Rencontre avec Ronan Thouloat, Le Roy des Ribauds



Rencontre avec Ronan Thouloat, dessinateur de Le Roy des Ribauds
pour la sortie du tome 2
 Rencontre organisée le 19 février 2016
par la librairie Bulle (Le Mans), 
animée et retranscrite par Agnès Deyzieux 
Interview en public 

AD Quel rapport entretenez-vous avec le dessin ? Depuis quand dessinez vous ? Quelles ont été vos influences graphiques ?
RT Je dessine depuis toujours ! Depuis l'âge de 4/5 ans ! Les enfants dessinent toujours, et il y a ceux qui continuent et ceux qui arrêtent, je fais partie de ceux qui ont continué ! J'ai été encouragé car c'était dans l'ADN familial. Vers 10/11 ans, j'ai commencé à faire mes premières bandes dessinées, car il y avait aussi beaucoup d'albums chez nous. Principalement de la bande dessinée franco-belge, les grands classiques : Tintin, Boule et Bill, Luky Luke, Buck Danny, Barbe-Rouge... J'ai commencé à recopier ces bandes dessinées là, en particulier les Buck Danny car j'étais à cette époque là très fan d'avions ! Entre 11 et 17 ans, j'ai fait beaucoup de débuts de projets aéronautiques qui parlaient principalement d'avion et peu d'homme et... que je ne finissais jamais car je ne savais pas raconter des histoires ! A 18 ans, je rencontre Vincent qui était dans le même lycée que moi et qui lui, écrivait des histoires ! Quand j'ai lu ces récits, j'ai senti cette résonnance que j'attendais ; j'avais envie de dessiner ce qu'il racontait. Je l'ai convaincu en lui dessinant quelques scènes d'une ébauche de roman qu'il avait écrit, intitulé Le sang des dieux, qui sera la base de ce qui deviendra ensuite Block 109. A partir de là est née une amitié et on s'est dit : "On va devenir les rois de la BD !" On a commencé à développer plein de projets. On s'est pris des vestes extrêmement sévères en rencontrant les premiers éditeurs, mais au final, les critiques constructives ont servi à nous améliorer.


