé !


LC : Moi, j’essaie toujours de trouver dans les pages un certain équilibre. Avoir de la fluidité, certes, mais aussi au niveau de l’espace…

AD : de trouver une harmonie…?

LC : oui, une harmonie, voilà. Faire une succession de strips de trois cases les uns en dessous des autres, ce n’est vraiment pas ma tasse de thé. Finalement, par rapport au cinéma, on a cet avantage là de pouvoir jouer avec l’éclairage donc, autant y aller à fond avec ça, ça ajoute beaucoup au niveau de ce qu’on veut exprimer.

AD : Est-ce que Tim Willocks a regardé en cours de réalisation ce que vous faisiez ou il a vu la bande dessinée une fois qu’elle était terminée ?

BL : Ah non, on lui envoyait au fur et à mesure des images, il a eu droit au casting des visages...

LC : Il a pleuré le jour où on lui a envoyé celui de Tannhäuser !

 AD : Il était content ?

LC : Oui très, très content. Pour moi, aborder un tel morceau, c’était au début extrêmement intimidant et effrayant, c’est le terme. Et donc avoir Tim Willocks qui me renvoie ce ressenti là, c’était extrêmement encourageant évidemment, et important.

AD : Tim Willocks, votre héros a plusieurs identités qui correspondent à plusieurs moments de sa vie (Mathias, Ibrahim) puis il s'attribue Tannhäuser comme nom de guerre. C’est un nom de chevalier mais aussi, selon la légende, de poète et d’amoureux éternel. Pourquoi avoir choisi ce nom ?
 TW : Et bien, c’est un super nom !  Il a un son puissant. Le premier morceau de musique classique que j’ai entendu pour la première fois de manière consciente c’était l’ouverture de Tannhäuser, au  milieu des années soixante quand mes parents m’ont acheté pour la première fois un petit tourne-disque. Un ami de ma mère lui avait prêté un album d’ouverture d’opéra. Je n’avais aucune idée de qui était Tannhäuser ou Wagner. Mais j’ai gardé dans mon esprit ce nom.
Dans le roman, le vrai nom du garçon est Mathias Smith, car son père est forgeron (blacksmith en anglais). Mais après avoir été enlevé par l'armée turque, il veut prendre un nom de guerre et ce sera Tannhäuser !

AD : C’est un personnage tout en muscle et en coups de gueule pour qui dire : "ne m'attends pas, j'ai encore deux hommes à tuer avant minuit" n'est pas un problème. Mais qui est ultra sensible à la musique, l'amitié et l'amour du fait de son parcours…

TW : C’est un homme du monde ! Dès la première page de la bande dessinée, on voit qu’on lui prend tout ce que sa vie aurait pu être. C’est une idée intéressante car la vie va dans une direction et là, il y a un changement brutal pour toujours dans une autre direction. Il se retrouve dans cette culture étrangère où il est entraîné pour devenir un tueur fanatique musulman. Pour survivre à cela, il lui faut cette force qui est liée à son intégrité intellectuelle et spirituelle qui le met face à plusieurs contradictions. Au 16e siècle, les vrais gens pouvaient être très différents. Ils pouvaient être soldats, alchimistes, artistes, scientifiques, les vies pouvaient aller dans toutes les directions. De nos jours, on a  l’impression d’avoir beaucoup de liberté en tant qu’individu mais en fait, pour la plupart d’entre nous, on ne s’écarte pas tellement de notre chemin, on suit la piste que nous donne la société. A l’époque, les gens pouvaient avoir des vies plus extraordinaires. Il incarne cet âge de curiosité, d’aventure et de courage.


AD : Et Luc, avez vous trouvé facilement les caractéristiques graphiques de ce personnage de Tannhäuser ? Vous vous inspirez d'acteurs ou de personnes du réel ou vous êtes resté proche du roman ?

LC : Effectivement, j’ai parfois le réflexe de m’inspirer d'acteurs mais l’avantage de ce projet là, c’est que j’ai lu un livre richement détaillé sur le personnage lui-même et donc ça suffisait .

AD : Une question, encore pour Tim. Vos personnages ont tous un passé mystérieux, mais dont on sent la lourdeur ou la noirceur (Tannhäuser, Amparo, Clara, La Valette). Est ce c'est votre formation ou votre ancien métier de psychiatre qui vous incite à donner ce passé aux personnages tout en ne révélant pas tous les détails aux lecteurs ou c’est juste une technique de romancier ?

TW : Le concept de psychologie n’existait pas au 16e siècle. Nos vies, nos perceptions sont dominées par l’idée freudienne fantastique que ce que nous sommes est déterminé par notre expérience, et ce concept n’existait pas à l’époque. Il y a une évolution ; d’après les sources modernes, nous sommes plus liés à notre génétique qu’à notre vécu. Même si dans le livre les personnages ont leur passé, j’ai voulu qu’ils aient leur propre identité et non pas se reposer sur cette idée freudienne de notre vécu. Si on lit des journaux du passé, ce n’est pas si introspectif qu’au sens moderne, les gens n’étaient pas obsédés à ce point par leur passé. Ils étaient tournés vers l’extérieur et pas vers eux-mêmes. Peut-être serait-il temps de revenir à cela !

AD : Le roman développe les pensées intérieures des personnages, leurs désirs, leurs motivations. Comment la bande dessinée, selon vous, peut-elle retranscrire ce qu’elle ne peut dire ? Comment fait-on passer par le dessin justement ces motivations qu’on ne peut pas dire ?
BL: Il y a quand même le texte ou une voix off qui permet d’aller au fond de ce que pense un personnage. Mais Luc a l’immense qualité de faire passer les émotions dans le dessin, ce qui n’est pas le cas de tous les dessinateurs. C’est son émotion personnelle qui doit sans doute passer dans son crayon électronique.

LJ : On est notamment dans une histoire où les personnages sont très expressifs. Le personnage de Tannhäuser, c’est quelqu’un qui peut-être dans la rage la plus ultime comme dans la poésie…

BL :… dans l’émotion. Comme dans la scène où il entend la musique. Les pages du bouquin sont magnifiques et la page de bande dessinée que Luc a faite est aussi superbe.
LJ : C’était intéressant et motivant pour moi sur ce point précis là aussi. Je sors de la série du Tueur où le personnage est beaucoup plus introverti et froid et n’exprime pas grand-chose. Ici, je pouvais vraiment travailler cela graphiquement ; ça se joue au niveau des expressions, du regard. Je redis ça souvent, mais Tim a eu la justesse de regarder le personnage de Tannhäuser sur la couverture et de voir que son regard est double. Si on prend les yeux individuellement, il y a un œil qui exprime plutôt de la rage et un autre plutôt de la tristesse ou de l’émotion. Il y a une dualité qui s’exprime à travers le regard dont je n’avais pas complètement conscience quand je l’ai fait. C'est intéressant d’avoir le regard des autres pour mettre en évidence certaines choses comme ça. 

 
AD : Le lecteur va pas mal voyager, dans de très beaux décors, depuis les montagnes noires des Carpates à la ville ensoleillé de Messine jusqu'à l'ile de Malte où la mer est omniprésente. Avez-vous eu besoin de vous appuyer sur une documentation importante ?

LJ : Oui forcément, même si d’un point de vue architectural, c’était beaucoup plus compliqué parce que le conflit lui-même a beaucoup détruit de bâtiments. Il y a eu un tremblement de terre énorme par la suite, beaucoup de choses ont été reconstruites, ça a été très urbanisé. Aujourd’hui aussi, je n'ai pas beaucoup de documentation là-dessus si ce n’est effectivement celle de Tim qui est très précise. Il a fait un vrai travail d’historien dans le livre, donc j’ai pu m’appuyer là dessus. Après visuellement, c’est vrai que sur internet, on arrive quand même à trouver des choses, il y a des gens qui se sont penchés sur la question et je suis tombé notamment sur un site qui traite de l’architecture militaire. Sur ce site là, quelqu’un a reconstitué en 3D le fort Saint-Elme, le fort Saint-Ange de l’époque avec une vision sous tous les angles.

Présentation en 3 D de Dr. Stephen C. Spiteri Ph.D., 2012.
Source : militaryarchitecture.com


BL : Ça va l’aider pour la deuxième partie !

LJ : Donc, j’ai pu avoir des choses vraiment concrètes. Pour d’autres, j’ai un peu plus de liberté, mais il faut quand même que ce soit cohérent avec l’époque, ce n’est pas évident.

AD : Et les vêtements ?

LJ : En tant que dessinateur, j’ai une position particulière là-dessus. On raconte une histoire d’abord, on ne fait pas un documentaire, donc oui, il faut rester dans les clous, donner une vraisemblance, mais on est là essentiellement pour exprimer des émotions.

AD : La couleur apporte beaucoup de flamboyance au récit, avec des rouges, des bleus très soutenus, un aspect parfois hyper réaliste, des moments très éclairés ou très sombres. Comment travaillez-vous cette mise en couleurs et ce travail de la lumière, avec des outils numériques ?

LJ : C’est numérique, oui, absolument. C’est un aspect du travail que j’aime beaucoup faire. Mon dessin en noir et blanc au départ ne se suffit pas vraiment à lui-même. Les ombres, je ne les dessine pas, c’est la couleur qui s’en charge, tout ce qui est clair obscur, c’est à la couleur que ça se révèle. Je fais cela de façon assez instinctive. Le lieu implique que je sois obligé de faire passer la chaleur, donc la lumière. Puis, l’intensité de l’histoire implique aussi des couleurs un peu flamboyantes, un peu vives, un peu forcées.
AD : Tim, il y a pas mal de violence dans votre roman avec de grandes batailles épiques, des combats sanglants au corps à corps. Est-ce qu’il y a un plaisir pour vous à écrire des scènes violentes ?

TW : Je suppose que oui, je prends beaucoup de plaisir ! Beaucoup d’entre nous sommes coupables de ressentir ce plaisir transgressif. C’est l’histoire du théâtre, du divertissement, de la littérature de différentes manières. J’ai lu Henry Miller et je me souviens qu’il disait avoir lu  l’Iliade d’Homère et il en était horrifié. C’est l’histoire la  plus horrible, brutale et cruelle qu’ il n’ait jamais lu et ça l’est toujours ! Il me semble que la fascination que l’on a vis à vis de la violence en littérature, au cinéma ou au théâtre est le miroir de notre réelle obsession historique à la violence. C’est un des grands sujets, un des grands mystères de l’espèce humaine. Pourquoi sommes-nous si violents ? Pourquoi est-ce que nous en prenons plaisir ? Depuis la Seconde Guerre mondiale, on est entré dans une culture plutôt pacifiste globalement. Les destructions ont été tellement terribles et importantes pendant la Seconde Guerre mondiale, ça allait au-delà de nos pires fantasmes psychotiques et on était choqué par ça, on ne pouvait plus admirer cette violence. Depuis des milliers d’années, la race humaine a admiré cette violence, c’était comme une vocation. D’une certaine façon, c’est une chose terrible mais d’un autre côté, c’est une terrible vérité. C’est une vérité que j'essaie d'enquêter de l’intérieur. C’est pour ça que le livre est aussi terrifiant et violent. J’ai un sentiment contradictoire par rapport à cette violence parce qu’on ne peut pas éviter cette vérité ; on peut condamner cette violence mais en même temps ça reste quelque chose très populaire et fascinant. 
AD : Benjamin, pensez-vous que cette bande dessinée peut amener un nouveau public vers l’œuvre de Willocks ou ce n’est pas forcément l’intérêt ?

BL : Ce serait bien, oui, c’est un roman tellement beau. J’ai l’impression qu’on touche là,  à une vraie bonne adaptation, on est arrivé avec Luc à faire quelque chose de terriblement bien, même si c’était terriblement dur à faire !

AD : Quatre volumes sont prévus, vous êtes déjà bien avancés ?

BL : Je suis au milieu du quatrième volume. J’ai arrêté un an. Je n'en pouvais plus parce que j’ai fait les quatre à la suite. C’est bien, parce que maintenant, grâce à cette année d’arrêt, j’ai un certain recul. J'ai repris ce que j’avais fait et j’ai refait un énorme boulot pour re-serrer encore.  Ensuite, je vais faire de même, mais je voudrais finir le quatrième avant de refaire le troisième !
LJ : Et moi, je ne suis pas pressé d’avoir le quatrième parce que c’est une sorte de montagne à gravir devant moi, là…

AD : Vous en êtes déjà sur le tome 2, bien avancé?

LJ : Oui, oui ; bien avancé, mais cela ne va jamais assez vite ! Je suis sur la phase de fin du story board. Il va y avoir ensuite un travail d’échange avec l’éditeur pour ajuster certaines choses.

AD : Vous souhaitez qu’il y ait combien de temps entre chaque volume ?

LJ : Alors, ce n'est pas moi qui le souhaite, c’est l’éditeur. Une année, à présent, c’est un peu le standard qui s’impose. En plus, c’est quatre vingt pages, ce n’est pas cinquante. Mais on va y arriver !

AD : Une dernière question à Tim. Quel est votre rapport à la bande dessinée ? Est-ce que vous en lisez ? Est-ce que vous appréciez ? Comment avez-vous lu celle-ci ?
TW : C’est magnifique ce qu’ils ont créé, c’est très beau. Je l’ai lu six ou sept fois. À chaque fois qu’on fait des dédicaces, j’ouvre au hasard l'album et je suis saisi par l’art, par le dessin, par les détails que ce soit dans les vignettes, dans les visages, la lumière, les paysages… Je trouve ça très, très beau. Je ne suis pas expert en bande dessinée, mais j'en regarde en librairies... Dans celle-ci, il y a tellement de détails que je trouve que c’est un très, très beau travail. 
 AD : Merci beaucoup. La parole au public !

Public: Luc Jacamon, êtes-vous allé à Malte ?

LJ : Je suis allé en Sicile, ce qui est proche géographiquement. J’y ai trouvé une lumière, une géographie aussi un peu identique. Mais comme je le disais tout à l’heure, d’un point de vue architectural, je n’espérais pas trouver beaucoup de choses à Malte. C'est pourquoi je n'ai pas fait le voyage.
Le fort Saint-Ange, à l'extrémité de Birgu, en 2009. Source Wikipedia
Public:  Il reste une partie des remparts que vous avez si bien dessinée !

LJ : Oui, des remparts c’est vrai, mais la ville elle-même, les bâtiments ont beaucoup souffert de ces conflits répétitifs et notamment de ce fameux tremblement de terre qui a été très  destructeur. Malte est aujourd’hui très urbanisée. Cela aurait été peut-être utile quand même d’y aller parce qu’il y a des musées avec des choses à voir ?

Public: La Valette est restée une ville très pittoresque !

LJ : Oui sans doute, mais encore une fois, de cette période là, 1565, je ne suis pas sûr qu’il y ait grand-chose qui reste.

BL : Oui, ça a été détruit aux trois quarts pendant les bombardements turcs et vingt-cinq ans après, il y a eu un tremblement de terre qui a détruit la ville. Il n'y a que le fort Saint Ange qui est resté, c’était costaud, tout le reste est tombé par terre. Ça a été reconstruit après le tremblement de terre, Le Borgo a été entièrement refait,
AD : Est-ce qu’il y aura une suite après Les douze enfants de Paris ?

TW : En théorie, oui, il y aura un troisième roman, mais c’est difficile à écrire. Quand j’écris un roman, je mets tout dedans. C’est comme un linge essoré, à la fin, c’est complètement vide ! Tout le monde est fatigué, les personnages sont fatigués, je suis fatigué ! C’est difficile aussi car je ne veux pas me répéter, je veux trouver de nouveaux aspects dans la description du personnage de Tannhäuser, et c’est difficile d’écrire une bonne histoire.

Public : Si c’est difficile d’écrire, pourquoi pas une suite directement en série télé ou dans un autre média ?

TW : Oui, j’ai déjà écrit des scénarios pour la télévision mais je veux écrire une autre histoire de Tannhäuser. Il y a des milliers de personnes qui essaient très durement d’écrire de grandes histoires, des films pour la télé et des romans. Et quand vous pensez combien y parviennent, combien de bonnes histoires lisez-vous ou regardez-vous tous les ans, pour moi c’est flippant ! Aller voir un film et dire « oh c’est génial !», c’est très rare.

BL : C’est un miracle…

TW : Lire un livre et dire après l'avoir lu, c’est génial, c’est très rare de ressentir quelque chose d’aussi fort. C'est ce qu’il y a de plus dur, d’écrire une vraie bonne histoire, tout le monde à travers le monde essaie d’écrire de bonnes histoires pour seulement quelques succès. Je ne veux pas écrire juste pour écrire un roman mais pour écrire un bon roman ! Ce n’est pas tellement difficile d’écrire un livre, mais écrire un bon livre, c’est très très dur. Ce n’est pas l’écriture, c’est le sujet, ce que vous voulez dire qu'il faut avoir.

AD : Merci à tous !

Pour voir un extrait filmé de la rencontre