Focus Robert Sikoryak


Parodie et détournement dans la bande dessinée

Extrait de la conférence du mardi 22 janvier 2019, Préac BD d’Angoulême
Part 3
Publié dans Intercdi, mars 2019

La caractéristique de la parodie, c'est d’évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci et de manifester humour ou raillerie. Une parodie est donc une œuvre originale qui en imite une autre : elle engage une relation critique à l'objet parodié, en lui faisant subir certaines transformations qui seront de l'ordre de l'exagération voire de la caricature. Ces modifications sont effectuées dans un esprit ludique ou satirique, avec l’intention d’amuser et pas nécessairement de se moquer ou de dénigrer l'oeuvre originale : de nombreuses parodies sont des hommages rendus à des œuvres dont on reconnaît l’importance historique ou personnelle.

Une veine parodique et humoristique traverse toute l'histoire de la bande dessinée et ce, dès ses débuts. La parodie peut s'exercer sur une œuvre, un personnage ou un genre issus d’autres arts, comme la peinture ou la littérature, mais aussi bien sûr sur la bande dessinée elle-même, ce dont elle ne s'est pas privée à partir des années 70/80.

(Les deux premières parties de la conférence ne sont pas retranscrites ici. Elles seront présentées ultérieurement sur ce blog).

J’ai choisi de présenter Robert Sikoryak, un auteur américain atypique dont l’essentiel de l’œuvre se concentre sur des expérimentations que l’on peut qualifier de parodiques. Cet auteur redessine en utilisant le même style graphique que l'œuvre parodiée, dans un exercice proche du pastiche ou du détournement, mais il y ajoute une dimension ludique et critique ainsi que d’autres contraintes aboutissant à des formes de bande dessinée inédites.

1. Masterpiece Comics
Ancien membre de l’équipe éditoriale de Raw, la prestigieuse revue d’Art Spiegelman et de Françoise Mouly, Robet Sikoryak est dessinateur pour le New Yorker et publie chez Drawn & Quarterly. C’est un fin parodiste qui n’hésite pas à se lancer dans d’étonnantes expériences en bande dessinée. Masterpiece Comics, est le seul album de cet auteur publié en France (en 2012). Les planches réunies dont la production s’est échelonnée sur 20 ans (1989-2009) ne sont peut-être pas vraiment des parodies, mais relèvent d’une expérience étrange et originale entre littérature et bande dessinée, qu’on pourrait nommer hybridation ou interfécondité.
Sur la couverture française est mentionnée en titre secondaire La bande dessinée prend d’assaut la littérature alors que le sous-titre original en anglais signifie plutôt entrer en collision (where classics and cartoons collide). Il faut plutôt y voir une confrontation voire une alliance. 

En tout cas, il ne s’agit pas d’une simple adaptation de classiques de la littérature, même doublée d’une intention ironique. Loin de réaliser un exercice de style «à la manière de » Sikoryak organise une association délibérée. Il va orchestrer un croisement entre une grande œuvre du patrimoine littéraire mondial et un comics, en recherchant une analogie entre la bande dessinée choisie et le texte littéraire. R. Sykoryak ne se contente pas de plaquer une œuvre sur une autre, il cherche des interactions profondes ou des passerelles symboliques entre des grands personnages littéraires et des héros de bande dessinée. Ce qui permettra au lecteur de chercher à identifier les points de convergence, d'enquêter afin de découvrir où se situe le travail de greffe de l’auteur.

Observons deux de ces récits.