AD Vous n'avez jamais été démoralisés ?
RT La toute première fois, on a présenté un projet qui s'appelait Son of Street, une histoire de gangs dans les bas fonds de Londres en 1889. D'ailleurs, de nombreux éléments qu'on a développés là ont été repris pour le Roy des Ribauds. Donc, on arrive avec des planches faites en couleurs directes. Eric Adam, scénariste de bande dessinée et éditeur chez Vents d'Ouest, accueillait à cette époque de jeunes auteurs tous les mercredi matin. Il a regardé les pages et m'a dit ce qui n'allait pas. Il a regardé aussi mon crayonné et m'a dit que c'était prometteur, même si je ne faisais pas d'études d'art. On a retravaillé et puis on a reproprosé projets sur projets ! Alors, c'est vrai que ni l'un ni l'autre n'avons fait d'études orientées bande dessinée ou art. J'ai fait un cursus scientifique, encouragé par mes parents aussi ! J'avais ces deux facettes là, la journée j'étais en cours, le soir je dessinais ! J'ai continué en école d'ingénieur et nous continuions à présenter des projets. En 2007, Vincent m'a reproposé de reprendre son idée de roman qui allait donner Block 109. On l'a soumis à Akiléos, tout simplement parce que c'était le premier éditeur en haut de la liste alphabétique ! On n'a pas eu le temps de le proposer à d'autres éditeurs car ils nous ont répondu tout de suite qu'ils étaient très intéressés ! A cette époque, j'étais en pleine remise en cause de mon dessin. C'est l'aspect négatif de ne pas avoir fait d'études artistiques. On est autodidacte, on évolue de manière aléatoire en regardant ce qu'on aime, en recopiant certains auteurs. En 2004, j'avais découvert le travail de Matthieu Lauffray qui a été une vraie claque pour moi. Du coup, je tentais d'imiter son style voire de le dépasser, ce qui est très présomptueux. Mais j'avais toujours fonctionné comme ça ! A tenter d'atteindre ou de dépasser les grands artistes que j'admirais comme Alex Alice pour progresser, lever le niveau. J'étais aussi fasciné vers Mike Mignola. Mais là, on m'a dit : "non, ça ne te va pas du tout ! Ton encrage n'est pas bon, travaille plutôt sur tes crayonnés où tu as une vraie dynamique." J'ai travaillé et ça a donné le style de Block 109 : un crayonné avec un côté très sépia qui collait bien avec l'univers. En 2008, je suis diplômé de mon école d'ingénieur et Vincent aussi en Histoire moderne et on signe le contrat pour Block 109. Et là, j'ai dû faire un choix ! Soit je rentrais dans une boite, je n'aurais dessinée que cet album et dans 20 ans, je m'en voudrais ! Soit je me mettais à mon compte tout de suite et je faisais ce que je voulais depuis longtemps, c'est à dire du dessin et du graphisme ! Du coup, pendant un an, j'ai développé des petits projets de communication, j'ai fait du graphisme, du web design tout en faisant de la bande dessinée. En 2010, Block 109 sort et chance, le titre est repéré et marche bien. On en a vendu 15.000 ex. la première année, et à peu près pareil les années suivantes. Ca nous a donné la possibilité de continuer à faire de la bande dessinée chez Akiléos qui nous avait ouvert leurs portes. Moins chez les autres et à raison, car si notre style était prometteur, il était encore jeune ! Et c'est pas plus mal car on a eu carte blanche chez cet éditeur et on a pu ainsi faire toutes les expérimentations qu'on voulait. On a beaucoup appris du métier, depuis la façon dont fonctionne un éditeur, jusqu'au circuit du livre dans son ensemble, en passant par les réalités économiques de chacun, la part du diffuseur...
AD Du coup, vous vous sentez un peu redevable de cet éditeur ?
RT Aujourd'hui, on a des opportunités chez des gros éditeurs. Akiléos nous a beaucoup donné mais nous aussi ! On a fait douze albums avec eux. C'est une petite maison qui a cette particularité de dire aux auteurs :"faites votre album". C'est très précieux car cela n'existe pas pour de jeunes auteurs dans une grande maison d'édition. La réalité, chez un gros éditeur, c'est qu'on met les jeunes auteurs sur un projet de série concept, de SF par exemple. Et ils vont être cantonnés à ça, à moins qu'ils soient repérés par un autre éditeur qui leur permettra de faire leur livre. Alors oui, on doit à Akiléos de nous avoir offert ce terrain de jeu et cette liberté d'expression qui nous a aussi donné une visibilité. Akiléos a toujours essayé de développer le lien avec le libraire, à défaut d'avoir des attachés de presse. Nos albums ont été repérés et défendus par les libraires, ce qui nous a permis d'être présents sur le terrain.
 
Après avoir fait quatre titres dans cet univers de Block 109, j'en ai eu marre. J'ai proposé à Vincent de faire une série de SF et d'anticipation : c'est comme ça qu'est né Chaos Team. On voulait vraiment faire du comics dont on était très fan. Mais pour ce titre, on était trop confiants ! On a cru qu'avec le succès de Block 109, on aurait le temps d'installer une intrigue, des personnages qu'on voulait au départ montrer caricaturaux et petit à petit, les retourner complètement. Mais on n'a pas eu le temps ! Aujourd'hui, dans la bande dessinée, il faut tout de suite poser les choses de manière claire et nette pour que le lecteur rentre dans l'histoire et après, on peut se permettre de tirer les ficelles. Avec Chaos Team, on a payé chèrement le prix ! Nos lecteurs, les libraires et les critiques se sont arrêtés au livre 1 et du coup, la série n'a pas marché et s'est éteinte. On a eu besoin de se redresser, j'ai dit à Vincent : "mettons en place cette histoire du Roy des Ribauds" qui avait eu le temps de mûrir. Delcourt nous l'a refusée : trop violent et un personnage trop antipathique. Mais Akiléos nous a dit : on aime ! On a décidé de se faire plaisir avec Vincent ! Car on est à la fois présents dans la profession et en même temps assez ignorés par beaucoup d'autres auteurs, à cette époque, ce qui a bien changé aujourd’hui. Ayant toujours été chez Akiléos, on était en marge du monde éditorial habituel. J'ai commencé à faire des couvertures chez d'autres éditeurs et j'étais un peu demandé. Mais Vincent pas du tout. Et ca, c'est un côté très cruel de la bande dessinée, c'est le travail du dessinateur qu'on voit avant tout. Et si on n'aime pas son travail, on ne va pas lire l'album. C'est une erreur ! Il peut y avoir de très bons scénarios mal dessinés et c'est ceux-là qu'on retient le plus ! Par contre, des albums très bien dessinés, avec un mauvais scénario, on les oublie vite !! Beaucoup donc ignorait le travail de Vincent. Du coup, il a fait ce livre avec beaucoup de doute et de recul ; en essayant de se faire plaisir mais très dubitatif sur la sortie du livre, persuadé que cela n'allait pas marcher. Au final, ça n'a pas été le cas, des lecteurs, des éditeurs, plein de gens nous ont dit qu'on avait transformé l'essai !

