Rencontre autour de Cher pays de notre enfance,
avec Etienne Davodeau et Benoît Collombat
Rencontre organisée le 11 décembre 2015 par la librairie Bulle (Le Mans), 
animée et retranscrite par Agnès Deyzieux


AD Lors de votre visite au Mans en octobre 2014, la première partie de votre album venait d’être prépubliée par la Revue Dessinée. Et nous avons donc bien échangé sur cette première partie consacrée à l’assassinat du Juge Renaud, en présence de Francis Renaud, son fils. C’est pourquoi ce soir, je vous propose de nous consacrer aux trois autres chapitres de la bande dessinée. Et pour ceux qui n’ont pu assister à cette rencontre, je les renvoie à la retranscription complète de ce débat disponible sur ici.

Avant d'entrer dans l’album, un mot sur la couverture qui fait référence à un portrait officiel présidentiel. Ici, c’est celui de de Gaulle, une photo prise en 1958 où il pose en panoplie complète de chef de l’état, dans la bibliothèque de l’Elysée. Vous avez retouché ce portrait, détournant son regard vers la gauche alors qu’à droite une éclaboussure de sang tâche son habit d’apparat. Comment est venue cette idée de couverture assez éloquente ? Avez-vous hésité entre plusieurs projets ? Pourquoi avoir choisi de Gaulle puisque tous les faits racontés se déroulent sous la présidence de Giscard d’Estaing ?

ED Pourquoi de Gaulle ? Pour plusieurs raisons ! D'abord, parce qu'il est fondateur de la Vème République qui est le cadre du récit qu'on développe. Ensuite, parce qu'on parle beaucoup du SAC dans cet album. Ce service d'Action Civique était le service d'ordre du mouvement gaulliste. Tout ce qui se fait dans ce livre se fait, à tort ou à raison, toujours au nom du gaullisme. Et donc cette tâche sur son épaule, c'est quelque chose qui l'éclabousse, au sens littéral comme au sens figuré. Son regard un peu gêné et détourné, c'est pour nous une façon de poser la question : dans quelle mesure était-il au courant, a-t-il été débordé, a-t-il été au courant, a-t-il laissé faire ? C'est une question qui reste posée. Même si effectivement tout se passe sous Giscard, la figure tutélaire de de Gaulle plane sur l'ensemble du livre. C'est pourquoi nous avons considéré qu'il avait sa place sur la couverture. Nous avons cherché longtemps l'image de couverture et c'est une idée qui revient à Benoît. Nous avons utilisé la photo officielle qui était dans toutes les mairies de France. J'ai transformé son visage, agrandi les oreilles, surtout détourné son regard et mis cette fameuse tâche, la seule tâche de couleur de tout le livre et qui pose cette question de son rôle et de sa responsabilité.
BC Effectivement, on ne parle pas directement de de Gaulle dans l'album mais bien de l'héritage du gaullisme. Le SAC a été créé à l'origine pour défendre l'esprit et l'action du gaullisme. Et c'est devenu en fait tout autre chose au fil des ans. Pour revenir sur ce regard détourné, il faut comprendre que derrière le SAC, il y a un entrelacement de réseaux et notamment les réseaux africains, ceux de la Françafrique. Derrière le portrait de de Gaulle, on aurait pu mettre une autre image, celle de Jacques Foccart, un personnage très important de cette Vème République, le "Monsieur Afrique" du gaullisme et le père spirituel du SAC. Cet œil qui regarde ailleurs nous ramène au cœur de ces réseaux franco-africains qui sont connectés au réseau du SAC.

AD Pouvez-vous aussi nous préciser le choix du sous titre : Enquête sur les années de plomb de la 5 République ? Une expression qui fait référence à la violence politique en Italie dans les années 70/80. Comme vous le soulignez à la fin de l'album, Etienne, "on meurt beaucoup dans cette histoire" et évidemment de morts pas très naturelles. J’ai compté dans la bande dessinée au moins 12 morts mystérieuses citées, et on avait évoqué lors de la dernière rencontre quarante-sept meurtres à caractère politique commis entre 1969 et 1981. Cette expression années de plomb, vous l’avez choisie pour souligner l’aspect violent ou l’aspect secret des affaires de la France de cette période ?


BC On a choisi cette expression à dessein. En général, cette expression "les années de plomb", on l'utilise à propos de l'Italie, des Brigades Rouges, d'Aldo Moro. On l'évoque aussi pour l'Allemagne et la Fraction armée rouge. La violence d'extrême gauche. Ce qu'on a voulu dire, c'est que nous aussi, évidemment dans un autre contexte politique, économique, social que l'Allemagne ou l'Italie, mais nous aussi en France, nous avons connu nos années de plomb, nos années de plomb à la française. Une violence de droite et d'extrême droite. Cela renvoie à une violence politique au sens très large, qui pouvait toucher des opposants étrangers réfugiés sur le sol français comme des syndicalistes ou des juges d'instruction. On a déjà parlé du juge Renaud, il y aura aussi le juge Michel à Marseille au début des années 80, voire même des ministres...
AD La seconde partie de la bande dessinée débute par le massacre d’Auriol, le 18 juillet 1981. C’est un événement tragique important puisque c’est ce qui va révéler au grand jour et à l’opinion publique ce dont était capable le SAC, à savoir le massacre d’une famille dont un enfant. Vous choisissez de ne pas relater l'événement dans le détail pour plutôt vous concentrer sur l’enquête parlementaire qui va avoir lieu ensuite dans les mois qui suivent. Et vous proposez au lecteur de revivre cette enquête en l'emmenant aux Archives Nationales consulter une partie des actes de cette enquête qui a été déclassifiée en 2013. Pouvez-vous nous préciser pourquoi avoir fait ce choix de nous relater cette enquête parlementaire ?
BC Le paradoxe, c'est que la tuerie d'Auriol, ce massacre d'une famille d'un responsable du SAC du côté de Marseille, est finalement l'acte le plus visible du SAC. Mais il y a beaucoup d'autres exactions durant ces années-là, moins visibles. En tout cas, c'est ce massacre-là qui est le déclencheur, qui marque le fin de l'impunité pour le SAC. La gauche arrive au pouvoir, le SAC est dissous et une commission d'enquête parlementaire est créée. Elle est composée essentiellement de jeunes députés socialistes. La nouvelle opposition, le RPR, refuse de participer à cette commission d'enquête. Ce qui est intéressant, c'est de se plonger dans ses archives. Jusqu'à présent, toutes les archives n'avaient pas été déclassifiées concernant ces travaux parlementaires. 
Donc, on a pu accéder à ces archives qui sont désormais consultables (pas toutes, car une partie est toujours inaccessible), et puis, on va rencontrer les parlementaires qui ont participé à cette commission d'enquête. Là, à cette époque, il y a un signal politique clair envoyé par Mitterrand qui a une longue carrière parlementaire déjà et qui connaît très bien ces réseaux du SAC. On va voir que les députés qui travaillent à cette commission d'enquête se heurtent à certains verrous, à une ligne rouge. Ils ne peuvent pas aller aussi loin qu'ils le voudraient. Par exemple, ils n'arrivent pas à savoir d'où vient l'argent du SAC, comment se finance le mouvement. Or, il est clair que le SAC et ses opérations clandestines ne sont pas financés par les simples cotisations des militants. La ligne rouge, une nouvelle fois, est ici : c'est la Françafrique. Les parlementaires qui ont voulu explorer cette voie, directement connectée aux réseaux du SAC, n'ont pas pu aller bien loin. On leur a fait comprendre que ce n'était pas la peine d'insister. Et on l'a vu ensuite avec l'affaire Elf, Mitterrand a contourné ces réseaux Foccart avec ses propres réseaux franco-africains.

AD Etienne, vous mettez en scène les interrogatoires de cette enquête en dessinant les personnages et en retranscrivant leurs dialogues. Cela rend évidemment l’affaire vivante tout en pointant l’aspect ironique des réponses. Ce parti pris de mise en scène de faire revivre au lecteur ces scènes vous a semblé évident ? 
ED On a passé pas mal de temps dans les archives de l'Assemblée Nationale avec Benoît pour retrouver ces fameux entretiens. Alors très concrètement, de quoi s'agit-il ? Il s'agit de gens du SAC convoqués par les députés dans le cadre d'une enquête parlementaire sur le SAC. Donc, on se retrouve devant des dossiers qu'on épluche pendant des heures et on tombe sur des pépites ! Du point de vue d'un auteur de bande dessinée, c'est du caviar qui nous tombe tout cru ! C'est présenté comme un script dialogué, avec des tirets, il n'y a plus qu'à mettre les bulles ! D'un côté, il y a les vieux briscards du SAC qui ont décidé de ne pas se laisser impressionner par ces jeunes députés socialistes qu'ils considèrent comme étant en place très provisoirement et puis en face, il y a ces députés socialistes qui essaient d'avoir des informations pour comprendre ce qu'était le SAC, et… c'est du Audiard ! En tant qu'auteur de bande dessinée, on se dit qu'il suffit de les poser sur une page, de les mettre en images, sans changer une virgule. Il y a quelques pages dans le livre qui sont la retranscription très précise de ces dialogues-là. Il y a un type du SAC qui dit : "Je n'ai pas parlé devant la Gestapo, ce n'est pas devant un jeune député PS que je vais m'y mettre !"
On perçoit derrière cette espèce d'insolence un sentiment d'impunité. On a vraiment le sentiment qu'ils ont, en tant que gaullistes, le sentiment d'être dépositaires du pouvoir en France, que le socialisme n'est qu'une parenthèse qui ne durera pas et qu'ils reviendront. On aurait pu faire 20 pages de plus mais on n'avait pas que cela à raconter ! C'est avec regret qu'on a choisi les passages qui nous semblaient les plus intéressants mais on en a laissé beaucoup d'autres. Ces archives sont très riches et on n'a pas pu tout voir. Il y a des documents qui ne seront ouverts qu'en 2058. Une période de secret aussi longue souligne l'intérêt qu'elles peuvent représenter !

BC C'était assez frustrant ! Il y a en effet, les documents qu'on peut consulter, ceux qu'on ne peut pas du tout consulter, pas avant 2058, et ceux qui sont partiellement consultables. Ceux-ci se présentent sous formes de textes dont une partie est cachée par des blancs. On a choisi de représenter certaines de ces pages, en reproduisant ces blancs pour bien montrer au lecteur ces "trous" dans les archives.


AD Passons au chapitre trois qui montre à quel point les ouvriers des usines et en particulier ceux de l’usine automobile de Poissy ont aussi été confrontés à la toute-puissance du SAC, à ses méthodes d’intimidation via des milices patronales chargées de casser les grèves ou même d’empêcher tout militantisme syndical. Pourquoi cela vous a semblé important d’aller interviewer ces trois anciens militants de la CGT et d’intégrer ce monde syndical ouvrier à votre travail ?


