Rencontre autour de S'enfuir avec Christophe André et Guy Delisle
organisée par la Librairie Bulle, Le Mans, le 7 octobre 2016
dans le cadre de la 25ème Heure du Livre
Interview et retranscription Agnès Deyzieux


AD Guy Delisle, vous êtes bien connu pour vos récits de voyage, Shenzen, Pyongyang, Chroniques birmanes ou Chroniques de Jérusalem où vous avez relaté, souvent avec humour, votre quotidien dans ces pays où vous avez travaillé ou habité. Aujourd'hui, avec cet album, il n'est pas question de voyage mais presque de son envers exact puisque le lecteur va rester enfermé pendant 428 pages avec Christophe André, retenu lui, comme otage, pendant 111 jours. Pourquoi avoir voulu raconter l’histoire de la captivité de Christophe André ? Qu’est-ce qui vous a interpellé dans cette histoire ?
GD : J'avais lu l'histoire de Christophe dans le journal comme beaucoup de gens, elle m'a beaucoup impressionné. Les histoires de gens kidnappés m'ont toujours fasciné. Quand j'étais jeune, je me rappelle avoir écouté le baron Empain qui racontait son kidnapping. Face à quelqu'un qui est privé de liberté, je me sens concerné, j'éprouve de l'empathie. Je me dis, moi qu'est-ce que je ferai à sa place ? Comme dans les films de prisonniers, on se demande toujours s'ils vont arriver à s'évader ! Ensuite, j'ai eu la chance de rencontrer Christophe André, par le biais de ma compagne qui travaille dans l'humanitaire. Un jour, j'étais avec une amie qui a dit : Christophe va venir manger avec nous. Je l'ai rencontré lors de ce repas. Connaissant son histoire, j'avais envie de lui poser plein de questions. C'était en 2001. J'ai été étonné de voir que Christophe se livrait assez facilement. Je pensais que quelqu'un qui a vécu un kidnapping n'a pas forcément envie d'en parler. 
Cela peut être un traumatisme, on le perçoit souvent comme cela. Avec Christophe, c'était passionnant parce qu'il n'était pas avare en détails. Vu le déroulement et la fin de son histoire, c'était fascinant. J'ai croisé beaucoup de gens qui travaillent dans l'humanitaire et ils ont souvent vécu plein d'aventures, dans des endroits où aucun touriste ne va, dans des situations dangereuses ou rocambolesques. Je dois dire que celle de Christophe est celle qui me paraissait la plus spectaculaire et aussi celle avec laquelle j'avais énormément d'empathie. Je me rappelle d'un gars dans l'humanitaire qui me racontait qu'il fumait de l'opium avec le traducteur du Dalaï-lama dans les hautes montagnes du Bhoutan, je trouve cela extrêmement exotique mais c'est sûr que cela ne m'arrivera jamais et je ne me sens pas vraiment concerné ! Alors que ce que Christophe me racontait me renvoyait toujours à : qu'est ce que je ferai, moi ? Dès ce repas là, j'ai dit à Christophe : il faudrait qu'on fasse une bande dessinée avec ça un jour ! Il était partant dès le début.


AD Christophe André, est-ce que vous connaissiez les bandes dessinées de Guy Delisle ? Comment êtes-vous arrivé à lui raconter cet épisode de votre vie ?
CA Oui, je connaissais le travail de Guy. A l'époque, il avait fait Shenzen qui m'avait beaucoup plu. Comme on avait été mis en contact par une amie, cela a permis de se faire confiance et de sympathiser dès le début. Le projet me plaisait. Ce n'était pas tant de mettre le récit en bande dessinée qui était intéressant pour moi. C'était la personnalité de Guy, la manière dont il racontait ses histoires. Le projet n'a pas été décidé ce jour là, ça a pris 15 ans pour réaliser tout cela ! Entre-temps, il y a eu Pyongyang, Chroniques Birmanes. Je me rendais compte que si c'était avec un auteur de bande dessinée que je devais le faire, ce serait avec lui. L'idée était de raconter une histoire certes tragique mais qui se termine bien. Je n'avais pas envie de le raconter sous une forme triste, j'avais envie de faire passer un message agréable et qu'il y ait des moments qui fassent sourire le lecteur. Le style de Guy avec son humour décalé me plaisait beaucoup.
AD Guy, pourquoi avoir tant tardé finalement à raconter cette histoire? Vous aviez d'autres projets à mener avant ?
GD Oui, cela a été long. Je mentionne déjà dans Shenzen l'histoire de Christophe, c'est d'ailleurs pour cela qu'il y avait eu ce repas où on s'était rencontre à MSF. On s'est recroisé par la suite car ma compagne travaillait sous les ordres de Christophe pendant quelques années !
J'ai d'abord réalisé une première version que j'ai soumise à Dargaud qui était enthousiaste. J'ai fait une quinzaine de pages, très axées sur l'action, assez classiques. Puis, je suis allé travailler dans le dessin animé et en revenant de mission de superviseur de dessin animé, je revois ces pages et j'ai trouvé que cela ne correspondait pas. Ce n'était pas le bon angle. Je me suis dit : bon, je fais ma bande dessinée sur la Corée du Nord et je reprendrai cela après. Et voilà, il y avait toujours un autre projet. Parler de l'histoire de quelqu'un d'autre, c'était très différent de ce que j'avais l'habitude de faire. En plus, faire le récit d'un court moment de vie, de trois mois ici et non pas un biopic, me demandait de travailler différemment sur le temps qui passe. Il y  avait des obstacles. Faire parler quelqu'un d'autre était aussi nouveau. Quand je me mets en scène dans des situations pas très glorieuses, je peux vivre avec cela, ça ne me dérange pas ! J'étais bloqué par cette idée de faire parler quelqu'un d'autre.
J'ai fait ensuite une deuxième version où j'ai écrit tout le développé du récit en texte et en dessins très rapides que je n'ai pas utilisé. Et celle-là, en quelque sorte, c'est la troisième version ! Et quand je la regarde, je suis au final ravi de ne pas l'avoir traitée comme je voulais le faire au début parce qu'elle correspond bien mieux à l'image que je m'en faisais mais qui était trop floue au départ.