AD On sent qu'il y a une certaine continuité dans vos travaux. Avec Block 109, vous étiez dans l'uchronie, le fantastique, l'épouvante, avec Chaos team dans l'anticipation, Ici, avec le Roy des Ribauds, vous plongez dans une période précise, le 12ème siècle en France. Ce sont des genres qui ont un rapport au temps, à l'histoire, et qui se concentrent sur la relation des hommes au pouvoir, tout ceci montre votre intérêt pour l'organisation sociale et politique des états ou de groupes sociaux et ici on va le voir, le jeu des réseaux, des confréries, des alliances est omniprésent.D'où vous vient cet intérêt ?
RT C'est surtout Vincent qui est le maître d'architecture de ces scénarios et cet intérêt vient probablement de sa formation d'historien et de son goût pour l'histoire. A 10 ans, il lisait des biographies de Napoléon, ce qui avait tendance à le mettre un peu de côté au collège ! Mais il a toujours adoré l'histoire politique et militaire. Et surtout derrière, ce sont des histoires d'hommes, de conflits, de liens... La plupart des idées qu'il a en tête, ce sont des histoires qu'il a lues et des personnages qu'il a découverts. C'est aussi le genre de récits que j'affectionne beaucoup. S'intéresser à l'âme humaine dans ce qu'elle a de bon et de mauvais, c'est passionnant !
AD Qui a eu l'idée de ce personnage du Roy des ribauds ?
RT C'est Vincent ! En 2003 alors que je lisais Le Trône de Fer, lui, qui l'avait déjà lu, lisait Les Rois Maudits de Druon. Dans le livre 7, il trouve une mention de ce personnage, juste un paragraphe. En se renseignant, il a la confirmation de cette charge, créée par Philippe Auguste. Celui-ci avait besoin d'un chef de sa police rapprochée, de ses gardes du corps qu'on appelait les ribauds du Roy et par extension, on a appelé le chef de cette police le Roy des ribauds. C'est une charge qui a duré 400 ans, qui a beaucoup évolué au fil du temps. Mais au début, ce personnage avait de nombreux droits : celui de prélever des impôts sur la "pègre" parisienne et de toutes les villes où le roi se rendait pour maintenir le calme. Il exerçait sa poigne de fer pour qu'il n'y ait pas de débordements, de crimes. Et il avait le droit de récolter la fortune des nobles exécutés pour trahison. Un homme très puissant, très riche mais un homme de l'ombre. On ne trouve quasiment rien sur lui, ce qui est bien intéressant pour nous car on peut imaginer ce que l'on veut ! D'autant plus pour le premier Roy des Ribauds, celui pour lequel Philippe Auguste a créé la charge, une charge encore ouverte où il peut tout faire ! Et pour rendre ce personnage si puissant intéressant pour le lecteur, il fallait lui donner aussi quelques faiblesses ! L'erreur qu'il va commettre, ce sera par amour pour sa fille...


AD Cet ancrage dans l'histoire crée t-il des contraintes que vous n'aviez pas avec vos projets précédents, en terme de respect des lieux, des personnages historiques ? Est ce que le rôle de la documentation a été plus important et vous a demandé plus de recherche et de rigueur ?
RT Oui, clairement. Mais pour le coup, c'est aussi l'aspect passionnant de ce genre de projet ! Sur Block 109, on était dans une uchronie mais dans laquelle il fallait s'ancrer historiquement et donc, j'avais fait pas mal de recherches. Là, il fallait être plus introspectif et réaliste. C'est à dire soigner autant la petite histoire dans la grande Histoire que la trame historique qui a véritablement existé. L'avantage est qu'on se situe dans une époque où il y a peu d'archives, quelques écrits de moines et des descriptifs de l'époque. Cela reste assez vague, avec beaucoup de zones d'ombres et de marges qu'on peut exploiter. Je me suis quand même beaucoup documenté. On a la chance d'avoir le château de Guédelon qui est en train d'être reconstruit qui est basé sur des plans de Philippe Auguste qui est typiquement ce qu'on avait à l'époque pour les bâtiments officiels. 
Le Louvre en 1190 (cc Dassault Systèmes) 

