Zoom sur un auteur coréen hors norme : Kun-woong PARK

Le travail étonnant et remarquable tant au niveau historique que graphique du jeune auteur coréen Park Kun-woong mérite qu’on s’y attarde un peu et qu’on s’y intéresse vraiment !
Deux de ses titres sont publiés en France ; non seulement ils démontrent une grande maturité de la part d’un si jeune auteur mais sont véritablement importants en termes de repères dans le panorama éditorial de la bande dessinée actuelle. Ces titres qui ont pour objectif avoué de mettre au grand jour des évènements de l’histoire moderne de la Corée proposent un traitement graphique et narratif vraiment remarquable.
Massacre au pont de No Gun Ri, imposant recueil de 610 pages en noir et blanc est paru en 2006 chez Vertige Graphic, intéressante maison d’édition alternative (à qui l’on doit aussi la publication du fameux Gen d’Hiroshima).
Le récit débute avec l’entrée en guerre de la Corée durant l’été 1950. Les troupes nord-coréennes communistes en franchissant le 38ème parallèle envahissent la Corée du Sud, repoussant l’armée et jetant des nombreux civils sur les routes. Dans le premier moment du récit, on va suivre une famille, celle du narrateur, Eun-Yong qui réside près de Séoul avec sa femme et ses deux jeunes enfants. Contraints comme tant d’autres à fuir l’avancée nord-coréenne, ils rejoignent sur la route frère, grands-parents, cousins. Encadré par l’armée américaine estimée tout puissante et protectrice, les colonnes de réfugiés ne croient à leur salut qu’au Sud, épargné par les combats.
Peu à peu, à l’angoisse de la guerre et de l’inconnu s’ajoute une désillusion croissante à l’égard des soldats américains aux comportements contradictoires, persuadés que des soldats nord-coréens ont infiltré les réfugiés.
Poussé par le grand-père, Eun-Yong se sépare de la famille pour tenter de la précéder plus rapidement dans cette fuite éperdue. Il part seul, empli de culpabilité. Et la famille qui progresse plus lentement avec les autres réfugiés va rester bloquée à No Gun Ri et y vivre l’enfer.

C’est ce que raconte l’essentiel du livre, ces 6 jours passés sous un pont, près de ce hameau de No Gun Ri, à une centaine de kilomètres au Sud Est de Séoul. Après qu’une attaque américaine ait bombardé les colonnes de réfugiés, tuant des centaines de civils, les survivants paniqués tentent de s’abriter sous un pont. Les soldats du 7ème régiment de Cavalerie des Etats-Unis se placent près des ouvertures du pont et encerclent le lieu, tapis dans les hauteurs avoisinantes.

Ils vont mitrailler sans relâche les civils réfugiés sous les arches du pont. Tout en s’attachant aux membres de la famille que nous suivons, ce récit autobiographique donne la parole à plusieurs autres personnes ayant réellement vécu ces évènements.
Le lecteur vit le massacre, l’attente interminable et angoissante à travers les témoignages de ces personnes survivantes et la lecture n’en est que plus insoutenable. Ceux situés aux ouvertures du tunnel seront décimés, les survivants tenteront de faire des remparts avec les cadavres pour se protéger. Certains essaieront de sortir pour s’échapper ou pour trouver de l’eau potable mais seront abattus dès les premiers mètres parcourus… Ce sont les troupes nord coréennes qui plus tard découvriront les corps entassés dans le tunnel et avanceront le chiffre de 400 tués.

En relatant l’histoire de cette famille déchirée, confrontée à la fuite, à la peur et à l’horreur de la guerre, les auteurs accomplissent un travail historique et un devoir de mémoire. Car ce massacre, malgré les demandes d’enquête auprès de l’armée américaine, n’est pas encore reconnu officiellement par les Etats-Unis (cf. note 1).
Ce récit en bande dessinée adapte le roman autobiographique publié en 1994 en Corée de Chung Eun-uong (né en 1923), président d’un comité de défense des victimes du massacre. On sent que l’auteur en donnant également la parole aux survivants veut faire œuvre de témoignage, décrire une réalité cachée, niée, refusée longtemps par son propre gouvernement et montrer comment l’humanité peut promptement abandonner chacun de nous, bourreaux comme victimes, soumis à l’épreuve de la peur.