AD Guy, comment avez-vous travaillé avec Christophe? L’avez-vous vu plusieurs fois au cours de l'élaboration du livre ?
GD Il y a eu plusieurs étapes. Au début, au cours de ce fameux repas, j'avais pris trois notes pensant que ça se ferait très facilement. Mais je m'aperçois très vite que je n'ai pas assez de précisions ! Donc, je me suis dit qu'il fallait qu'on parle ensemble et que je l'enregistre ! Un truc auquel j'aurais dû penser dès le début ! On a donc fait ça en 2003. Il y avait aussi un document qu'avait gardé l'ONG pour garder une trace de cette expérience. J'avais donc ce document papier et cet enregistrement sonore.

AD Comment s’est passée votre collaboration ? Y- t- il eu des tensions ou des désaccords entre vous ?
CA La façon dont on a travaillé peut se résumer ainsi : je te raconte l'histoire, tu la mets en dessin et après, on échange ensemble pour savoir si cela fonctionne et si c'est fidèle. On a mis quinze ans à démarrer mais à un moment donné, j'ai vraiment senti, quand Guy m'envoyait les pages, qu’il s’était approprié l'histoire suffisamment pour la dérouler. On a eu finalement beaucoup d'échanges pour régler des points de détails. Mais pour la trame générale, Guy l'a déroulée du début jusqu'à la fin, avec une fidélité impressionnante.
Je n'ai jamais eu d'inquiétude sur le fait que Guy réaliserait quelque chose de bien. Et j'en ai eu la confirmation à un moment, quand j'ai reçu une série de planches. C'est le moment où les ravisseurs ont oublié de me rattacher et j'ai vécu pendant une nuit, dans une pièce cadenassée et volets fermés, un grand moment de liberté. Guy me campe les mains sur les hanches, m'exclamant : mais ils m'ont oublié ! À ce moment là, j'ai éclaté de rire et je me suis dit, c'est bon, je n'ai plus besoin d'être là, il a compris, il est dedans, il s'est appropriée cette histoire !

GD Oui, il y a eu de petits réajustements. Je peux citer cette scène que Christophe m'a fait redessiner. C'est le moment où il s'imagine casser la gueule du jeune gardien et partir en courant. Mais il y a cette jeune femme qui est dans l'encadrement de la porte. J'avais dessiné Christophe poussant la femme en arrière pour pouvoir s’enfuir. Christophe m’a repris sur ce dessin en me disant même dans un cas comme ça, il ne pousserait pas une dame. Alors j’ai redessiné différemment. C’est drôle, même en imagination Christophe ne se voyait pas pousser une dame pour sortir !
AD Christophe, le début de l'album raconte votre enlèvement en 1997, alors que vous travailliez pour une ONG basée en Ingouchie. Etes-vous parti pour cette mission avec des craintes particulières ? Quel est votre état d'esprit au moment où survient cet enlèvement ?

CA L'ONG en question, c'était Médecins sans frontière. Et c'était ma première mission. Je suis arrivé fin février, début mars dans le Caucase. Deux mois auparavant, je travaillais comme contrôleur de gestion à Paris, je faisais comme tout le monde, prenais le métro tous les jours, j'avais ma petite vie parisienne ! MSF m'a envoyé dans cette première mission pour en gérer les aspects administratifs et financiers. Je découvrais donc comment fonctionnait une ONG.

Le contexte en 1997, c'était la fin de la première guerre de Tchétchénie. Les accords de paix ont obligé les Russes à retirer leurs troupes de Tchétchénie. Dans le Caucase, vous avez plusieurs républiques. La Tchétchénie était la seule république qui n'était plus occupée par l'armée et l'administration russes. Mais avec une stabilité politique à peu près inexistante. C'est un pays qui fonctionne avec des clans, il n'y a pas d'état de droit. Ce qui fait la loi, ce sont les rapports de force entre les différents clans. Et dans ce contexte très instable, il y avait un développement assez important d'enlèvements qui ne sont pas une nouveauté dans la région. Cela fonctionne comme ça depuis très longtemps, les tchétchènes se kidnappant d'ailleurs beaucoup entre eux. Avec cet aspect supplémentaire que les Russes avaient tout intérêt à déstabiliser cette petite république qui cherchait son indépendance, un jeu très trouble à la fois des russes et des tchétchènes. 