J'ai aussi un atlas sur Paris au Moyen Age avec un descriptif des ruelles, des architectures de maisons, des types de colombage. Mais comment Paris était réellement, on n'en sait rien ! J'adapte donc et je fais comme je veux en respectant le tracé des murailles de Philippe Auguste et le Louvre. J'ai beaucoup lutté pour trouver de la documentation réaliste sur le Louvre de l'époque et j'ai eu de la chance de trouver une re création 3D de Paris au Moyen Age réalisé par Dassault System qui a travaillé avec des historiens. Ils ont mis en ligne un module où on peut voyager dans Paris selon différentes époques. Je me suis basé sur ce documentaire pour dessiner le Louvre, les murailles et pour la cathédrale Notre Dame alors en construction, on a triché ! En 1192, la façade n'est pas terminée. Or la cathédrale de Paris a une silhouette très graphique, on a donc décidé d' avancer de 30 ans la construction. Mais on le signale dans la postface. 



Après, il y a tout l'aspect des costumes où la documentation est plus abondante. De nombreuses troupes de spectacle qui se costument de façon très précise ont travaillé sur ce sujet. On trouve des photos, des films et on voit une manière de porter les choses qui font du coup vivre les vêtements. Je m'en suis beaucoup inspiré. Le film Kingdom of Heaven est aussi une bonne source documentaire. Le film est très précis là dessus avec des personnages qui reviennent de croisades. Il y a des ambiances un peu orientales qui se dégagent de leurs vêtements. C'est ce que je recherchais ! Là où je triche, c'est sur la couleur. J'ai fait des choix drastiques. Le Moyen Age était une époque très colorée : les colombages étaient peints, les églises étaient des explosions de couleurs... Je ne retranscris pas cela car le dessin aurait été noyé et c'est quasiment impossible à traiter !

AD Nous sommes immergés dans une période historique complexe où Philippe Auguste doit protéger son trône et son territoire contre les ambitions de Richard Coeur de Lion, soutenu par sa mère Aliénor d'Aquitaine. Pour autant, il me semble que vous maintenez à distance les détails de l'histoire de France pour vous concentrer sur votre histoire à vous. Vous mentionnez des faits réels comme ici la bataille de Fréteval qui est surtout connue parce que Philippe Auguste y perd les archives royales qui avaient coutume de l'accompagner dans ses déplacements ce qui va avoir pour conséquence la création de la fonction de garde des sceaux et des archives nationales à Paris. Mais vous restez très discrets sur cette affaire, là où d'autres auraient fait des tonnes. Est ce que cette position de citer l'histoire sans détailler est facile ou difficile à tenir ? N'êtes-vous pas tenté parfois de développer plus la trame historique ?
RT C'est un réglage très important. Il faut toujours se demander qui est notre personnage principal. Ce sont les bas fonds de Paris et le Roy des Ribauds, pas Philippe Auguste qui représente la trame historique et l'épée de Damoclès suspendu au dessus de la tête du Roy des Ribauds. Il faut qu'on reste cohérent avec cela. Mais on est obligé de temps à temps de faire entrer la grande Histoire dans notre petite histoire : la confrontation entre Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste par exemple induit une bonne partie du récit. Au début du Livre 2, beaucoup de lecteurs attendaient une grande bataille entre ces deux personnages mais ce n'est pas notre propos !
AD Comment avez-vous crée graphiquement ce personnage du Roy des Ribauds ? Y-a t-il eu des influences particulières ? Je pense à la balafre, l'aspect super-héros et en même temps christique du personnage...
RT J'ai beaucoup cherché ! Au début, il était beaucoup plus beau ! Vincent m'a  proposé d'en faire quelqu'un de plus disgracieux, d'austère, avec un visage allongé. Il m'a dirigé vers un acteur qui joue dans la série Ripper Streets, une série anglaise sur le quotidien de flics à l'époque de Jack L'éventreur. Dans la saison 2, on voit cet acteur barbu, qui a un jeu très intense, qui est aussi celui qui joue le frère d'Eddard Stark dans Game of Throne (Jospeh Mawle). Alors je m'en suis inspiré et je l'ai réinterprété à ma sauce. Je lui ai mis une balafre car je voulais le marquer par une trace de son passage dans les croisades. 
Joseph Mawle

 L'apparence aussi qu'on donne à Philippe Auguste est réaliste. Pendant les croisades, il a perdu un oeil, contracté une maladie qui lui à fait perdre une partie de ses cheveux et a donc vieilli prématurément. Ces personnages ont 28 et 29 ans alors qu'ils en font 15 de plus ! La guerre marque physiquement mais est aussi visible dans les regards.