Avec Dostoyevsky comics, qui rappelle le mythique Detective comics, où paraît pour la première fois Batman, Sikoryak revisite Crime et Châtiment dans un récit de onze pages. « Le fait de prendre la nature profondément torturée de Batman pour la plonger dans le contexte moralement anxiogène de Crime et châtiment constitue une équation passionnante, cela questionne le personnage de Bob Kane avec ironie, en immergeant la fausse naïveté des bandes du Golden Age dans une trame littéraire tragique et classique, jetant des ponts entre cette littérature reconnue et un genre injustement méprisé ». (BD Zoom, 2012). Nous allons voir qu’effectivement, entre Raskolnikov et Batman une affinité existe, mise en valeur par R.Sikoryak. Dans Crime et Châtiment, l’auteur russe met en scène Raskolnikov, ici surnommé Raskol, un ancien étudiant qui vit dans la solitude et la pauvreté. Raskolnikov assassine une vieille prêteuse sur gage pour lui voler son argent. La justification de son acte fait de Raskolnikov un surhomme ou, du moins, un prétendant à la surhumanité. Dans le roman, il précise : « Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi […] Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont extraordinaires ». On n’est pas loin de la définition du super-héros, d’où le choix par Sykoryak de Batman dont l’âme sombre et les motivations douteuses ont souvent été exposées. Ce discours de Raskolnikov pourrait être le sien et c’est pourquoi Sykoryak le retranspose ici (2ème et 3ème case, page 51) en lui attribuant  « les hommes extraordinaires peuvent transgresser la loi et éliminer des obstacles…." Raskolnikov et Batman s’imaginent au dessus de la loi, en tout cas, ils sont prêts à la transgresser. Et ils estiment qu’il est juste d'employer des mesures extraordinairement cruelles pour lutter contre ce qu’ils considèrent être injustes. 
Observons également sur cette planche une case décentrée où apparaît le visage grimaçant de la vieille femme, victime du crime de Raskol, qui vient le hanter en permanence. Elle apparaît ici sous l’apparence du Joker, le super vilain, perpétuel adversaire de Batman ! Le costume du super-héros est montré comme un travestissement qui facilite le meurtre. Ici, à peine Raskol l’a-t-il enfilé qu’il trucide la vieille femme. Le costume de justicier est poussé à son extrême, montré comme un costume de tueur. A la fin, Raskol enlève son masque, retire son costume de chauve-souris et redevient un homme libre, libéré de son mensonge et de son crime.

Detective comics, vol.1, n°153, 1949.


Dessiné par Dick Sprang
Sikoryak travaille au plus près du style des auteurs cités. "Dans le cas de ma version de Crime et Châtiment de Dostoïevski, j’ai réuni un grand nombre de rééditions de Batman des années 50 pour pouvoir m’imprégner de leurs techniques de narration, de composition et de dessin. Pour cet exemple, je me suis tout particulièrement inspiré du style de Dick Sprang que je considère comme l’artiste le plus important de l’époque sur cette série. J’ai fait des photocopies de certaines de ses cases. Je les ai remontées, puis collées en fonction de leurs spécificités pour les rassembler ensuite dans un classeur : cela m’a servi de référence pour la conception de mes planches. En parallèle, j’ai dégagé les grandes lignes du roman pour les adapter aux contraintes narratives de la bande dessinée. Je pousse le vice jusqu’à imiter le lettrage des Batman de l’époque. Ce qui prime, c’est de respecter les intentions des deux œuvres : le style du comics et la trame du roman." (Entretien paru dans Zoo, No.29, janvier 2011).
Observons une seconde rencontre de Masterpiece Comics, cette fois-ci entre Superman, de Siegel et Shuster et L’Étranger d’Albert Camus. Le récit est condensé en huit couvertures d’Action Camus qui caricaturent les couvertures d’Action Comics, magazine qui publiait Superman. Ici, si le principe de l’hybridation est le même que précédemment, l’adaptation se double d’une contrainte, celle de la réduction.

Cette rencontre entre Superman et L’Étranger, a priori improbable, est pourtant assez judicieuse. Tout d’abord, les fausses couvertures, tout en reprenant les problématiques du roman, sont en accord avec Superman et ce que sous-entend sa présence sur notre planète. A savoir la solitude, l’abandon, l’absurdité et une forme de condamnation de la société.
« J’ai toujours éprouvé un grand plaisir à jouer avec les similitudes et les disparités entre les personnages des comics et ceux des œuvres littéraires. Dans ce cas précis, les deux protagonistes, Meursault et Superman, sont des orphelins et des sortes de marginaux ». (Entretien paru dans Zoo No.29, janvier 2011).