Nous, à l'intérieur de MSF, on sentait monter l'insécurité puisque les kidnappings dépassaient le cadre de la Tchétchénie et débordaient sur les républiques voisines, c'est à dire que les groupes mafieux tchétchènes allaient chercher des occidentaux à l'extérieur de la Tchétchénie pour les ramener ensuite dans un environnement plus sûr pour eux à l'intérieur de la Tchétchénie. Donc, dans ce climat d'insécurité montante, à peine arrivé être arrivé à MSF, j'ai été très impliqué dans la sécurité des expatriés. Cette insécurité croissante nous a rattrapés plus rapidement que l'on ne le pensait et en juillet, c'est le moment où je vais être kidnappé. Ce qui a été le point de départ de toutes les ONG de la région qui ont mis leur personnel à l'abri. Aujourd'hui encore, les ONG travaillent avec du personnel local, soit ingouche, soit russe mais avec peu d'expatriés occidentaux car les risques restent importants pour eux.
AD Au début, vous ne pensez pas être enlevé, vous pensez qu'ils viennent juste récupérer les clés du coffre ?
CA Oui, on essaie de se rassurer ! La nuit de l'enlèvement, après les premières minutes, je me suis dit : c'est un braquage. Ils viennent pour récupérer les payes du personnel local. En général, on paye les salaires en liquide car il n'existe pas de possibilité de faire des virements. On a de l'argent dans des coffres, et au moment de la paye, ça peut représenter des sommes importantes. Ce jour-là était la veille du jour de paye. Cela correspondait à cette logique là, c'est pour cela que je me suis dit qu'ils venaient pour le coffre ! Mais j'ai rapidement compris que ce n'était pas le coffre qui les intéressait mais qu'il s'agissait de bien d'autre chose... 
AD Vous allez être enfermé dans un premier appartement puis transféré dans un second, dans une pièce vide où il n’y a aucun meuble, juste un matelas et un radiateur où vous êtes menotté. Et les jours vont commencer à passer. Il semble que vous ayez une mémoire incroyable, car vous gardez un souvenir très précis des micro-événements que vous avez vécu durant votre captivité. Dans la bande dessinée, pour le 9ème jour, vous dites, je vous cite : "un peu de bouillon renversé et une cigarette : voilà les deux événements marquants de ma journée. Comment avez-vous pu garder une telle précision de chacun de ces jours ?
GD Je peux donner déjà quelques éléments de réponse et qui concerne la façon dont on a travaillé ensemble. Christophe m'a donné beaucoup d'anecdotes que j'ai enregistrées. Il y avait des dates précises, des évènements dont on connaissait les dates qu'on a pu classer. Et ensuite, un paquet d'anecdotes qui étaient plus floues dans le temps, même si on savait que tel évènement est dans cette semaine là, plutôt au début ou à la fin. Donc, j'ai replacé ainsi les anecdotes dans une chronologie probable. Après, comme la bande dessinée se déroule jour après jour, on peut avoir cette impression de précision. Mais on n'est pas loin d'une certaine vérité.
Ce qui est terrible quand on fait de la bande dessinée, c'est qu'on a besoin de détails. Je lui demandais : comment était la pièce ? Avec des briques ? J'espérais qu'il y ait quelque chose ! Graphiquement, je n'avais rien pour m'accrocher ou presque. Ou alors, il avait quel âge, Thénardier ? A quoi il ressemblait ? Il était habillé comment ? Comment était le plateau où ils amenaient la nourriture ? Et sur le bol, il y avait des décorations ?  
Je me rappelle que Joe Sacco disait cela dans une entrevue, il pose des questions sur les détails parce qu'il va dessiner ensuite son reportage. Christophe m'a dessiné des croquis de la pièce, vue d'en haut pour la position du lit. Heureusement que j’avais ça, la position du lit, parce qu’après je vais le dessiner pendant 300 pages !

CA Oui, c'est vrai que la mémoire s'estompe avec les années. Mais on a eu de la chance car quand je suis rentré à Paris dans les mois qui ont suivi à MSF, on a fait un gros travail de documentation. Parce que cette histoire avait été aussi traumatisante pour toute l'équipe. On a mis par écrit toute l'histoire, avec l'ensemble des intervenants qui ont été très nombreux. Je suis content qu'on ait fait ce travail là, à chaud parce que quand la mémoire fait défaut, c'est notre bouée de sauvetage ! On a vérifié ainsi des détails, des dates et on a bénéficié, quinze ans après, de ce travail-là.

AD Guy, le récit se présente sous la forme de courts chapitres, environ trente cinq séparés par une page blanche qui symbolise une ellipse temporelle, le passage d’une nuit ou de plusieurs jours. Ce n’est pas un chapitrage neutre car en fait les numéros correspondent aux nombre de jours de captivité. Pourquoi avoir choisi cette façon de rythmer ?
GD Je voulais que ce soit sous forme de chapitres. J'aurais pu mettre une page blanche ou noire pour montrer le désarroi croissant. D'après ce que m'avait raconté Christophe, chaque journée débutait par une forme de désespoir car il ne s'était rien passé dans la nuit. Or, s'il devait se passer quelque chose, Christophe pensait que ce serait pendant la nuit. Donc, la début de la journée était difficile et l'espoir remontait pendant la journée. J'arrêtais chaque chapitre quand la nuit arrivait. Cela me paraissait important de séparer, de ne pas mettre tout dans un énorme récit compact et de marquer ces jours.


AD Dès le début de votre captivité, Christophe, vous vous répétez de ne pas céder à la panique et vous égrenez les dates du calendrier quotidiennement, sans vous tromper, vous en aurez la preuve plus tard. Comment arrivez-vous à réfléchir malgré ce stress énorme et à canaliser votre esprit  pour ne pas devenir fou, fou de colère ou d'angoisse ?
CA Quand vous êtes otage, vous avez l'impression d'être passé de l'autre côté du miroir. Vous savez que le monde continue à tourner, que les gens que vous connaissez continuent à avoir leurs occupations quotidiennes. Vous les voyez, vous les imaginez mais vous ne pouvez plus être en contact avec eux. C'est une situation étrange. 

Vous ne savez plus non plus ce qui se passe dans le monde. J'ai découvert quand je suis sorti tout ce qui s'était passé comme évènement durant ces trois mois, dieu sait qu'il y en a eu beaucoup ! Donc, on essaie de garder des contacts avec la réalité. De connaître le temps qui passe chaque jour quand on se lève par exemple. C'est fondamental de garder ce contact avec cette réalité et je pense que ça aurait beaucoup plus difficile si je l'avais perdu. Il faut que cela imprime le cerveau suffisamment pour qu'il n'y ait surtout pas de doute sur la date à aucun moment de la journée.