 AD Les personnages ont en effet tous des trognes incroyables, en particulier ceux évoluant dans les bas fonds. Comment travaillez-vous ces personnages ? Comme Glaber ou le Rouennais qui ont  un look de super-héros caricaturés...
RT C'est vrai que j'ai un côté comics qui resurgit toujours ! J'aime beaucoup les personnages très caractéristiques, ce qu'on appelle le character design en dessin animé ou dans le jeu vidéo. J'aime travailler sur un personnage qui est graphique. C'est comme ça que je voulais le Triste Sire, noir et rouge avec une silhouette très tranchée. Généralement, je m'inspire d'acteurs. Cela m'aide pour le mouvement et pour trouver une gueule. Tous les dessinateurs ont des gimmick de traits, des formes et des visages qui reviennent souvent. Pour s'en éloigner, j'aime bien me baser sur un acteur avec des particularités physiques que j'interprète, cela me permet d'inventer des personnages assez différents. 

Pour Glaber, il est le chef de la Guilde des Bouchers. Je voulais un personnage un peu ogre, un peu troll à la manière du Seigneur des Anneaux. Je suis allé vers ce côté monstrueux. Pour les autres personnages, j'ai travaillé en fonction de leurs psychologies. Pour le Hibou, le type avec le grand chapeau qui évolue sur les toits avec sa bande, il fallait un côté très aérien, très léger, volatil. Pour Acelin, chef de bande, très serpentin et manipulateur, je voulais un regard très froid. Je ne savais pas par quel bout le prendre. 


En regardant Je, François Villon (de Luigi Critone, chez Delcourt) dans le tome 2, arrive un personnage blond, avec un regard clair mais flippant. J'ai repris ces grandes caractéristiques en les réinterprétant à ma sauce et en accentuant l'aspect perfide. Michel et Saïf, les cautions morales et positives du Roy des Ribauds ne sont pas des seconds rôles. Ils vont avoir leur importance dans ce récit, ils sont d'ailleurs représentés en couvertures, Michel pour le tome 2 et Saïf est prévu pour le tome 3.

AD Dans le tome 1 d'ailleurs, c'est la voix off de Saïf qui commente l'action. Je ne l'ai pas retrouvé dans ce volume 2.
RT Non, effectivement, cette voix ne revient pas. On a pensé que ce n'était pas judicieux. Car il y a une autre voix off plus neutre qui intervient et cela avait tendance à noyer le discours ou à sortir le lecteur du fil du récit. Sur ce livre 2, on a décidé de se concentrer sur la narration propre au récit, de rentrer plus dans le vif du sujet. C'était une erreur probablement, on a voulu faire un effet de style de présentation des personnages. Pas mal de personnes nous ont dit confondre Saïf avec le Triste Sire. C'est probablement dû au fait que le début de l'album se passe de nuit, que les personnages sont tous vêtus de capes et de capuches, tous plus ou moins barbus. Ca peut troubler en effet le lecteur !

AD Au niveau du format comics, moins grand dans la taille mais avec une longue pagination, c'est un choix personnel ou une contrainte de l'éditeur ? Quels incidences ce format a sur le découpage ?
RT C'est un choix conjoint ! On revient à nos premiers amours, le même format que Block 109. On adore ce format là car, en effet, cela impose ce type de narration dit "à la comics", plus étirée, avec moins de cases par pages. Cela nous permet de développer la narration sur plus de pages, se donner le temps de mettre en place des choses, de faire des effets de scènes. On pense de façon très cinématographique. Le format comics est très adapté à ce mode de réflexion-là. On peut se permettre des choix de cases, de prendre son temps pour faire monter lentement la tension. C'est assez jouissif de travailler sur ce type de format ! Par contre ce n'est pas du comics ! Dans le comics, tel qu'on peut en trouver chez Image, les choix narratifs sont bien plus tranchés, parfois illisibles pour un lecteur non habitué ! Il peut y avoir des splash pages, des cases très resserrées ou qui se superposent, beaucoup d'effets propres au comics. Là, on est sur une sorte d'hybride, entre le comics et le franco-belge. Sur le livre 1, j'avais décidé de me faire plaisir. Il y avait beaucoup de jeux de cadrages, des contre plongées, avec des effets très dramatiques. Et des lecteurs m'ont dit se sentir très oppressés ou avoir du mal à suivre. Du coup, pour le livre 2, j'ai gardé cette façon de faire mais moins systématiquement, que pour les scènes adéquates.