Superman a effectivement été envoyé dans l’espace dans un berceau spatial par ces parents, avant que leur planète natale ne disparaisse. C’est un émigré sur terre, obligé de cacher sa vraie nature, coincé dans une double vie et une double identité. Le fils de Krypton devient donc aisément L’Étranger. De même, Meursault est un personnage en marge de la société. A l'enterrement de sa mère, il ne se comporte pas comme l'exigent les codes sociaux. il ne pleure pas et ne manifeste pas le moindre chagrin. Par contre, ce qui lui paraît le plus menaçant et désagréable pendant les obsèques est le soleil «insoutenable» et la chaleur. Tous les éléments de cette scène sont très bien rendus par Sykoriak qui plante un Superman, désinvolte et fumeur au milieu du cimetière. L'incipit de Camus, une des phrases les plus célèbres de la littérature : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas" est scindé en deux, entre le titre de l'épisode et la question posée en direct par Superman.

Le roman s’articule autour de trois événements importants : l’enterrement de la mère au début, le meurtre de l’Arabe au milieu et la condamnation à la fin, que l’on retrouve ici. Dans les deux premiers événements, le soleil a une symbolique marquée qui est étroitement liée à la souffrance et à la mort, parfaitement mis en valeur ici par Sikoryak. Dans la bande dessinée, on se souvient de l'influence du soleil sur Superman : une partie de ses pouvoirs lui viennent de cette planète dont il absorbe les radiations…


L’éventail des styles abordés par Sikoryak est impressionnant. Il fait montre d’une capacité extraordinaire à se glisser dans le style de chacun des dessinateurs choisis. Il ne s’est pas engagé dans un seul genre de littérature ou de comics. Il va piocher dans toute l’histoire de la bande dessinée américaine, depuis le début du 20ème siècle avec Little Nemo jusqu’aux Garfield ou Peanuts plus récents, en passant par les comics des années 50 et 60, pour les marier avec Voltaire, Kafka, Emily Bronte, Oscar Wilde, Goethe… On dit de lui qu’il est pasticheur, parodieur et adaptateur. Ce qu’agence Sikoryak, c’est une «inadaptation» délibérée. « Mais cette inadaptation est mesurée : car une analogie existe, de sorte qu’une forme de complicité s’articule entre l’œuvre littéraire choisie et le registre graphique dans lequel elle se trouve déplacée. » (Loleck, mars 2010, in Du9)


Entre pastiche, caricature, parodie, mise en relation, adaptation, ces hybridations manigancées par l’artiste, par-delà leur caractère parfois saugrenu, disent une vérité de chacune des deux sources ainsi «mixées». Il y a bien quelque chose d’irrévérencieux et de réjouissant dans l’hybridation le fait que Raskolnikov se transforme en Batman— Mais il y aussi ce travail de convergence, ce jeu de miroirs qui s’instaure entre ces récits croisés de sorte que Dostoievsky révèle une vérité sur Batman, Oscar Wilde sur Little Nemo, ou Kafka sur Charlie Brown. Dans une interview, Sikoryak précise : « j'essaie de choisir des œuvres qui ont eu un impact culturel, qui appartiennent à notre conscience culturelle collective. J'aime l'idée de trouver une connexion entre deux univers qui appartiennent clairement à des pôles opposés, en termes d'intentions et de publics et j'espère trouver suffisamment de parallèles entre leurs intrigues ou personnages pour en tirer profit » (in nydaylynews.com, 2009).
On voit bien qu’un des objectifs de Sikoryak est de casser des clichés quant aux représentations qu’on se fait de la littérature ou de la bande dessinée et de créer des passerelles entre elles, montrer qu’il y a des traces de l’un dans l’autre à travers des problématiques communes. Au final, rend-il la littérature plus proche aux amateurs de bande dessinée et/ou rend-il la bande dessinée plus intéressante aux yeux des amateurs de littérature ? Probable qu’il parvienne plus à séduire les amateurs de bande dessinée, car le background en matière d’histoire de la bande dessinée se révèle plus important pour apprécier le jeu qu’il propose que le background en terme de littérature.