GD Comme tu me le disais, c'était le seul repère que tu avais. Géographiquement, tu ne savais pas où tu étais, pas vraiment de raison sur le pourquoi tu étais là, la faute à pas de chance, du coup, il te restait quoi ? Le repère temporel.
CA Oui, et comme vous le disiez précédemment, mes ravisseurs ont fait une photo, dans les dernières semaines de captivité. Ils m'ont demandé de tenir le journal Libération. À ce moment là, j'ai pu voir la date du journal. Et j'ai vu que je ne m'étais pas trompé ! Quand je me suis évadé, je savais exactement le jour où on était et c'était une grande victoire !


AD Avant de vous enfuir physiquement, vous vous enfuyez par l'imaginaire, en échafaudant des plans possibles de fuite mais aussi en révisant des grands batailles napoléoniennes, ou en récitant l'alphabet avec des généraux d'empire. D'où vient ce goût pour l'histoire ?
CA C'est une passion que j'ai depuis tout petit. Je m'intéresse à l'histoire militaire, j'ai visité plein de champs de batailles. C'est une passion que j'essaie de communiquer à mes enfants en les emmenant sur des grands sites de l'histoire de France et d'ailleurs. C'est vrai que de penser à cela m'a beaucoup aidé. De penser à vos proches crée une détresse. Vous pensez que votre absence fait souffrir plein de gens. La résistance est de chasser tout cela de sa mémoire, de ne pas y penser. Alors, je me suis servi des batailles de Napoléon, un personnage que j'admire.

Vous vous installez dans une bataille et cela vous permet de passer le temps, de penser à autre chose et de ne pas vous concentrer sur la tristesse. Guy l'a très bien raconté. Pour la petite histoire, ce n'est pas moi qui lui ai raconté les batailles. Il s'est débrouillé tout seul !
GD Je lui ai juste demandé quelle bataille il souhaitait que j'illustre parce que moi, je n'en connais aucune ! Tu m'as dit Borodino ?
CA Je t'ai proposé Waterloo mais tu m'as dit préférer Austerlitz !
GD Oui, je voulais une victoire, bien sûr !

AD Du coup, ce titre, S’enfuir, qui évoque aussi la fuite par l'esprit, vous est venu assez vite ?
GD Oui, bien sûr, c'est cette idée. Cela rappelle aussi Kauffmann qui a été otage au Liban pendant plusieurs années. Lui, il vient de la région de Bordeaux, il adore le vin. Et donc, il se faisait tous les vignobles et les cépages du bordelais. Cela lui prenait des heures ! Il reste quoi quand on est privé de tout ? Les souvenirs qui sont dangereux et l'imagination ! Je me suis bien sûr posé la question en faisant cet album :  moi, ce serait quoi ? Franchement, je ne sais pas ! Peut-être les films que je connais ou m'imaginer en train de dessiner. Je demanderai un crayon et un papier, si c'est possible !
CA Je n'avais rien pour écrire, rien pour lire... J'aurais pu leur demander mais je ne voulais rien leur demander !! En plus, s'ils avaient eu des livres, ils auraient été en cyrillique, donc impossible pour moi. Ecrire, je pense que je n'aurai pas eu envie. Tout ce qui m'intéressait était de partir. C'est l'imaginaire qui vous aide à tenir le coup. De plus, j'ai de la chance, on va dire, d'être plutôt introverti qu'extraverti. L'introverti va se ressourcer dans un monde intérieur. Cela aide à faire jouer son imagination, à habiller la journée avec des histoires de champs de bataille, des petits jeux dans la tête où on déroule, à l'aide d'un alphabet, des noms de généraux et de maréchaux... Au-delà d'aider à passer le temps, cela aide surtout à maintenir son esprit à ne pas se laisser envahir par quoique ce soit qui puisse détourner de l'idée qu'à un moment donné, il va falloir qu'on en finisse avec cette histoire et qu'il va falloir sortir...

AD Ce qui m'a marqué dans votre récit, c'est la relation à vos geôliers. Au début, ils vous emmènent voir la télé ou vous donnent un verre d'alcool ou une cigarette. Mais un soir, après avoir échangé un good night et un merci surréalistes, vous décidez de ne plus communiquer avec eux. On se dit qu’il faut beaucoup de courage et de ressort pour refuser ces rapports que d'autres pourraient qualifier de stratégique pour améliorer au moins le quotidien. Cette décision a-t-elle été difficile à tenir ? Est-ce que vous n'avez jamais regretté de l'avoir prise ? Les considérer comme des ennemis a alimenté votre énergie et votre courage ?
CA Oui, ce n'était pas du ressentiment vis à vis d'eux. Cela va peut-être vous paraître bizarre, mais l'idée était de se dire : on est dans une sorte de match et ce n'est pas vous qui allez gagner et je vais en ressortir, moi, plus fort que tout ce que vous pouvez faire aujourd'hui. Quand on est sur un terrain et qu'on joue un match contre quelqu'un, on ne pactise pas ! C'était cet esprit-là !
GD Oui, mais tu as choisi de jouer franc jeu ! Beaucoup de gens m'ont demandé pourquoi tu n'avais pas essayé de jouer au faux gentil pour essayer de t'attirer quelques faveurs... Je pense qu'il y a un autre aspect par rapport à toi. Tu voulais pouvoir te regarder dans la glace en disant : je n’ai pas joué, j'ai été direct.
CA Oui, cela participe de l'ensemble. Pour ne pas sombrer, on a besoin de se battre contre quelqu'un, de se trouver un ennemi. Dans ce genre de situation, c'est très important pour garder le moral et maintenir le ressort. Tant que je suis capable de les détester, je suis encore vivant ! Dans ce genre de situation, vous êtes transformé en marchandise, vous êtes un objet déposé dans un coin. Vous ne décidez de rien, même pas de quand vous pourrez aller aux toilettes ! Le seul moyen d'être libre, c'est de l'être dans sa tête.
GD J'écoute Christophe et c'est comme quand je l'ai rencontré il y a quinze ans : je bois ses paroles ! On a l'impression d'avoir une leçon de vie ou un système de résilience extrêmement intéressant  analyser. C'est pour cela que j'ai eu envie de faire cette bande dessinée !