Quant au dessinateur, Park (né en 1972), il fait partie de cette jeune génération d’auteurs coréens de manwhas qui s’intéresse à l’histoire de son pays et à ses luttes fratricides.
Son trait évolue selon le récit. Evoquant l’estampe au lavis, stylisé, vaporeux, rond, naïf pour décrire les paysages bucoliques ou les scènes familiales légères, il devient expressif, charbonneux, dur, comme incontrôlé, quasiment illisible au fur et à mesure que progresse l’horreur.
La lecture de cette œuvre est assurément difficile et éprouvante, tant les propos des victimes sont d’une force sans égale et le procédé d’identification efficace et douloureux. Elle entraîne le lecteur à vivre l’enfer de ces personnes abandonnées, désorientées car attaqués par ceux là mêmes qui devaient les protéger. Mais elle atteint indéniablement son objectif d’informer, de témoigner et de rendre sensible l’amoralité de la guerre. Un second volume a été annoncé chez l’éditeur qui devait nous faire partager l’après guerre du narrateur.

Le second titre de Park intitulé Fleur, développé en trois volumes eux aussi d’imposante épaisseur – au total plus de 1000 pages – décrira l’histoire et le déchirement de la Corée à travers le récit de la vie d’un personnage, dans un style graphique différent du titre précédent.
Le premier tome entièrement muet s’ouvre sur des pages en noir et blanc. Dans une cellule, un vieux prisonnier torturé, à bout de forces, est sur le point de mourir. Il sombre dans l’inconscience et les souvenirs affleurent, en couleurs. On découvre Jaeng-tcho, enfant dans son village d’une province du Sud de la Corée, dans les années 40. Il se réfugie souvent sous un arbre avec celle qu’il aime, Dalley. Mais l’auteur ne consacre que peu de pages à l’évocation de l’insouciance et des bonheurs de l’enfance.
La Corée vit difficilement l’occupation japonaise à laquelle elle est soumise depuis 1910. L’empire japonais qui interdit langue et écrit coréens tient le pays dans une main de fer. Jaeng-tcho a bravé l’interdit en tenant un petit carnet d’écriture coréenne, qui conduira un jeune étudiant avec qui il était lié à la décapitation publique. Le ton est donné. S’ensuit un parcours difficile pour Jaeng-tcho qui sera interné dans les camps de travaux forcés en Mandchourie.
A la proclamation de la libération de la Corée, il revient dans son village natal pour découvrir que Dalley dont il a toujours été amoureux se marie avec un ancien ami, qui a collaboré avec l’armée japonaise. Puis, Jaeng-tcho accusé d’avoir tué le chef de village, sera torturé alors que tous les habitants seront exécutés par l’armée sud-coréenne, persuadée que le village abrite une base communiste. Dalley, seule parviendra à s’échapper. La guerre de Corée débute. Partisans du Nord et troupes du Sud se déchirent dans une lutte fratricide. Jaeng-tcho qui parvient à fuir les soldats du Sud se retrouve nez à nez avec un groupe de partisans communistes. Reconnaissant le chef de cette bande clandestine, Do-wha, un homme aux cheveux roux qui fut prisonnier avec lui en Mandchourie, il intègre le groupe.
C’est à partir de cette rencontre que le texte va apparaître dans la bande dessinée (nous sommes au volume 2). On suivra ce petit groupe composé de personnages hétéroclites, aux motivations diverses : deux enfants rescapés des massacres commis par les sud-coréens, un peintre barbu (qui ressemble étrangement au Capitaine de la série Pim Pam Poum !) dénoncé comme communiste pour avoir fait figurer du rouge dans ses toiles, Dal-shik le responsable de l’idéologie du groupe…
L'hiver est rude dans les montagnes, les combattants succombent tour à tour, les uns aux assauts des troupes sud-coréennes, les autres à la neige qui les paralyse. Capturé par les soldats du sud, Jaeng-tcho reste fidèle à son groupe, plus par refus de la violence des soldats du Sud que par adhésion à l'idéologie communiste. Le retour au temps présent du narrateur, puisque le récit est construit en un long flash back, se marquera par le retour du noir et blanc.
L’auteur a consacré cinq années d’un travail acharné pour réaliser cette œuvre puissante. Son graphisme très particulier s’apparente parfois (dans les premières pages) à la gravure sur bois et rend hommage à cet art traditionnel coréen. Le trait est épais, avec de larges cernes noires, rappelant la calligraphie comme l’expressionisme.
Quand il utilise la couleur (dans l’essentiel des volumes), ses images se réfèrent explicitement à l’impressionnisme et particulièrement à Van Gogh. Des magnifiques pages muettes du premier volume, composées comme autant de peintures, émanent une poésie et une force d’évocation dense et captivante.
Il est vrai que le premier volume de par son absence de texte est d’un accès difficile. Pour une fois, il sera indispensable de lire la préface du journaliste Michel Temman qui donnera les clés historiques indispensables à la compréhension du volume. Comme le souligne le professeur Shin Yeong-bok (préface du deuxième volume), « Fleur impose une lecture très créative, obligeant à relire l’histoire pour en recomposer la trame. Le lecteur ne peut donc pas parcourir ce livre l’esprit détaché, allongé confortablement sur un canapé. Et cette lecture créative est à son paroxysme dans le premier tome, vide de tout dialogue et de tout texte ».
Une autre personnalité, Sung Wan-Kyung, analyste et historien de la bande dessinée et des arts visuels qui signe la préface du troisième volume explique l’importance de la publication de Fleur en Corée. Face à une production axée sur la légèreté et le divertissement, Fleur apparaît comme un ovni dans le monde du manwha. De par son approche narrative et graphique expérimentales, le titre constitue un repère dans l’histoire moderne de la création visuelle, qui dépasse le cadre de la bande dessinée. Il souligne combien l’œuvre d’un si jeune auteur qui met ses talents graphiques incontestables au service de l’approfondissement par la fiction de l’histoire coréenne, jusque là réservée à la littérature, permettra de faire évoluer les mentalités en Corée du Sud et donnera à réfléchir sur certains faits historiques.
Témoigner de l’histoire de la Corée par ce biais, celui du témoignage d’un homme qui a rejoint les partisans et refusé l’idéologie du Sud est une chose difficile à concevoir voire impensable encore dans la Corée du Sud d’aujourd’hui. Ce récit qui s’attache à l’espoir à travers le symbole de la fleur, comme celle qui a surmonté toutes les souffrances pour voir le printemps, est une œuvre forte, hors du commun qui réunit vigueur narrative, puissance graphique et intensité émotionnelle.

Note 1 : Durant 50 ans, l’histoire de No Gun Ri fut tenue secrète par le gouvernement sud-coréen lui même, les plaintes n’ont été examinées qu’en 1990. 50 après les circonstances, l’existence même des faits sont âprement discutés. Pourquoi ce carnage ? Pourquoi ces soldats américains censés protéger cette population civile a fait feu et exterminé ces hommes, femmes, enfants ? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre les travaux de l’Associated Press en s’appuyant sur les témoignages d’une douzaine de GI’s et des familles de survivants. Des dossiers sur Internet en présentent une synthèse.
http://www.korea-is-one.org; http://www.checkpoint-online.ch)



Park, Kun-woong et Chung, Eun-yon. - Massacre au pont de No Gin Ri. – Vertige Graphic, 2006. – 611 p. : ill. en noir et blanc ; 24 cm. - ISBN 978-84999-041-4 : 29 euros

Park, Kun-woong. - Fleur. – Casterman, 2006. – 412 p. : ill. en coul. ; 24 cm. - (Ecritures). – ISBN 2-203-39645-8 : 22,95 euros
Série complète en trois volumes.

1 commentaire:

  1. Félicitation pour votre article ! Votre analyse et vos remarques sont des plus judicieuses et appropriées au sujet de cet auteur et de ces manhwas ! Bonne continuation !

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