2. The Unquotable Trump
Plus récemment, en 2017, Sikoryak a publié The Unquotable Trump, une satire du président américain à travers le détournement de couvertures de magazines ou d’albums de bandes dessinées emblématiques. Sikoryak s’est ici imposé une contrainte : n'utiliser que les mots prononcés par Trump lors d'événements publics ou d'interviews, sans procéder à aucune modification de termes.

The Unquotable Trump fait référence à The Uncredible Hulk, à ce titre et évidemment à ce personnage particulièrement monstrueux, ce Dr Jekyl et M.Hyde de la bande dessinée, incapable de contrôler sa colère et ses métamorphoses et duquel est implicitement rapproché Trump. Mais le titre fait aussi référence à cette contrainte de la citation puisque The Unquotable Trump pourrait être traduit par l’Incitable Trump, le type dont on ne peut pas citer les propos parce qu'ils sont provocants et choquants mais qu’on cite malgré tout ici !
Sykoryak utilise particulièrement le genre super-héros, mettant en scène des batailles épiques entre super-héros et super-méchants qui constituent d’après lui un contexte particulièrement adéquat à la mise en scène de Trump. « Je pense qu'une partie de la raison pour laquelle cela fonctionne si bien est que les bandes dessinées sont souvent très tranchées lorsqu'elles décrivent le bien et le mal. Et parfois, leur vision du monde est très simpliste, tout comme les déclarations de Trump. Je pense que la bande dessinée peut être assez subtile et nuancée, mais pour cette série, je joue définitivement avec les stéréotypes de la bande dessinée(interview in Mashable, 2017). Trump se trouve ainsi intégré dans des couvertures mythiques de la bande dessinée américaine, caricaturé en Hulk ou super vilain.

The Walking Donald. « Que pensez-vous du “waterboarding” [une forme de torture simulant la noyade] ? Je l’apprécie beaucoup. Je crois qu’elle n’est pas assez sévère. » Robert Sikoryak, d’après Charlie Adlard, The Walking Dead.
Le fait d’être transporté dans l’univers de la fiction déréalise le président américain, il n’est plus qu’un personnage de papier affublé des tares des personnages qu’il représente. Cette mise en scène attire l’attention du lecteur sur les mots de Trump. Des déclarations d’ailleurs souvent prononcées plutôt qu’écrites. En les sortant de leur contexte et en les écrivant comme un texte de personnage, l’auteur met ces déclarations à distance, il les exhibe, il les expose, les donne à relire dans ce nouveau contexte de la bande dessinée. L’extravagance ou la violence des propos de Trump ressurgissent dans toute leur crudité, comme mis à neuf par cette expérience. La parodie de Sikoryak dévoile ici son esprit satirique. Cette mise en scène s’avère également jubilatoire pour un amateur de comics : parce qu’il cherche à identifier l’auteur, le style, le genre, l’époque à laquelle fait référence Sikoryak et surtout le point de convergence entre le texte de Trump et l'œuvre sélectionnée. C’est donc à la fois un jeu de référence sur la bande dessinée et la parodie d’un homme politique, dont le but est de discréditer.
Pour voir plus de couvertures, ici

3. Terms and Conditions. The Graphic novel
Autre projet assez incroyable de Sikoryak : la mise en bande dessinée d'un document particulièrement illisible, à savoir les conditions générales d'utilisation d'Itunes d'Apple, un document de 20.000 mots qu'aucun utilisateur ne lit et que pourtant que tous valident en cliquant sur le bouton Accepter. Ce texte est un document juridique qui engage l'utilisateur et protège surtout la société éditrice. Le seul à l'avoir lu entièrement est peut-être Robert Sikoryak qui l’a adapté en bande dessinée (publié chez Drawn and Quaterly en mars 2017, pas encore traduit en français). 


« Je me suis dit que les conditions générales d’iTunes feraient une bande dessinée très improbable. J’ai adoré l’idée d’adapter dans son intégralité un texte dont tout le monde a entendu parler, mais que très peu de gens ont réellement lu." Et il ajoute « C’est quelque chose que les conditions d’utilisation ont en commun avec de nombreux classiques de la littérature ».