AD La scène de la kalachnikov m'a aussi beaucoup marquée. Lors d'un repas, un geôlier qui a le dos tourné laisse son arme à votre portée. J’avais envie de vous voir dégommer tout le monde comme dans un bon scénario américain ! Mais on est ici dans la réalité et non dans le fantasme ! Et vous gardez toujours votre capacité de réflexion. C'est impressionnant... car c’est un moment très court et vous arrivez à réfléchir à toute vitesse. Comment arriviez-vous à être aussi réactif ?

CA L'histoire de la kalachnikov est très bien racontée par Guy. Le contexte était particulier, il y avait eu une tentative d'échanges mais qui n'a pas abouti. J'étais assis à votre place, gardée par un homme qui avait ce fusil d'assaut. Il va dans la cuisine faire le repas. Vous êtes assis comme un gentil petit garçon sur un fauteuil. Il pose l'arme là, à un mètre de moi... Quelque part le plus terrible, c'est de vous dire : qu'est ce que je fais ? J'ai juste à tendre le bras pour m'en saisir. Mais je ne sais pas m'en servir, je n'ai jamais tiré, dieu merci, sur personne ! Que va t-il se passer si je prends cette arme ? Est-ce que je saurai la faire marcher ? Est-ce que j'aurai le courage de tirer sur lui ? Vous avez dramatiquement un choix à faire. Si je ne fais rien, je repars pour un certain temps. Si je fais quelque chose et que cela ne fonctionne pas, je risque de me faire tuer... Vous pesez le pour et le contre. Ce soir là, je n'ai pas bougé. Mais mon ravisseur a bien vu que je lorgnais son arme. Quand il est sorti de la cuisine, il s'est arrêté, m'a regardé avec une sorte de demi-sourire qui disait :  vas -y, prends là ! Vous êtes face à un type qui a une allure de combattant. Je n'ai pas bougé, je suis resté le gentil petit garçon ! Le plus dur ensuite, quand on retourne dans son placard, c'est de se dire qu'on a fait le bon choix, qu'on n'a pas été un lâche ! C'est le plus dur, mais j'ai réussi à m'en convaincre. T'as eu une occasion, ce n'était pas la bonne. Y en aura d'autres, ça va marcher. On arrive à survivre à cela !


AD Guy, pour traduire cette lenteur, cette pesanteur des jours, il y a des images répétitives -les plans sur l’ampoule tordue au plafond, qui ne s’allume jamais- mais le texte change et donne souvent un sens différent à ces images. Il y a aussi tout un jeu de cadrages très divers avec des plongées très hautes, hors plafond, ou au contraire au ras du sol. Et un jeu de points de vue : parfois on voit par les yeux de Christophe, parfois en vision objective. Comment avez-vous construit cette narration très équilibrée ? C’est un peu intuitif ou cela demande vraiment une grande réflexion sur le découpage ?
GD Cela demande d'abord une réflexion globale sur l'ensemble. Je ne voulais pas traiter ce récit réel comme un film d'action avec des effets spectaculaires de gros plans, d'ombres qui courent, comme je l'avais fait dans la première version. Cela dessert le récit et on dirait un téléfilm qui passe sur FR3 ! C'est aussi mon expérience de lecteur de bande dessinée où j'ai vu ce cas de figure : on raconte une histoire réelle et on met tellement d'effets qu'on ne peut s'empêcher de le comparer à un film d'action. Dans le réel, il ne se passe pas autant d'évènements. Alors, je me suis dit qu'il fallait mettre la mise en scène en arrière-plan et laisser ce récit d'une histoire vraie prendre le dessus. Il n'y aura pas beaucoup de gros plans, sauf à la fin dans des moments intenses. je ne voulais pas trop jouer sur la caméra. J'ai construit ce récit chaque jour, chronologiquement. Je n'écrivais pas à l'avance. Comme c'est un récit sur les petits détails du quotidien, il fallait vraiment que, moi aussi, je le construise au quotidien, petit à petit.
AD Vous n'avez pas fait de story-board général ?
GD J'ai fait une version où j'ai essayé de tout écrire pour avoir une idée mais c'est pas vraiment la façon dont je travaille. Je me suis remémoré justement la façon dont je travaille quand je fais les Chroniques de Jérusalem ou Chroniques birmanes. Je relis mes notes et je me rappelle de tel évènement intéressant, et je fais 3 ou 4 pages là-dessus. Et je me suis dit que cela fonctionnait bien pour les trucs du quotidien. J'ai donc fait la même chose avec l'histoire de Christophe. Je revenais sur la chronologie, prenais tel événement, le mettais en lien avec un autre... 