BC On voulait décrire un paysage et dans ce paysage, le monde économique est évidemment  important. Cela avait du sens pour nous de raconter comment ces réseaux du SAC étaient également implantés au sein de l'entreprise. On a fait le choix du monde de l'automobile car ils étaient particulièrement présents dans cette industrie là, notamment à Poissy. On a rencontré trois générations de syndicalistes qui nous ont raconté des histoires stupéfiantes, comment ils étaient fliqués, surveillés, bastonnés. Tout cela s'inscrit dans un contexte plus large, une espèce de contre-offensive idéologique. Nous sommes dans l'après mai 68 avec cette grande peur de désordres sociaux à venir, avec des syndicalistes qui veulent reprendre le pouvoir au sein de l'entreprise. Il y a une lutte d'influence très claire qui passe par ces fameux syndicats patronaux comme la CFT (Confédération Française du Travail). Pendant toutes ces années, des syndicalistes se battent au sens propre comme au sens figuré. 
Ce qui nous a étonné avec Etienne, c'est qu'ils nous racontent des histoires assez dures : ils se font taper à coups de barre des fer, sont sous surveillance permanente, et en même temps, ces personnes nous expliquent que c'étaient les plus belles années de leur vie ! Parce qu'ils avaient un espoir, la perspective de lendemains meilleurs. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus dur, parce que la violence actuelle, c'est celle des marchés financiers...
AD Vous avez retrouvé dans les archives audiovisuelles du Parti Communiste un film de sept minutes intitulé l’Agression, de 1979, sur les violences de ce syndicat patronal et vous intégrez cette source audiovisuelle dans la bande dessinée. Pourquoi avez-vous eu envie de donner à voir ces images au lecteur ?
ED J'ai eu l'impression de retrouver mon vieux camarade René Vautier !
BC Oui, moi aussi, j'ai pensé à Un Homme est mort. Là encore, un film venait télescoper notre histoire !
ED En fait, un syndicaliste nous a parlé de ce film qu'on a retrouvé assez vite dans le fond de documentation de la CGT. Il a été tourné depuis le haut d'une nacelle qui sert à nettoyer les réverbères. Un gars était là-dedans, faisant semblant de nettoyer et un autre était planqué avec une petite caméra qui filmait la sortie de l'usine de Poissy. 
On voit donc ces personnes qui distribuent leurs tracts dans la rue et soudain, surgissent quelques personnes qui manifestement savent se battre et qui leur donnent coups de pieds et coups de poings. Ceux de la CGT ne ripostent pas trop car s’ils répondent, ils pourront être virés. Puis, le groupe d'agresseurs disparaît. Et la distribution reprend ! La scène est brève et violente. Ce film-là est intéressant car il n'est pas très connu et il atteste que ce qu'on raconte est vrai. C'est un film en 16mm, un peu tremblé, avec une qualité d'image médiocre. J'ai simplement dessiné les personnages en les isolant du fond. C'est une des vertus de la bande dessinée quand on fait du reportage ou du documentaire, c'est qu'on peut intégrer des images de toutes sortes, des images photographiques, cinématographiques, dessinées, des images retranscrites. La bande dessinée permet de fondre tout cela sans qu'il y ait de rupture stylistique ou de nature d'images. Et ce petit film-là était une pépite au même titre que certaines des archives dont on parlait précédemment !
AD L’ultime chapitre a pour cadre l’affaire Robert Boulin. Ce ministre à l’intégrité légendaire, qui a battu le record de longévité, près de 15 ans d'exercices, est retrouvé mort dans quelques centimètres d'eau d'un étang près de Rambouillet, le 30 octobre 1979. L’enquête, si on peut parler d’enquête, conclura très rapidement à un suicide. 
Benoît, vous avez écrit un livre en 2007 Un homme à abattre, contre enquête sur la mort de Robert Boulin qui soulevait déjà toutes les erreurs et incohérences de cette enquête où les dossiers disparaissent, où l’autopsie s’avère incomplète, des preuves sous scellés s’évanouissent dans la nature, où des pressions sur la famille s’exercent, tout cela on va le redécouvrir ici dans la bande dessinée. Qu’apporte selon vous le dessin à la compréhension de l’affaire Boulin ?
BC Cela apporte beaucoup, car c'est une histoire complexe. Mon livre fait 500 pages et nécessite une certaine attention. Là, il fallait resserrer le récit sur les lignes centrales de cette affaire, montrer les incohérences, retrouver les témoins... Cette histoire-là résume assez bien tout le livre : on retrouve en arrière-plan le SAC, cette ambiance de barbouzes.. Je résume en deux mots l’affaire : Boulin était un gaulliste social, ministre du travail sous Giscard, pressenti pour être premier ministre à la place de Raymond Barre. On essaie de le déstabiliser avec une affaire immobilière, lui, veut répliquer et c'est à ce moment-là qu'il trouve la mort. Officiellement en se suicidant, par noyade dans 50 cm d'eau. 
On amène beaucoup d'éléments factuels qui démontrent qu'il ne s'agit pas d'un suicide mais bien d'un crime ou d'un assassinat. Je vais prendre un exemple pour montrer ce que peut apporter le dessin à une telle affaire. On a retrouvé un témoin qui va permettre que le dossier soit rouvert judiciairement. A la suite de son témoignage, l'affaire va repartir, un juge d'instruction va reprendre le dossier. Ce témoin ne veut pas apparaître publiquement mais il veut bien témoigner devant la justice. On l'a rencontré avec Etienne, il nous raconte ce qu'il a vu. Du coup, on peut donner à voir dans la bande dessinée ce qu'il nous raconte, tout en préservant son anonymat. 
Ce qu'il raconte est à la fois peu et beaucoup mais cela éclaire l'histoire d'un jour différent. Il dit avoir vu le ministre Boulin juste avant sa mort dans les Yvelines. Sauf qu'il n'était pas seul. Ce témoin l'a vu dans son véhicule mais à la place du passager, un individu conduisait la voiture et une autre personne était à l'arrière. Visiblement, l'ambiance semblait assez lourde dans la voiture. Nous avons recueilli bien d'autres témoignages. Une personne nous décrit notamment comment elle a détruit les dossiers de Boulin avec des membres du SAC. Ce témoin a vu les dossiers concernant le Gabon, Elf, que Boulin menaçait de dénoncer pour faire taire ses détracteurs qui venaient de son propre camp, le RPR.
AD Je trouve aussi que certains éléments sont bien expliqués par le dessin, le problème par exemple des lividités cadavériques..
ED Oui, moi j'ai appris aussi beaucoup de choses dont les lividités cadavériques ! Sachez que lorsqu'une personne tombe morte, son sang n'étant plus pompé par le cœur retombe dans les parties basses du corps et s'y fixe quelque soit ce qui arrive ensuite au corps. Robert Boulin a été retrouvé à genoux, dans la position du prieur mahométan, c'est ainsi que l'avait décrit le dossier. Il était donc à genoux dans quelques centimètres d'eau. Logiquement, son sang aurait dû donc se tasser sur ses genoux, son front et son thorax. Or, les lividités cadavériques sont sur son dos, sa nuque et l'arrière de ses cuisses. Dit autrement, il n'est pas mort comme cela, il a été placé dans cette position par des gens qui manifestement ne connaissaient rien non plus à la médecine légale ! Rien que ce fait-là, que je dessine avec des petits schémas simplifiés pour expliquer cette notion, suffit à contredire la thèse du suicide de Robert Boulin. Et ce n'est qu'un des nombreux éléments factuels. Il faut lire le livre de Benoît aussi qui se lit comme un polar et qui est absolument sidérant par l'accumulation des faits qui empêchent la thèse du suicide.

BC On ne peut pas comprendre une telle histoire sans se remettre dans le contexte de l'époque. Aujourd'hui, phagocyter une affaire comme celle-ci, ce ne serait plus possible. A l'époque quelques personnes bien placées ont été complices de l'escamotage. On désigne certaines de ces personnes, en particulier le "magistrat barbouze" Louis-Bruno Chalret, procureur général auprès de la cour d'appel de Versailles, qui était lié au SAC et aux réseaux Foccart. On y revient toujours. On sait qu'il a joué un rôle actif pendant la guerre d'Algérie, comment ensuite il a fait libérer des truands sur ordre. Cette personne a joué un rôle déterminant pendant la nuit de la mort de Boulin, interrompant l'autopsie, empêchant qu'on examine son crâne alors que le ministre avait reçu des coups...
AD Manifestement, il y a un lien entre la tentative de déstabilisation personnelle et politique que subit Robert Boulin via l'affaire immobilière du terrain de Ramatuelle et son élimination. Mais est-ce que ceux qui sont à l'origine de cette volonté de salir sa réputation se doutaient que Boulin réagirait mal, voudrait se défendre et serait prêt à révéler des malversations financières en particulier sur le financement du RPR ? Est-ce qu'on peut penser qu'on a, au départ, une simple tentative de mise à l'écart politique et que cette manipulation dérape jusqu'au meurtre ? Ou dès le départ, on est face à un assassinat prémédité parce que globalement Boulin gêne ?
 BC Je ne peux pas être catégorique sur ce point car si on dispose de beaucoup d'éléments, il manque quelques pièces du puzzle ! A mon avis, certaines personnes n'ont pas mesuré l'ampleur de la réaction en chaîne. Rappelons qu'à l'origine de tout cette histoire, se trouve une manipulation politique : une affaire immobilière bidon que le RPR fait sortir dans la presse pour tenter de déstabiliser Boulin. Il faut se remettre dans le contexte de l'époque, c'est une guerre politique violente entre Giscard et Chirac, son ancien premier ministre, président du RPR, un parti qu'il lance comme une machine de guerre dans la perspective de la présidentielle de 81. Tout le monde se souvient de l'affaire des diamants contre Giscard. Une autre "affaire" de terrain est dirigée contre le Premier ministre, Raymond Barre. Puis, contre son possible successeur Robert Boulin. Tout cela est une succession de peaux de bananes, orchestrée par le RPR, avec un seul objectif : salir et déstabiliser l'adversaire politique. Là où cela va déraper effectivement, c'est la réaction de Boulin. L'ancien résistant qu'il était va, d'une certaine façon, rentrer à nouveau en résistance contre les gens de son propre camp qu'il commence à inquiéter. Boulin menace de sortir certaines informations sur "l'argent noir" du RPR. Je ne suis pas certain qu'il l'aurait vraiment fait, parce qu'il avait le sens de l'état chevillé au corps et que ces informations auraient sans doute déstabilisées la République. Mais il fait clairement passer le message. Il savait de quoi il parlait. Sa carrière l'a fait passer à des postes stratégiques, comme le Secrétariat d'Etat au budget et le ministère des Finances. Il a été le témoin d'un certain nombre de flux financiers opaques, des commissions, des rétro commissions, en particulier sur la Françafrique. Ensuite que s'est-il passé ? Un rendez-vous qui a mal tourné ? Difficile à dire, en tout cas, quand on décrit le pedigree de ces personnes proches du SAC, on voit bien que ce ne sont pas des poètes ! On peut notamment se demander ce que faisait Boulin, le soir de sa disparition, près de Rambouillet. 
J'ai découvert qu'à cet endroit, tout près du lieu où on a découvert son corps, se trouvait la résidence du "Monsieur Afrique" de Giscard, René Journiac, ancien bras droit de Foccart. C'était le QG de Journiac, avec une ligne directe avec l'Elysée. C'est une hypothèse mais on peut raisonnablement penser que si Boulin voulait répliquer à ses détracteurs en agitant les dossiers de Françafrique, il pouvait avoir un rendez-vous avec Journiac pour faire passer son message. Le même Journiac trouvera la mort peu de temps plus tard en Afrique. Il avait eu le malheur d'emprunter un avion prêté par Bongo qui s'est écrasé...

AD Pour cette enquête, vous avez beaucoup voyagé et rencontré de nombreux témoins, j’ai compté 31 interviews dans l’album mais j’imagine que vous en avez recueilli beaucoup plus. Je trouve ces interviews très intéressantes pour le lecteur parce qu’on se trouve embarqué dans cette enquête et qu’on y voit ses difficultés, ses piétinements. Mais aussi ses pressions. Est-ce que parfois en tant que journaliste, Benoît Collombat, vous n’avez pas des doutes, des scrupules à rendre public un témoignage ? Parce que cela peut mettre en danger la personne interrogée. Je pense à ce témoin, Bernard Fonfrède, que vous avez interrogé en 2003, qui reconnaît avoir détruit des dossiers de Boulin et qui, suite à cette interview, va être battu à mort.
 BC Effectivement, il a failli mourir. J'ai recueilli son témoignage en 2003, puis je l'ai diffusé sur France Inter. C'est lui qui raconte comment il a détruit les dossiers de Boulin avec les membres du SAC. Et quelques jours après, il va être agressé. Il tombe dans le coma. Quand on le retrouve avec Etienne, il ne se souvient plus de rien. Tout ce qu'il raconte, c'est ce qu'on lui a rapporté. Deux personnes l'ont approché, lui ont parlé de son témoignage sur France Inter et lui ont demandé de se taire. Il rentre chez lui bouleversé et raconte ce qu’il s'est passé à sa femme. Sorti dans son jardin, il se fait agresser. Sa femme le retrouve dans une mare de sang. Traumatisme crânien. Il s'en sort de peu par miracle. Manifestement, cette agression était liée à son témoignage à mon micro.
C'est toujours une responsabilité quand on donne la parole à un témoin, surtout dans une affaire sensible. Parfois, il faut protéger l'identité de sa source, après avoir vérifié sa crédibilité, bien sûr. Dans cette affaire, malgré les années passées, certaines personnes ont toujours la crainte de parler. Mais parfois, elles sortent de leur silence malgré tout. Jean Charbonnel, par exemple, ancien ministre gaulliste a fini par dire qu'un des cofondateurs du SAC, Alexandre Sanguinetti, lui avait tout de suite expliqué que Boulin avait été assassiné et qu'il lui avait révélé deux noms.
AD Ceux qui sont dans le coffre de sa femme ?
ED Oui, le ministre en question avait placé ces deux noms dans son coffre-fort. On avait prévu d'aller voir Jean Charbonnel, mais il est décédé avant qu'on le rencontre. On a vu sa veuve qui nous a simplement dit : "le coffre fort, maintenant c'est moi !" Cela nous renvoie au fait qu'il fallait vraiment faire ce livre maintenant. La plupart des témoins qui étaient aux responsabilités à l'époque sont à présent très âgés. Certains sont morts pendant qu'on faisait le livre, comme Charles Pasqua qu'on nous a cité sans arrêt. On voulait vraiment le rencontrer. Lui ne voulait pas, il est mort pendant qu'on faisait les dernières pages de ce livre.
 AD Du coup, cela donne lieu à cet intermède récurent où vous tentez de prendre rendez-vous avec lui et où vous êtes sans cesse éconduits par son entourage. On en rit, on attend presque ce moment, cela devient un intermède comique. Mais Pasqua va mourir sans que vous ayez pu décrocher ce fameux rendez vous... 

L’album s’achève en juin 2015 avec un coup de théâtre : suite à une nouvelle plainte de Fabienne Boulin, la fille du ministre, l’enquête sur la mort du ministre est rouverte et examinée au tribunal de Versailles. Est ce que vous pensez que, 36 ans après, cette affaire a une chance d’être véritablement éclaircie ?
BC Eclaircie complètement, c'est difficile à dire. Beaucoup de pièces à conviction ont été détruites illégalement. Cela rend délicates les contre-expertises scientifiques. Mais il y a encore des témoins vivants qui peuvent témoigner sur procès-verbal. La thèse inepte du suicide pourrait au moins être battue en brèche. Symboliquement, ce serait important. C'est comme pour l'assassinat du juge Renaud, ce n'était pas n'importe quel juge. Un ancien résistant, un homme atypique mais intègre. Boulin, gaulliste social, résistant aussi, un homme qui avait le sens du bien commun, de l'intérêt général. C'est une aussi une certaine façon de faire de la politique qui a été tuée avec sa disparition. Qu'il y ait une enquête digne de ce nom pour un serviteur de la République comme lui, cela me paraît la moindre des choses.

AD Quand on finit l'album, on reste un moment sidéré de voir comment a pu dysfonctionner à ce point la démocratie. C’est assez terrifiant de voir combien on est plus proche d’un fonctionnement de dictature que de démocratie. Et du coup évidemment, on peut légitiment se demander à quel point ce système a pu laisser des traces dans le fonctionnement du pouvoir actuel ou dans les partis politiques ?
BC Des traces ont été certainement laissées. Bien sûr, le SAC est dissous en 81 mais ce n'est pas parce qu'il disparaît que tout ce qui s'est passé avant disparaît ! Tout cela diffuse, infuse forcément et a structuré toute une génération politique. Nicolas Sarkozy par exemple était un jeune militant à l'époque. Mais ses deux parrains, un mot ici employé sans malice, étaient Charles Pasqua et Achille Peretti, le maire de Neuilly, membre du conseil constitutionnel. Deux personnages politiques qui font partie du "paysage" de ces "années de plomb" à la française. Pour s'en convaincre : il y a une scène incroyable, attestée par un enregistrement à propos d'Achille Peretti. Il débarque peu de temps après la mort de Robert Boulin chez sa veuve en lui proposant de l'argent pour qu'elle se taise. Il sait qu'elle ne croit pas au suicide, elle lui dit  : "je sais tout !" Il lui répond : "et bien alors, faites sauter la République !" Les anciens responsables du SAC n'ont visiblement pas envie de remuer tout ça. Par exemple, Jacques Godfrain, trésorier du SAC, entendu par la commission d'enquête parlementaire, ministre de la Coopération, n'a pas voulu nous parler, estimant que toute cette histoire n'intéressait pas les gens. Il est à présent le président de la fondation de Gaulle...
ED Une anecdote aussi quelques jours après la sortie de notre livre. Dans le cadre de l'affaire Bigmalyon, Jérôme Lavrilleux, un des proches de Sarkozy a accepté de parler un peu de la façon dont la campagne de Sarkozy a été financée. Dans le Nouvel Obs, un journaliste lui demande s'il craint pour sa sécurité personnelle à force de faire des révélations, et Lavrilleux dit " je n'aimerais pas devoir apprendre à nager dans 25 cm d'eau comme Robert Boulin". L'affaire Boulin reste bien dans les mémoires et l'ADN de la Vème République.

Questions du public
-Pourquoi avoir fait le choix du noir et blanc ?
ED Dans un livre de bande dessinée, je ne mets que des éléments qui soient narratifs. Mon souci est de raconter. Tout ce qui n'est pas narratif dégage ! Pour Cher pays de notre enfance, il s'est avéré assez vite qu'on n’aurait pas besoin narrativement de la couleur et qu'elle ne serait qu'une contrainte. Donc, on a choisi dès le départ de faire un livre en noir et blanc… enfin pas tout à fait en noir et blanc d'ailleurs ! C'est un gris que j'ai fait au pinceau et à l'encre. Il n'a pas à vocation à refroidir ou à rendre clinique le récit, au contraire il doit donner de la chaleur, du volume, de la lumière. C'est de l'encre noire diluée au pinceau avec de l'eau. C'est du lavis et c'est une technique que j'adore travailler. Je trouve que c'est une technique qui a les avantages de la couleur sans ses inconvénients ! C'est moins long et moins fastidieux que la couleur, tactile et agréable.

-Faites-vous un lien aujourd'hui entre toutes ces affaires anciennes du SAC et l'arrivée de l'extrême droite ?
BC La guerre d'Algérie est une question centrale dans l'histoire qu'on raconte. Ses racines et sa violence résonnent encore aujourd'hui. L'extrême droite a des liens avec les réseaux que l'on décrit. C'est l'histoire d'une "zone grise" de la République avec des malfrats, des mercenaires qui sont utilisés par différents réseaux. La question que l'on pose, au delà du SAC dans ce livre, c'est celle de la violence légitime, l'histoire d'une violence française. C'est à dire que cette violence qui était légitime pendant la Résistance commençait à l'être beaucoup moins pendant la guerre d'Algérie. Pour lutter contre le FLN, puis l'OAS, le pouvoir gaulliste va se salir les mains, fermer les yeux, utiliser ces fameux réseaux. Dans ces années 60/70, avec la dérive mafieuse de ces réseaux, cette violence devient illégitime. L'extrême droite fait donc aussi partie de ce paysage-là. Cette histoire a été mise sous le tapis de la Vème République. Elle ne figure pas dans les livres d'histoire. On n'a pas cherché à la raconter avec un a priori moralisant. On met simplement les éléments sur la table, ensuite chacun s'en saisit comme il l'entend. Mais on part du principe que quand on connaît cette histoire là, en tant que citoyen, on est plus libre pour agir, tout simplement.
-Quand on s'intéresse à l'histoire de notre pays, on n'en a pas forcément les clés pour comprendre. On est au courant des événements, on n'est pas ignorant, on sait ce qui s'est passé ! Mais, on n'a pas les clés et j'espère avoir des clés avec votre ouvrage !
ED Effectivement, dans notre ouvrage, on dévoile peu de choses inconnues mais on les met en ligne, on les met en réseau : le "suicide" de Boulin, l'assassinat de Renaud, le SAC à l'usine, ce sont des choses connues mais pas forcément mises en lien. Le fait de tirer cette ligne entre ces quatre chapitres, c'est une façon pour nous de donner du sens à des choses qui prises isolément n'ont de sens qu'en tant qu'événements ponctuels. Mais si on les relie, on trace une ligne qui alimente la Vème République telle qu'elle est active maintenant. Vous avez raison, ce n'est pas tant la connaissance qui manque, c'est plutôt la culture qui permet de lier les différents événements.


Un grand merci aux auteurs invités !









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