Ce projet aura demandé plusieurs années, le résultat tient en 94 pages dans lesquelles le document d’Apple est métamorphosé en bande dessinée. Chaque page est réalisée d'après une planche de bande dessinée existante, redessinée dans le style de l'artiste original, avec une représentation de Steve Jobs qui prend la place et le style graphique du personnage d’origine. Les dialogues et les commentaires narratifs sont la retranscription exacte et intégrale des conditions contractuelles iTunes d'Apple. "En choisissant un texte sans narration, cela signifiait que je pouvais utiliser les scénarios des bandes dessinées que je parodiais pour créer un drame, du suspense ou de l'humour". (The Comics Journal, 15/03/2017)
Sikoryak reprend ici une planche culte de Will Eisner qui avait intégré le titre du Spirit dans la forme architecturale du building et qui avait utilisé le cadre de l'ascenseur pour figurer les premières cases, éléments que l'on retrouve avec cette planche de Sikoryak.

Steve Jobs déambule dans ces univers multiples, allant de Little Nemo aux X Men. Steve Jobs a l'avantage de parler à tout le monde : sa tenue, lunettes et pull noir col roulé, est un uniforme parfait pour un personnage de bande dessinée, parce que forte visuellement et donc reconnaissable facilement. Aucune autre personnalité du monde du numérique n’égale son statut iconique. « Si j’avais utilisé les conditions d’utilisation de Facebook ou Amazon, par exemple, je n’aurais pas eu un personnage principal avec le même impact."(In New-York Magazine, 13/03/2017).

Le contraste est assez saisissant entre la neutralité du texte et certaines pages connues ou représentatives du style d’un auteur : celle de Steve Jobs en pleine recherche des Cigares du Pharaon par exemple. Ou discutant avec les protagonistes dubitatifs de Persepolis. Sikoryak précise : "J’ai vraiment essayé de représenter les différents types de bande dessinée : il y a des artistes européens et japonais, des auteurs indépendants et d’autres plus traditionnels, des auteurs édités sur papier et d’autres sur le web, des auteurs de roman graphique et des artistes publiés dans les journaux du début du XXe siècle… Je dois avoir passé autant de temps à choisir les artistes et à trouver des pages qu’à les dessiner !"


Ce qui ressort de cette juxtaposition de planches, c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie à l’intérieur de l'album, des auteurs à privilégier au détriment d’autres. Pour Sikoryak, il n’y a pas de barrières ni d’échelons. Le lecteur est convié à une représentation générale et éclectique de la bande dessinée, loin de tout sectarisme. Evidemment, le lecteur le plus aguerri s’amusera à reconnaître telle ou telle planche et en tira du plaisir. Pour les autres, cela ne sera peut être qu’une invitation à la découverte graphique ou une promenade dans l’histoire de la bande dessinée.


Sykoriak ne cherche pas, comme dans les travaux précédents, à faire émerger des associations entre le texte et les planches choisies, mais cela ne signifie pas qu’on ne peut pas en trouver !! Comme ici, dans cette page tirée du travail de Kate Beaton où un paysan médiéval demande une jeune fille en mariage. La proposition de mariage (un peu forcé) de Jobs n’est qu’une suite d’injonctions qui répète you agre, you agree / vous etes d’accord… Difficile de ne pas voir des connexions ici ! 
D'après Kate Beaton
Sur une autre planche se produit un télescopage assez réussi et humoristique. Steve Jobs embrasse Jean Grey (connue en France sous le nom de Strange girl ou Marvel girl) juste avant qu'elle ne meure dans la Saga de Phénix noir (un récit des X-Men des années 70, écrit par Chris Claremont et John Byrne). Pendant qu’il l’embrasse, il lui chuchote passionnément à l’oreille : "Ceux qui recevront des cadeaux doivent avoir un équipement et des paramètres de contrôle parental compatibles pour utiliser certains de ces cadeaux." Sikoryak parvient avec cette mise en scène à conférer à cette phrase un contenu quasi érotique !


Un critique américain a souligné : "le produit fini est remarquable pour plusieurs raisons : le texte reste tout à fait inaccessible, même transposé dans cette excitante tradition visuelle de bandes dessinées. Ce qui montre que délibérément ou pas, Apple a fait de vous un serf asservi à un seigneur dont vous ne parlez pas la langue". Sikoryak met en évidence le langage sibyllin des documents de ce type où tout est fait pour que l’utilisateur ne comprenne rien de ce qui lui est énoncé, et qui ne sert en fait qu’à protéger les sociétés face aux utilisateurs. Il affirme pourtant qu’avec ce projet, il ne cherche pas à devenir un ennemi d’Apple mais bel et bien d'expérimenter et de jouer avec cette forme d’adaptation.

Sykoriak reprend une célèbre planche de Tarzan, dessinée par Burne Hogarth mettant en valeur la musculature du célèbre héros de la jungle. Cet exercice de reprise nous amène à comparer les détails, à saisir les différences éventuelles, comme dans le jeu des 7 différences. Et donc à observer ces planches, pour certaines très connues, avec un œil neuf et attentif. Ce travail de mise hors contexte et de détournement que réalise Sikoryak nous renvoie bien aux planches originales et avec elles, nous remémore une partie de l’histoire de la bande dessinée. A défaut de nous faire comprendre le fameux document d’Apple, cet album s’avère une promenade stimulante dans les différents styles graphiques de l’histoire de la bande dessinée.

Le travail de Sikoryak qui s'exerce dans l'aire du pastiche, de la référence détournée et de la parodie est tout à fait atypique. Entre ses adaptations littéraires qui sont plutôt des hybridations, ses mises en scène de Trump qui sont effectuées sous contrainte textuelle et iconique et son dernier travail qui est de l'ordre de l'exercice de style, du détournement et du pastiche, difficile de catégoriser cet auteur et d'étiqueter son travail. Il y a bien chez lui quelque chose d'oubapien qui relève du ludique, de l'expérimentation, du plaisir de la transgression et de l'emprunt de voies inexplorées par la bande dessinée.

En plus d'être ludique, la parodie en bande dessinée s'avère souvent pédagogique. Par le regard décalé que certains proposent sur d'autres bandes dessinées, l'exercice de la parodie invite le lecteur à une lecture ou relecture des œuvres. Par les choix qu'ils font, la sélection des œuvres à parodier, se dessine un corpus des œuvres essentielles, celles qu'il faut connaitre ou qui ont marqué l'histoire de la bande dessinée. La parodie en bande dessinée invite ainsi le lecteur a une découverte de l'histoire de la bande dessinée.




Bibliographie
Masterpieces comics
Loleck. Masterpiece comics. In Du9, 03/2012. https://www.du9.org/chronique/masterpiece-comics.

Cecil MacKinley. Masterpiece comics. In BD Zoom, 04/02/2012. http://bdzoom.com/45769/comic-books/%C2%AB-masterpiece-comics-%C2%BB-par-robert-sikoryak/

Nicolas Labarre. Masterpiece Comics, la parodie, le genre et l’adaptation. In Picturing it!, 05/05/2015, https://picturing.hypotheses.org/191.

The Unquotable Trump


Heather Dockray. Artist turns Trump into a comic book villain and it works too damn well. In Mashbable, 06/11/2017. https://mashable.com/2017/11/06/trump-comic-book-villain-sikoryak/?europe=true#fVnOj8nzisq7


Terms and Conditions. The Graphic novel
Interview de Robert Sikoryak. In The Comics Journal, 15/03/2017

Abraham Riesman. How R. Sikoryak Turned the iTunes Terms and Conditions into a Comics Masterwork. In New-York Magazine, 13/03/2017. http://nymag.com/intelligencer/2017/03/r-sikoryak-itunes-terms-conditions-comic.html

Joe Coscarelli. An Artist Helps iTunes’ User Agreement Go Down Easy. In The New York Times. 06/03/2017

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