Après, il faut trouver aussi un équilibre pour que le lecteur ait envie de tourner la page et c'est le travail de la narration d'une façon générale. Je savais que ce serait une longue pagination. Je voulais aussi qu'on sente le temps passer. Ecrire : "une semaine plus tard", et on voit la barbe de Christophe qui a poussé un peu plus, moi, ça ne me suffisait pas. Je voulais que physiquement on tourne les pages et qu'on se dise : my god, est-ce qu'il va s'en sortir ? Même si le lecteur qui lit vite tourne les pages rapidement, il s'en sort pas aussi facilement ! Je voulais qu'il se sente coincé comme Christophe était coincé. Je ne voulais pas de flash back, de commentaire narratif ou de "pendant ce temps-là, dans les bureaux de MSF à Paris ... " Je voulais qu'on reste là, en immersion, qu'on ressente ce qu'il ressentait. C'était vraiment le cœur de mon sujet.

AD L'album est dans un camaïeu de gris bleu, pourquoi avoir fait ce choix de la bichromie ?
GD Pour être le plus fidèle au récit de Christophe, j'aurais dû dessiner une pièce dans la pénombre constante. Je me suis pas senti de faire un album en gris à 50 pour cent ! Je me suis dit qu'il y aurait au moins, le matin, l'après-midi et le soir avec un gris pâle, un gris moyen et un gris plus foncé. Après, j'aime bien les bichromies, je me suis vite arrêté sur le bleu. L'ambiance n'était pas propice à des couleurs chaudes. Le dessin est aussi plus réaliste que ce que je fais habituellement. Avec un très trait fin, fragilisé pour retranscrire une situation difficile, sans aplat noir qui donnerait du poids. Je voulais que ce soit en fragilité, en correspondance avec le récit.


AD On perçoit combien les sons ont leur importance dans la captivité. C’est la seule information qui vient de l’extérieur et qu’il faut interpréter. Il y a les bruits habituels : le clic de la porte, le clac des menottes, et ceux qui surprennent : des coups de feu ou le bruit d'un ballon avec lequel joue un enfant... Vous y avez tout de suite pensé à l'importance de cette bande son ? Ou c'est Christophe qui a insisté sur cette donnée ?
GD En bande dessinée, le son est souvent une frustration, il faut l'écrire. Mais cela me paraissait normal de passer par là, avec ce côté rythmé.
CA Il n'y avait pas énormément de sons en fait et du coup, on les mémorise très vite. Mais comme les journées étaient strictement les mêmes, quand il y avait un son nouveau, je le détectais facilement et j'avais le temps de l'analyser. Le bruit du ballon contre le mur, j'ai mis du temps avant de comprendre qu'il s'agissait d'un petit garçon qui jouait de l'autre côté du mur.


AD L'envie de vous enfuir vous a toujours taraudé dès le début. Lorsque vous apprenez qu'une rançon est en cours de négociation, cela devait vous rassurer et peut-être mettre un terme à cette envie d'évasion. Mais en fait, que s'est-il passé à ce moment là quand vous apprenez le montant exigé de la rançon ?
CA Ça a été un moment extrêmement difficile. Même longtemps après, j'ai continué à le tourner dans ma tête pour comprendre pourquoi mon cerveau avait réagi comme cela. Ca a été un moment d'humiliation totale. On m'aurait obligé à déambuler tout nu sur la place du village, ça m'aurait fait le même effet. C'était le montant de la rançon qui était exorbitant qui me faisait dire : c'est absurde, je ne peux pas coûter cet argent là à une ONG qui, tous les jours, se bat pour sauver des enfants. J'ai passé trois jours au fond du trou. Ils venaient de détruire quelque part ce qui vous reste dans ce genre de situation, un peu de dignité. 
Trois jours plus tard, ils m'ont emmené à la campagne dans une voiture et je me suis retrouvé au téléphone avec des gens de MSF. C'était le premier contact avec l'extérieur. Je sentais bien que je n'avais aucun moyen de changer le cours des choses. Mais j'ai dit à MSF: "un million de dollars, c'est de la folie ! il faut négocier, je peux tenir encore, vous inquiétez pas". Là, j'ai reconstruit mon capital dignité ! Quand ils m'ont rattaché à mon radiateur, j'étais content, le moral était revenu, j'avais fait ce que j'avais à faire. On peut se dire maintenant que c'est un peu dérisoire mais ça ne l'était pas du tout à ce moment là ! J'ai été dans mon rôle, ça m'a donné une bonne image de moi et ça m'a aidé pour la suite des évènements.
GD Ça faisait déjà deux mois que tu étais là, attaché à un radiateur. Dire que tu vas rester encore, c'est courageux. Moi, j'ai discuté avec des administrateurs qui m'ont dit qu'ils n'auraient pas hésité à dire : quelque soit le montant, sortez moi de là !
CA Il y a une différence entre le dire dans une soirée entre gens de bonne compagnie et le vivre et le faire dans ce genre de contexte, Moi aussi, j'ai été surpris par ma propre réaction, Mais, dans ce genre de contexte, vous vous découvrez vous-même !

AD La fin de l’album, les 60 dernières pages, est extrêmement jubilatoires pour le lecteur qui vit vraiment l’évasion avec vous, tout concourt à cette excitation : le changement brutal de rythme, d’action, de décor, mais surtout cette impression extraordinaire que vous ressentez et que vous décrivez comme un dédoublement : vous dites avoir le sentiment d’assister à une pièce de théâtre où vous tiendriez un rôle. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce moment ?

CA c'est un moment extrêmement court où je me retrouve dehors à marcher dans la rue. Il y a eu une image qui s'est imposée très fortement, quelques secondes, un moment de jubilation intense, anachronique, fou. Vous avez l'impression qu'un autre vous- même est assis sur une branche et vous regarde passer en vous applaudissant. Vous savez que quoiqu'il se passe maintenant, personne ne pourra vous dire que vous n'avez pas été à la hauteur ou que vous n'avez pas fait ce qu'il fallait. C'est un moment très important. Je ne sais pas psychologiquement comment se passe ce genre de moment. Peut-être que d'autres ont vécu ce moment de jubilation intérieure : lorsque vous faites quelque chose qui vous rend fier de vous-même. Ce moment n'a pas été facile à mettre en scène dans la bande dessinée.
GD Oui, c'est un moment que j'ai dû reprendre car il fallait l'intensifier, lui donner du punch et du stress, pour être au plus près de ce que Christophe avait vécu.

