Les grands courants de la bande dessinée

De l’Ecole de Bruxelles au manga, en passant par le roman graphique et le mouvement alternatif, de nombreux courants narratifs et esthétiques ont traversé la bande dessinée en France, enrichissant et diversifiant sa production. Un rapide panorama de ces grandes tendances permet d’entrevoir la fécondité de la bande dessinée et l’évolution de son statut. A présent qualifiée de 9ème art, la bande dessinée a néanmoins peiné à se faire reconnaître comme un moyen d’expression et comme un art narratif à part entière.

L’histoire de la bande dessinée est traversée par des grandes filiations esthétiques aux lignées parfois difficiles à distinguer tant elles se croisent et se chevauchent. Certains créateurs ont fait école en influençant plusieurs générations d’auteurs par leur graphisme mais aussi par la puissance de leur univers imaginaire. Les auteurs se sont longtemps formés seuls – il n’y avait pas d’école pour apprendre la bande dessinée – en copiant leurs prédécesseurs et, incités par le fonctionnement de la presse et des maisons d’édition, en se regroupant par familles stylistiques.

La bande dessinée franco-belge

Le terme de bande dessinée franco-belge désigne spécifiquement l'ensemble des styles communs aux bandes dessinées belges et françaises qui connaît son apogée de 1945 à la fin des années 1960.

Cette bande dessinée franco-belge est caractérisée par des albums cartonnés presque exclusivement destinés à la jeunesse, en couleur, d’une quarantaine de pages en moyenne. Elle sera dominée par deux grandes écoles graphiques et narratives.

Grâce aux deux auteurs fondateurs et antinomiques que sont Hergé et Franquin, créateurs des deux plus célèbres héros de la bande dessinée, Tintin et Spirou, vont se côtoyer deux écoles graphiques distinctes, deux sensibilités qui ont engendré une rivalité stimulante pendant plus de trente ans à travers deux hebdomadaires et deux maisons d’éditions (Le Lombard et Dupuis).

Pour Tintin et Hergé, on évoque « l’école de Bruxelles » (caractérisée par « la ligne claire »), pour Spirou et Franquin, on parle de « l’école de Marcinelle » (ou « école de Charleroi », Marcinelle étant un faubourg de Charleroi, siège des éditions Dupuis).

L’école de Marcinelle ou la frénésie de la caricature

En se positionnant comme concurrent de Tintin qui joue la carte du sérieux et de l’éducatif, Charles Dupuis choisit la carte de l’humour et du rire, du comique, du divertissant. (« Faire le spirou » en dialecte wallon signifie se comporter de manière vive et espiègle). L’équipe qui se constituera sous la houlette de Jijé sera prestigieuse : Franquin, Morris, Peyo, Roba, Tillieux… Le Journal de Spirou lancera au cours des décennies à venir de nombreux auteurs (Macherot, Fournier, Cauvin…). Ensemble, ils forment cette école de Marcinelle qui privilégiera le sens de la caricature et le goût pour le récit d’humour servi par un trait dynamique, naïf et tout en rondeur. L’absence de récitatifs, la profusion des symboles représentatifs du mouvement, le lettrage débridé en sont les caractéristiques complémentaires. L’expression « gros nez » qui insiste sur cet aspect de la caricature et de la représentation parodique qualifiera facilement toutes les bandes dessinées qui se situeront dans la filiation de ce mouvement (Goscinny, Cestac…).

L’école de Bruxelles ou la ligne claire

Même si l’expression n’apparaît qu’à la fin des années 70, elle s’applique en fait à un style bien antérieur en bande dessinée, en particulier au style d’Hergé et avant lui à celui des auteurs précurseurs comme Christophe (Le Sapeur Camenbert), Pinchon (Bécassine), Alain Saint-Ogan (Zig et Puce).

L’expression souligne l’importance de la clarté, de la lisibilité du dessin, et plus largement de la priorité accordée à la netteté et à la sobriété tant graphique que narrative.

Elle induit des caractéristiques graphiques précises telles que le contour au trait noir et invariable de tous les éléments du dessin et une mise en couleurs en aplats, sans effet d’ombre ni de lumière. Les différents plans apparaissent ainsi avec la même netteté, sans hachure, ni dégradé. Les couleurs sont toujours les mêmes, attachées à leurs objets, quelle que soit la source de lumière. On a coutume de dire que «chez Hergé, il est toujours midi ».

S’ajoutent d’autres éléments toujours choisis pour leur qualité de lisibilité : le réalisme des décors et des objets, la régularité du découpage de la planche et l’idée que le dessin doit être au service du récit, d’où une élimination de tout ce qui serait accessoire, qui détournerait le lecteur du récit par de grands effets visuels. La ligne claire a recours à la stylisation et au jeu de l’ellipse où la suggestion prime sur la démonstration.

On voit que la ligne claire ne se limite pas à une pure conception graphique mais qu’elle s’étend à une conception de la narration. Plus qu’une façon d’encrer, la ligne claire représente une approche globale de la bande dessinée qui détermine la façon de raconter, la représentation du réel, l’écriture des dialogues, le découpage, la mise en page…

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette netteté et cette lisibilité résultent d’un énorme travail préparatoire. Hergé ne cache rien de son étude acharnée du crayonné, reprenant, gommant, raturant sans cesse, allant jusqu’à trouer la page afin d’arriver, grâce à un système de calques et de transfert, à dégager le trait le plus expressif.

Ce style deviendra celui de toute une génération d’auteurs, d’abord des proches collaborateurs qui travailleront au studio Hergé ou au Journal de Tintin avant de créer leurs propres séries, Jacobs (Blake et Mortimer), Jacques Martin (Alix), Roger Leloup (Yoko Tsuno), Vandersteen (Bob et Bobette), Bob de Moor, (Cori le moussaillon), Tibet (Chik Bill), Craenhals (Les 4 as) puis de bien d’autres encore. On retrouve, chez ces auteurs que l’on regroupe sous l’expression « Ecole de Bruxelles », les mêmes caractéristiques : dessin cerné, sobriété et réalisme du graphisme, aplats colorés, lettrage neutre, rigueur du découpage…

Plus ou moins contestée dans les années soixante-dix, (cf. la « ligne crade » de Vuillemin ou Reiser), la ligne claire se renouvelle profondément une dizaine d’années plus tard avec des auteurs qui vont en transfigurer les fondements et l’esthétique. Inventeur de l’expression "ligne claire", Joost Swarte sera le leader du mouvement de réappropriation et d’interprétation de ce style hérité d’Hergé qui engendrera à son tour une nouvelle école (Ted Benoît, Floch, Yves Chaland, Clerc...).

La bande dessinée adulte, une ambition thématique et esthétique

Poussée par l’esprit libertaire de 68, une génération d’auteurs qui se sent trop à l’étroit dans les cadres imposés par la bande dessinée tournée vers le public jeune va favoriser l’émergence de la bande dessinée adulte. Souhaitant aborder des sujets politiques ou sociaux, des auteurs vont, en particulier par la voie des magazines, créer cette nouvelle forme de bande dessinée.

Gotlib, Bretécher, Mandryka, Druillet ou Moebius, autant d’auteurs qui revendiquent une liberté d’expression qu’un journal pourtant aussi éclectique et ouvert que l’était Pilote ne pouvait leur offrir. Ils vont donc fonder leurs propres magazines dans ces années 70 (qui deviendront pour certains des maisons d’édition). En quelques années, toute une nouvelle presse pour adultes fleurit : ce sera l’Echo des Savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial, A suivre.

Lors de son lancement en 1972, l’Echo des Savanes inaugurait la mode du magazine de bande dessinée adulte où, en toute liberté, les auteurs faisaient sauter les tabous de la bande dessinée francophone et parlaient de drogue, de sexe et de rock’n roll. Sa création a eu un impact important sur le monde de la bande dessinée franco-belge, sur les lecteurs qui ont trouvé une résonance à leurs préoccupations et sur les jeunes dessinateurs qui se sont formés à l’école du journal.

Parallèlement, Futuropolis va se positionner dans le paysage éditorial comme éditeur avant-gardiste. Fondé en 1972 par Étienne Robial et Florence Cestac, Futuropolis, initialement une des premières librairies spécialisées en bande dessinée, va rapidement éditer des fanzines et se consacrer à l’édition de bandes dessinées.

L’éditeur va se mettre en marge des pratiques courantes de l’édition francophone et des pressions commerciales dictées par les goûts (supposés) du public : il va favoriser les albums uniques, ne publiant jamais de séries, se singulariser par la publication de formats atypiques (30 x 40 cm, ou la collection X qui innove avec un format à l’italienne), des concepts éditoriaux originaux et nouveaux en France. L’éditeur va mettre le noir et blanc à l’honneur, pour des motivations esthétiques plutôt qu’économiques.

La maison d’édition se distinguera également par une double activité : celle de défricheur de jeunes talents et celle de (re)découvreur patrimonial, mettant en valeur l’héritage laissé par nombre de dessinateurs. Elle va rendre ainsi hommage aux grands dessinateurs oubliés (pas ou plus édités en France) avec la collection Copyright qui est la première à éditer en français les œuvres majeures de la bande dessinée internationale, en particulier de l'âge d'or américain (Agent secret X-9, Flash Gordon d’Alex Raymond, Batman de Bob Kane, Dick Tracy de Chester Gould, Superman de Joe Shester et Jerry Siegel, ou encore Krazy Kat de George Herriman).

Elle lance les jeunes talents d'alors : Edmond Baudoin, Jean-Christophe Menu, Götting, Stanislas, Petit-Roulet, Bilal... La maison révèle et soutient ainsi près de 200 créateurs, mettant en avant leurs noms propres plutôt que ceux de leurs personnages, pratique peu courante alors.

Futuropolis incarne la possibilité d’une autre bande dessinée, artistique tant par la forme que par le fond, et définit la bande dessinée comme un media pleinement adulte, c'est-à-dire un véritable moyen d’expression et non pas un simple moyen de divertissement. L’éditeur, pour éliminer les connotations péjoratives et enfantines liées aux expressions abrégées ou raccourcies « BD » ou « bédé », favorisera l’utilisation des expressions « bande dessinée » (écrite et dite en entier) et « livre de bande dessinée » plutôt qu’album, couramment employé (album renvoyant trop directement au livre illustré pour enfant). Cédé à Gallimard en 1994, dont il deviendra une collection, l’éditeur historique restera pour de nombreux auteurs et éditeurs de « la nouvelle vague » des années 1990 un modèle de référence.

Le roman graphique

Malgré le vent nouveau soufflé par Futuropolis, la bande dessinée de la fin des années 70 peine à s’affranchir des normes éditoriales qui prévalent toujours : séries consacrées aux sempiternels exploits des mêmes héros, albums cartonnés en couleurs à la pagination standardisée (46 ou 48 pages) qui empêchent toute ambition narrative.

En 1975, Casterman édite une bande dessinée en noir et blanc de plus de 170 pages : La ballade de la mer salée de Pratt qui, par son ampleur et ses qualités littéraires, la rapproche des grands romans d'aventures maritimes. Dans cette perspective, l’éditeur inaugure une collection intitulée Les Romans à Suivre tout à fait contraire aux tendances de l’édition où seront publiés Ici Même de Tardi et Forest, Silence de Comes, Alack Sinner ou Le Bar à Joe de Munoz et Sampayo, et crée en parallèle le mensuel A Suivre permettant de prépublier ces longs récits en chapitres. Jean-Paul Mougin, le rédacteur en chef, positionnera immédiatement l’identité de la revue dans une perspective romanesque de la bande dessinée et, en orientant les jeunes auteurs dans ce sens (Sokal ou Schuiten), forgera une forte personnalité à la revue.

Rapprocher la bande dessinée de la littérature en particulier du roman lui conférait une certaine légitimité et lui permettait de se libérer du lourd héritage de la bande dessinée enfantine. L’aspect artistique revendiqué passait à la fois par une ambition narrative (la longueur) et une revendication esthétique (à travers le noir et blanc et une conception du dessin comme une écriture et non comme une illustration). Cette dimension littéraire de la bande dessinée était un phénomène totalement neuf alors. Elle va attirer quelques éditeurs qui vont utiliser le vocable « roman » dans la dénomination de leurs collections de bandes dessinées. Flammarion aura ainsi sa collection Roman BD inaugurée par Maus en 1987, reprenant le format américain qui l’apparente à un livre de littérature générale et les Humanos créeront Roman Graphique où ne seront publiés que des titres uniques (sans rattachement à une série).

A travers ces collections, émerge le concept assez flou, voire fourre-tout, de « roman de bande dessinée » où sont tour à tour privilégiés le format (roman), la longueur ou la notion d’album unique, non intégré dans une série. L’idée prédominante est surtout de se démarquer de la bande dessinée enfantine en donnant à la bande dessinée une légitimité artistique ou intellectuelle.

La bande dessinée américaine

Le Comix et la bande dessinée underground

Aux Etats-Unis, dans les années 70, à travers les journaux étudiants et le réseau de la presse underground, apparaît le comix. Le comix avec un X final s’oppose au comic book, le support de prédilection aux Etats-Unis de la publication de bandes dessinées. Contrairement à notre album cartonné de bande dessinée, le comic book se présente sous la forme d’un fascicule souple, relié, de format plus réduit, d’une trentaine de pages encartées de publicités. Il est lié à un fonctionnement qui l’ancre dans le domaine de la presse plutôt que de l’édition des livres. Le comic book apparu dans les années 30 connaîtra ses heures de gloire pendant la guerre (premiers super héros) et reste toujours la référence en matière de publication de bande dessinée aux Etats-Unis. Soumis au Comic Code Authority mis en place en 1956, qui le contraint à une certaine auto censure, le comic book maintient la bande dessinée dans une certaine rigidité (bien que certains parviennent à le contourner aisément, comme la célèbre revue Mad d’Harvey Kurtzman).

Le comix qui naîtra et s’épanouira dans la presse connaîtra son heure de gloire pendant les années 70. Ces fascicules underground se révèleront politisés, antimilitaristes, satiriques, excessifs, outranciers et s’imposeront comme l’expression d’une génération qui refuse toute contrainte. Des auteurs comme Crumb, Gilbert Shelton ou Vaughn Bodé se livreront à toutes les expérimentations graphiques et narratives. En 1973, il existe environ 250 titres de ce genre appelé comix. Les thèmes principaux étaient l’humour, la pornographie, la SF, le surréalisme graphique, le féminisme…

Le mouvement disparaîtra avec la fin de l’élan contestataire mais aura permis l’émergence d’une bande dessinée résolument adulte et mis à l’honneur la notion d’auteur, complètement ignorée jusque là ; les comic books ayant toujours été le fruit d'un travail collectif, ce qui retardera considérablement l'émergence du statut d'auteurs (les pages n’étaient pas signées, les auteurs rarement mentionnés étaient des employés sans aucun droit…).

Le Graphic Novel ou l’anti comic book

A la suite de cette première tentative d’émancipation de la bande dessinée des contraintes du comic book, apparaît une autre tendance dans les années 80 qui, finalement va dans le même sens : le graphic novel (qui se rapproche dans une certaine mesure du roman graphique français).

La définition qu’on peut en donner est proche de celles du roman graphique et de la bande dessinée d’auteur. Elle désigne un récit en image débarrassé de certaines contraintes du comic book, en particulier le calibrage des pages et le découpage compartimenté des images, pour rejoindre une conception « romanesque » du livre de bande dessinée. L’ambition d’une pagination libre, avec un format plus proche du livre que du comic book, une division en chapitres, une libre combinaison de l’image et du texte, le choix assumé d’une esthétique du noir et blanc, une exploration des potentialités graphiques et narratives de la bande dessinée en sont les composantes essentielles.