AD On sent une certaine influence des séries télévisées dans la gestion de la dramatique du récit. Vous aimez intercaler des scènes qui se passent dans des endroits différents et qui font monter les tensions (le prologue du tome 2 est vraiment représentatif de ce mode de narration) mais aussi le choix du découpage en chapitres qui crée des mises en suspense en fin de chapitre. ... Est ce que cette influence de la série est bien réelle et assumée pour vous ? 
RT Oui , tous les deux, on a toujours adoré les récits avec une tension et une émotion qui nous prend du début et ne nous lâche qu'à la fin. Je trouve cette façon de faire dans la série télé, dans le comics, dans le manga également. Notre génération qui fait du franco belge est influencé par cela. C'est devenu à la fois naturel et nécessaire pour nous !

AD Comment avez-vous travaillé les planches au niveau de l'encrage et de la mise en couleurs ? On voit que vous accordez une importance aux contrastes ombre et lumière, aux tons rouges, oranges et aux violets sombres. La couleur a vraiment une importance narrative ?

RT La couleur est très importante mais surtout la lumière ! Dans le cinéma, dans le dessin animé, dans la bande dessinée, on sculpte une scène, on dirige le regard du spectateur ou du lecteur en fonction de la lumière. On éclaire l'objet vers lequel on veut que le lecteur se focalise. J'ai toujours raisonné comme ça dans ma construction de plans. J'ai un avant plan qui est très sombre, j'ai un second plan qui est éclairé et puis un arrière plan qui est noir. On construit ainsi une profondeur de champ. La couleur vient se caler sur cette construction là. Penser la lumière, c'est aussi penser en ambiance. Une lumière dominante jaune va imposer des ombres violettes. Je voulais vraiment ici quelque chose qui soit très tranché d'autant que c'est la première fois que je mettais de l'encrage. Un travail que j'avais délaissé. On avait souvent qualifié mon encrage de moyen. Le numérique paradoxalement m'a beaucoup aidé à m'y remettre et à travailler cet encrage, en me permettant de tester des tas de techniques. Peut-être le fait de pouvoir tout essayer sans avoir à gâcher du papier ? Et aussi, avec le numérique, on est plus dans la sculpture du trait que dans le dessin au trait pur. En tout cas, assez bizarrement, c'est venu facilement. C'est pourquoi j'ai décidé de faire toutes mes couvertures de chapitres sur Chaos Team à l'encrage avec des valeurs de gris et c'est sorti tout seul ! J'aime beaucoup les contrastes, les réparties entre les masses de noir et le  blanc. Je suis fan des  travaux de grands dessinateurs américains, des années 30 à 90. Plus récemment, des gens comme Frank Miller ou Edouardo Risso. Mais dans les années 60 aussi, des dessinateurs comme Alex Toth, tous des dieux dans la gestion du noir et blanc, dans la gestion du cadrage, dans un noir et blanc très narratif. Ce sont des auteurs qui m'ont beaucoup inspiré. Même si c'est du numérique, j'ai essayé de rester très simple dans le choix des outils pour que ça ait l'air naturel. Car c'est aussi le danger du numérique ! Photoshop offre une palette d'effets énormes, mais l'effet noie le trait. Il faut donc rester très simple !


AD Vous utilisez de nombreux symboles graphiques à laquelle j'ai été sensible : les plaques des tavernes très évocatrices comme la main de justice du roi que l'on retrouve sur la porte du bordel qui appartient à Tristan, sur laquelle le doigt coupé de Michel trouvera un écho dramatique. Comment cette imagerie graphique prend-elle forme ?
RT Le Moyen Age, c'est le début du logo ! C'est quelque chose que j'aime beaucoup, cette idée de symboliser quelque chose par la couleur et la forme. Et sa lisibilité : il faut tout de suite comprendre ce que le logo évoque. Cette période du Moyen Age, c'est une foison de symboles. Pour chacun des personnages, j'y ai pensé. Pour le Triste Sire, ce serait la main, la main du roi, la main de la justice, un clin d'oeil à Game of Throne. Michel, son symbole est sur son bouclier, c'est un graal dans la continuité d'une épée. Saïf est sur quelque chose de plus oriental. Mais il y a plein de choses à trouver dans les sculptures de poutres, dans les plaques des tavernes...

AD On va évoluer dans trois mondes distincts quoique relié entre eux par des enjeux de pouvoir : le monde du dessus qui appartient au Hibou, celui du milieu, qui est celui du commun des mortels et celui du dessous, la cour des miracles. Tristan est peut-être un des seuls personnages qui appartient à ces trois mondes. Comment avez-vous eu cette idée de jouer ainsi sur des mondes divisés qui donnent un couleur fantastique au récit ?
RT Oui, c'est une idée de Vincent qui donne effectivement un côté un peu fantastique mais peut-être plutôt fantasmé. On est encore dans le symbole, dans l'expression pure de notre Paris tel qu'on le pense. Tel que je l'ai dessiné, c'est un personnage. On est dans des ruelles sombres qui sont vertigineuses. Cela nous a semblé assez normal, de par les architectures, qu'il y ait des gens qui vivent au-dessus, sur les toits. C'est aussi une sorte de rappel inconscient de notre culture super héroïque, Spiderman, Batman... Mais c'est aussi un rappel d'une certaine mythologie religieuse qui correspond à l'époque où tout est organisé autour du ciel, la terre et l'enfer. Ce symbolisme fonctionne avec l'esprit de l'époque. Cela nous semblait cohérent de construire ces espaces qui en plus créent des zones d'influences.

AD Il semble que vous ayez moins recours aux onomatopées qu'autrefois, de nombreuses scènes de batailles sont muettes. Pourquoi ce choix ?
RT Je me suis beaucoup calmé sur les onomatopées ! C'est aussi une influence du cinéma, j'ai tendance à entendre le son quand je dessine ! Je reconnais en avoir un peu abusé sur Block 109. La bande dessinée doit rester un art où on suggère le son par la mise en scène. J'ai donc limité les onomatopées sur ce livre et cherché à créer des moments silencieux plus éloquents.

AD Quels  ont été vos rapports avec votre éditeur sur cet album ?
RT On discute beaucoup avec l'éditeur. Tout d'abord, on envoie un synopsis, on en parle, il est validé. Vincent fait un pré découpage, il écrit une sorte de roman filé, chapitre par chapitre et m'indique quand finit une page. Moi, je fais un story board, où je dessine très rapidement les pages. Je mets en place la narration autour de mes bonhommes bâtons, je réfléchis aux cadrages, aux plans. Là, on rediscute : comment rendre cette narration meilleure ? L'éditeur a son mot à dire ici aussi. Une fois qu'on est tous d'accord, je passe au dessin. Mon story board est un peu plus poussé, c'est une sorte de pré crayonné que j'encre directement. Je pense tout en noir et blanc, je l'envoie à l'éditeur. Il peut y avoir encore des corrections. Ensuite, je passe à la couleur, que je réalise en filé sur un mois un demi environ. En tout, un album m'occupe entièrement 6 à 7 mois.

AD Un tome 3 est donc bien prévu ?
RT Oui, on a bien prévu ce cycle en trois livres. A la base, on voulait faire des histoires plutôt auto conclusives avec un fil rouge qui menait vers le livre suivant. Mais on s'est rendu compte assez vite que ce récit qu'on mettait en place dans le livre 1 appelait quelque chose de beaucoup plus dense. Donc, on est parti sur trois livres. Autant il y un espace de temps entre le livre 1 et le 2, autant le livre 2 et le livre 3 s'inscrivent dans une vraie continuité. Peut-être dans le futur fera-t-on d'autres cycles, sans prévoir une tomaison particulière ? Mais on restera sur ce créneau 1189-1215. L'idée serait plutôt de faire évoluer nos personnages presque familialement, de montrer peut être l'arrivée d'une nouvelle génération, d' un nouveau roi des ribauds ?
Un grand merci à Ronan pour sa disponibilité !

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