AD Le fait d'être parvenu à vous enfuir plutôt qu'être libéré par une rançon est une très belle victoire, une revanche inestimable qui a dû vous soutenir dans votre vie après. Mais est-ce que cette parenthèse de 111 jours dans votre vie a eu de conséquences déprimantes ou inhibantes sur vos envies futures ?
CA Non, pas du tout. Si c'était le cas, l'album n'existerait pas, parce que je n'aurais pas eu envie de parler de cette histoire-là. C'est une aventure qui vous renforce dans la vie de tous les jours. A tel point que je m'en sers quand j'ai quelque chose de difficile à faire, je repense à cette histoire et ça me permet de relativiser tout de suite et de trouver l'énergie pour surmonter les obstacles. C'est devenu un évènement agréable à se remémorer parce que ça s'est fini comme cela !

AD Malgré toutes les ressources graphiques dont vous faites preuve, Guy, n'avez-vous pas eu le sentiment à force de dessiner ce décor répétitif d'être aussi enfermé ? Est-ce que c'était pesant au final de dessiner ce récit ?
GD Oui, il y a un moment où je me suis rendu compte au fur et à mesure des pages que j'étais enchaîné à ma table, à dessiner quelqu'un qui était enchaîné à un radiateur ! C'était long ! Je partage un atelier avec d'autres dessinateurs. On utilise un scanner commun. J'avais oublié une feuille dans ce scanner. Un dessinateur me ramène cette feuille en me disant : "ça fait combien de temps que tu dessines ce gars attaché à un radiateur ? T'en as pas marre ?" C'est vrai qu'à ce moment, j'en pouvais plus ! On arrivait au mois de septembre dans le récit, un moment où les ravisseurs donnent une chemise à Christophe. J'étais tellement heureux de pouvoir le dessiner autrement que torse nu ! Cette chemise m'a fait beaucoup de bien ! Après ils vont le déménager, et j'ai pu changer de décor !


AD Christophe, est-ce que cette bande dessinée, 20 ans après les événements qu'elle relate, est importante pour vous ? Que pensez-vous qu'elle puisse représenter ou provoquer chez les lecteurs ?
CA Oui, elle est très importante pour moi. Quand je suis rentré en France, on m'a dit il faut que tu racontes cette histoire. Je l'ai fait oralement. Mais n'étant ni dessinateur, ni écrivain, j'avais du mal à imaginer un récit et à trouver un support adéquat. C'est vraiment la rencontre avec Guy qui a provoqué cela et qui a apporté la réponse. L'album est sorti, mes proches l'ont dévoré. J'ai eu plein de retours. Le fait de laisser une trace sous cette forme permet de faire ressentir des choses et le dessin y joue là un grand rôle. J'ai trouvé grâce à Guy le moyen de partager ce récit avec le plus grand nombre possible. Je suis très content !
GD D'autant que Christophe, à son retour, a fait très peu de télé ou de radio. Il y a eu cet article dans Libé. Mais c'est tout. Il est resté discret. T'as pris six mois de vacances et tu es retourné bosser, cette histoire était finie ! Alors que moi, ça me fascinait cette histoire d'otage qui s'échappe. C'était comme rencontrer un rescapé du Titanic !
CA C'est vrai que dans ce genre d'histoire, nombreux sont les journalistes à vous solliciter. Moi, ça ne m'intéressait pas. C'était une exposition médiatique toute relative, mais il faut savoir dire stop, redescendre sur terre et revenir à une vie normale. Donc, j'ai pris des vacances et je suis retourné travailler, parce que ma vie, c'était cela ! Je préfère bien plus avoir produit l'album que d'avoir fait des plateaux télé. Je pense que c'est un partage plus intense avec le public, car que reste-t-il d'un plateau télé quinze ans après ?