Les historiens attribuent à Will Eisner la popularisation de l'expression avec la publication en 1978 de son récit A Contract with God. Dans cet album composé de quatre nouvelles sombres se déroulant dans un vieil immeuble du Bronx où Eisner vécut son enfance pendant la Grande Dépression, l’auteur inaugure une conception de la page où image et texte s'entrelacent de façon très libre et où le compartimentage des cases disparaît au profit de cadres naturels : les façades, une porte, une fenêtre constituent des cadres spontanés. Se servant ainsi du décor urbain pour structurer sa planche, Eisner pousse son dessin vers le caricatural et le théâtral, exhibant sa mise en scène. Le choix du noir et blanc, la mise en page particulière, le parti pris de la nouvelle, la nouveauté du thème où l’immeuble d’une ville tient le rôle du personnage central, les éléments semi-autobiographiques, autant de caractéristiques novatrices qui feront de ce premier roman graphique un album fondateur qui aura un retentissement important, provoquant une prise de conscience des possibilités narratives de la bande dessinée.

Eisner est également un des premiers auteurs à évoquer l’immigration des populations juives aux Etats-Unis. Avec ce travail de pionnier, il va inciter et influencer de nombreux dessinateurs, en particulier Art Spiegelman, à engager un travail autour de la mémoire, thème qui sera central dans le graphic novel au cours des 25 années suivantes.

En 1980, Spiegelman apporte sa pièce à l’édifice du graphic novel en créant Raw, un luxueux magazine grand format où il publie son prestigieux Maus mais aussi un florilège de récits et d’illustrations conçus par l’avant-garde internationale (Swarte, Tardi, Bilal ou Munoz) et par tous ceux qui allaient former la « nouvelle vague » américaine : Charles Burns, Ben Katchor, Chris Ware… Il va s'imposer ainsi comme le leader d'une nouvelle génération d'auteurs qui créent loin des canons du comic book.

En tant qu’auteur de Maus, récit autobiographique d'un fils de déportés aux prises avec les souvenirs de son père, qui bénéficiera d’un retentissement considérable (primé par le fameux prix Pulitzer), Spiegelman ouvre la voie à l’exploration de l’intimité des personnages.

Bon nombre d’auteurs (Daniel Clowes, Chris Ware) vont alors nourrir leurs créations d’éléments autobiographiques, démarche peu pratiquée jusqu’alors en bande dessinée. Peu à peu, un nouveau public s’intéresse à cette bande dessinée, qui entre ainsi dans les bibliothèques et les librairies généralistes.

Au niveau graphique, Art Spiegelman incite les auteurs à bannir les effets spectaculaires et à pratiquer la sobriété, tout en expérimentant les ressources et les potentialités propres à la bande dessinée (Mazzuchelli qui adapte Cité de verre de Paul Auster traduit les monologues internes des personnages par l’utilisation de pictogrammes ou d’images métaphoriques, Chester Brown explore la narration muette avec Underwater…).

Toute l’édition américaine dite « indépendante », avec en figure de proue des éditeurs comme Fantagraphics et Drawn and Quaterly, va prospérer sur cette notion de graphic novel et de bande dessinée d’auteur.

La bande dessinée alternative ou « la nouvelle bande dessinée »

En France, si dans les années 60 et 70 une première politique d’auteurs a été inaugurée, on peut dire que les années 80 vont plutôt développer une stratégie des séries, des héros, des genres et de l’album standard. Lié au contexte de récession du marché de la bande dessinée, les éditeurs se replient sur des valeurs sûres, celles qui ont fait leurs preuves, ne produisant que des albums recyclés, privilégiant un style de dessin codifié (ligne claire) ou imitant les graphismes en vogue (Juillard, Bourgeon), s’accrochant aux genres prisés par le grand public (humour, récit historique, héroïc fantasy).

Or, plus progressent la production des séries et la standardisation des albums, plus régressent l'émergence de personnalités d'auteurs et de nouvelles façons de concevoir la bande dessinée.

Cet état de fait ne laissait pas beaucoup d'espoir de publication aux jeunes dessinateurs et surtout à ceux qui espéraient imposer un ton, un style ou un contenu original. Ces auteurs dont certains avaient l’expérience du fanzinat vont se regrouper et créer leurs propres structures éditoriales. C’est ainsi que dans les années 90, cette édition alternative va connaître un développement phénoménal, donnant naissance à ce que certains ont appelé la « nouvelle vague » ou la « nouvelle bande dessinée francophone ». Dans le prolongement du travail effectué dans les années 70 avec l’apparition de la bande dessinée adulte, l’aventure de Futuropolis et le courant du roman graphique, de jeunes auteurs et éditeurs veulent proposer une bande dessinée différente, plus ouverte à l’expérimentation tant graphique que narrative. Le nouveau combat semble plutôt d’ordre artistique, il s’attaque à la forme à la fois physique et narrative de la bande dessinée plus qu’au fond, bien qu’il conduise à un renouvellement considérable des thématiques. Refusant les normes narratives éditoriales en vigueur, l’édition alternative se positionne d’emblée contre les méthodes, les objectifs et les principes qui gouvernent l’édition industrielle. Elle veut se mettre au service d’un auteur et de son œuvre, adaptant le support livre à la singularité de chaque projet, sans norme préétablie.

Ces éditeurs qui sont souvent aussi auteurs renouent avec ce qu’on pourrait appeler l’amour du livre en tant qu’objet, le plaisir de sa conception, la recherche d’un format adapté, d’un papier particulier, d’une couverture spécifique, l’envie de toucher des petits groupes de lecteurs aux goûts différents et non pas un groupe plus important au goût uniformisé. Et à travers ce travail, se dégage la volonté quasi militante d’affirmer la valeur et la diversité de la bande dessinée.

Cette réhabilitation de la bande dessinée an tant qu’art s’exprime dans la capacité de ces nouveaux auteurs de tisser des liens avec les autres arts. Ils sortent ainsi la bande dessinée de son vase clos et ils la recentrent au sein d’activités artistiques, en particulier la littérature et les arts plastiques, et des enjeux de l’art en général. Sous forme d’hommage, de clins d’œil, de parodie, d’adaptation de grandes œuvres littéraires ou en recherchant d’autres pratiques graphiques, la bande dessinée se laisse traverser par d’autres univers artistiques. Amok fédèrera ainsi, par exemple, autour de sa revue Le Cheval sans tête les chercheurs graphiques du monde entier, dynamisant leurs initiatives les plus originales. L’Oubapo, l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle cherchera, à la manière de l'Oulipo, à étendre les possibilités du langage de la bande dessinée par l’utilisation de contraintes artistiques volontaires.

Les auteurs de ce mouvement alternatif revendiquent une démarche de renouvellement graphique, le désir de ne pas se trouver enfermé dans un style comme certains ancien maîtres ont pu s’y trouver piégés. Le dessin doit pouvoir changer, évoluer, vieillir avec son auteur pour éviter tout dessèchement ou fixité du trait. Nombreux sont ces auteurs qui exercent une vigilance vis à vis de leur propre dessin pour rester aventureux, découvrir de nouvelles techniques, se renouveler d’un album à l’autre en fonction du récit (G. Delisle, Blain, Guibert…) voire même à l’intérieur d’un album (Sfar).

Les expériences narratives vont se multiplier : le bande dessinée minimaliste ou encore la bande dessinée muette qui exhibe le fonctionnement du langage de la bande dessinée montrent à quel point cette forme d’écriture qui utilise toutes les richesses des images et de leurs juxtapositions sollicite une lecture attentive et participative du lecteur.

L’édition alternative en introduisant cette variété dans l’ancien système clos de l’édition de bande dessinée va en quelques années totalement la métamorphoser. Physiquement, les formats se trouvent multipliés (du minuscule à l’immense), la pagination n’est plus calibrée (les albums peuvent varier de 10 à 1000 pages) ; graphiquement, les styles sont complètement diversifiés, de la « ligne crade » au minimalisme en passant toujours par la ligne claire, des techniques mises en avant (lavis, gravure sur bois, mise en couleurs directes, collages graphiques…). Quant aux thématiques, des genres quasiment inexplorés sont à présent travaillés (bande dessinée de reportage).

L’édition « commerciale » de bande dessinée devant le succès inopiné de cette bande dessinée alternative (Persépolis est un des exemples les plus marquants) et l’intérêt d’un certain public va s’emparer de ces expressions de « label indépendant » comme de « roman graphique » pour transformer ce qui était au départ une démarche en une notion de genre ou de style. La « nouvelle bande dessinée » devient un segment du marché comme un autre, à saisir, elle est ainsi recyclée sans vergogne ces dernières années par les grands éditeurs pour devenir un nouveau concept marketing. Chacun veut sa collection « indé », copiant les concepts ou les formats des éditeurs indépendants. D’où une certaine perte de repères et une crise ouverte. Les indépendants reprochent à l’édition dominante de copier leurs livres sans avoir une vraie démarche d’innovation et de respect de l’œuvre. Ce conflit renvoie d’une certaine façon à la finalité du métier d'éditeur. Les "gros éditeurs" se calent sur le marché, évaluent l'état de la demande et recherchent l'optimisation des ventes et des recettes. Les indépendant recherchent la maximisation de l'apport du livre à la bande dessinée selon leurs propres critères, esthétiques plutôt qu’économiques.

Le triomphe du manga

On ne pourrait finir ce rapide tour d’horizon des grands mouvements de la bande dessinée sans parler de l’extraordinaire importance du phénomène manga, en France comme dans le monde entier. Premier producteur au monde de bande dessinée, le Japon présente une création extrêmement diversifiée qui est une source d’inspiration importante pour tout le secteur des loisirs et des media nippons.

Introduit en France par le biais des dessins animés télévisés, le manga n’est arrivé que tardivement sous sa forme papier. Mais en quelques années, il a complètement séduit des milliers d’adolescents qu’il a su pour la plupart amener ou ramener vers la lecture. Après avoir été violemment décrié, c’est sûrement un de ses plus grands mérites ! Ce succès se traduit par des ventes importantes : une bande dessinée sur trois vendues en France est un manga. L’ampleur de ses récits conçus en feuilletons et centrés sur des personnages, le noir et blanc incontournable, l’extraordinaire multiplicité des thématiques et des sujets abordés, mais surtout ses codes graphiques et narratifs très spécifiques ont complètement bouleversé nos habitudes de lecture.

Son influence, liée au formidable enjeu économique qu’il représente sur le marché de la bande dessinée en France, est visible dans la volonté actuelle d’auteurs et d’éditeurs de faire du « manga français » ou de « l’euromanga ». Un manga qui aurait le goût et l’apparence d’un manga mais qui serait conçu et réalisé en France par des auteurs français. Tant il est vrai que pour certains, il n’est plus possible de concevoir désormais la bande dessinée sans prendre en compte certaines techniques ou thématiques inaugurées par le manga.

Article paru dans Le Français Aujourd'hui, avril 2008


6 commentaires:

  1. Je trouve, pour ma part, que cet article est très intéressant, bien documenté, et que ce n'est pas du "charabia" mais un texte très bien rédigé. Merci !

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  2. de même très constructif, merci pour ces informations qui nous offre une bonne synthèse des ces évolutions de style. Très bien écris. merci

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  3. super site!
    Il m'a beaucoup aidé!!

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  4. Merci pour cet article très clair à travers lequel on apprend beaucoup de choses ! Une brillante synthèse. Merci !

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  5. Intéressante rapide histoire de la bande dessinée, toutefois ce n'est pas Franquin qui a créé Spirou, mais Rob-Vel !

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  6. Je vous remercie énormément. Je fais un cours pour l'école sur la BD et votre article m'ai aidé a comprendre et organiser mieux le contenu de mon cours. M E R C I !

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