Questions du public
C’est par rapport au syndrome de Stockholm, le fait que certains otages apprécient leurs ravisseurs. Vous ne vous êtes jamais demandé si vous auriez pu avoir des contacts avec ces gens ?
CA Le syndrome de Stockholm, je ne savais pas que cela existait. C'est MSF qui me l'a expliqué en rentrant ! Je n'ai jamais eu aucune empathie ni sympathie pour mes ravisseurs. J'ai évidemment beaucoup de respect pour les otages qui ont éprouvé ce symptôme-là. C'est une façon de vivre sa captivité et je le dis sans aucun mépris. Pour moi, vu mon caractère, c'est la voie inverse qui s'est imposée. En analysant les choses, il y a eu un moment où j'ai ressenti du respect pour les gens qui m'ont enlevé. Je me l'explique parce que c'était des combattants, ils avaient de l'expérience, c'était des professionnels, tout ce qu'il faisait était mesuré. Quand ils m’ont offert une cigarette après avoir franchi la frontière, je n'ai pas ressenti de mépris pour ces gens-là. Le contact avec eux a été très court, ils étaient payés pour m'enlever et me donner à une autre bande. 
Les gens qui me gardaient étaient différents. J'en ai appelé un Thénardier, c'était volontairement par mépris, on n'admire pas des gens qui vous attachent à un radiateur. Thénardier, il n'est pas reluisant, on a même assez vite pitié de lui. Je pense que ça doit jouer dans le syndrome de Stockholm, le fait que la personne inspire ou pas du respect, qui doit naître aussi probablement de la peur qu'on a de la personne qui vous maintient en détention. L'image que j'avais de mes gardiens, c'était que j'avais affaire à des gens qui profitaient de la situation et qui n'étaient pas respectables. C'est donc une stratégie de les haïr et de les détester.
Etes-vous retourné en Tchétchénie ?
Je ne prendrai sûrement pas le risque d'y retourner. Je ne pense pas y être le bienvenu et c'est un pays complexe. J'essaie de garder une neutralité dans le combat entre Russes et Tchétchènes. Je voudrais aussi dire que si ce sont des tchétchènes qui m'ont enlevé, ce sont aussi des tchétchènes qui m'ont recueilli. Ils vivent désormais en France et je les côtoie le plus souvent possible. Ce sont des gens qui m'ont sauvé la vie. Je n'en veux donc pas aux tchétchènes en général. Ce qui est arrivé à ceux qui ont oublié de me rattacher, c'est le cadet de mes soucis, par contre !
Comment avez-vous eu la force de repartir six mois après ? Vous n'aviez pas peur ?
Tout d'abord, MSF m'a dit : chacun son tour ! Dans l'humanitaire, il y a des pays stables et d'autres instables. Ils m'ont envoyé ni au Sierra Leone ni au Liberia, mais au Laos, pays très calme pour que je me repose. J'ai passé une année super, dans un pays merveilleux et je ne regrette pas du tout d'y être allé ! Après, j'ai intégré le siège de MSF à Paris et suis rapidement passé sur toutes les urgences. J'ai pu faire un certain nombre de pays instables. J'ai donc été confronté après à un rythme de travail d'urgence qui me convenait parfaitement.
Que faites-vous à l'heure actuelle ?
Depuis 2005, je suis le directeur de l'administration et des finances d'une filiale de MSF qui s'appelle Epicentre et qui travaille sur l'ensemble de la recherche médicale de MSF pour améliorer les opérations sur le terrain. A l'heure actuelle, j'ai pris un peu de recul par rapport à ce poste là, mais je continue de travailler pour MSF.

Guy, vous changez de point de vue, en passant de l'autobiographie au récit de l'intimité d'un personnage. Est-ce que ce décentrage va perdurer ? Allez-vous continuer à raconter l'intimité d'autres personnes ?
J'ai eu envie de faire le récit de Christophe après ma première bande dessinée autobiographique Shenzen. A l'époque, je ne pensais pas faire d'autres récits autobiographiques. Et changer de forme m'intéressait. Mais après, on m'a invité à travailler en Corée du Nord et même avant, je suis allé au Vietnam et j'ai pris des notes. mais je n'ai pas trouvé matière à faire un livre, ça m'a servi de leçon ! Par contre, en Corée du Nord, au bout d'une demi-heure, on me donne des fleurs et je suis obligé de payer mon respect en face d'une énorme statue de 25 mètres de haut de Kim Jong-il, je me suis dit que là, il y allait avoir matière à faire une bande dessinée !

Après Pyongyang, je me suis dit que ce serait le dernier livre autobiographique que je ferai. Les gens qui sont enfermés, privés de liberté, c'est un sujet qui est présent dans mes bandes dessinées, même s'ils ne sont pas au premier plan. C'est pourquoi l'histoire de Christophe m'intéressait.
Après, si je tombe sur une histoire qui vraiment me parle, pourquoi pas ? Je ne suis pas fermé, c'est cela qui est intéressant quand on fait de la bande dessinée, c'est qu'on est libre ! Contrairement au cinéma que je connais un peu via le dessin animé. Si demain, je veux faire une histoire de SF, je n'ai pas à convaincre un producteur que c'est une bonne idée. Je me mets à mes crayons et mes pinceaux, je dessine cette histoire et je cherche un éditeur pour continuer ensemble. C'est agréable cette liberté dans la bande dessinée. Quand j'ai fait le Guide du mauvais père après Chroniques de Jérusalem, je voulais faire quelque chose de léger, basé sur l'humour et non pas expliquer des choses politiques ou géographiques. Et je ne pensais pas en faire trois albums ! Et après cet album long de S'enfuir, j'ai envie de faire des histoires courtes, des histoires pour enfants. J'ai fait des histoires qui s'appellent Louis à la plage, au ski, etc… Parce qu'à l'époque, je n'avais qu'un enfant qui s'appelait Louis et que j'ai eu peut-être la mauvaise idée de mettre ce prénom dans cette histoire.
A présent, ma fille me le reproche : pourquoi tu n'as pas fait de série avec Alice ? Je lui réponds qu'elle n'existait pas à cette époque là, alors elle repart en faisant la moue. Peut-être vais-je faire des petites histoires avec Alice, dans le même genre que Louis ? Voilà vers quoi je vais m'orienter ces prochaines années... 
Je me laisse aussi guider par le hasard. J'ai des choses en stock, des histoires courtes que je mets sur mon blog, parfois des histoires qui n'aboutissent pas. Le blog est une forme intéressante qui remplace les magazines. Avant je travaillais pour Lapin, un journal édité par l'Association où j'expérimentais plein de types d'histoires, très différentes les unes des autres qu'on a compilées dans un livre intitulé Comment ne rien faire.
Maintenant quand j'expérimente, c'est via le blog. J'ai plein de retours des lecteurs et ça me fait beaucoup de bien ! C'est comme ça que le Guide du mauvais père a pris forme. Au début c'était des petites histoires mises sur le blog et puis un éditeur m'a proposé d'en faire un livre. Et il y en a eu trois ! C'est comme cela que je travaille !





Merci à Guy Delisles et Christophe André pour leur disponibilité et leur gentillesse !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire