Rencontre organisée par la librairie Bulle, Le Mans,
le 18/10/2015
Animée et retranscrite par Agnès Deyzieux
Samuel, Libraire Bulle
J’ai rencontré Paul et Gaetan Brizzi dans une
galerie parisienne où ils exposaient. Je suis tombé en admiration devant leur
travail, un album intitulé Opéra.
Sachant que la librairie Bulle ouvrait quelques jours plus tard, je leur ai
demandé s’ils n’avaient jamais fait de bande dessinée et s’ils voulaient bien,
malgré tout, être présents pour une dédicace. Autant vous dire que je
n’oublierai pas qu’ils étaient là pour cette première fois ! Ils ont un
parcours extraordinaire dans le monde de l’animation, que je vous incite à
aller voir. Ils ont dirigé un studio d’animation en France et ont travaillé
pendant une dizaine d’années pour des studios à Los Angeles (Disney,
Dreamworks…), un parcours remarquable et malgré tout cela, ils étaient comme
des gamins avec cette envie de faire de la bande dessinée, me disant que
certainement ils y arriveraient ! Deux ans plus tard, quelle joie de les
retrouver ici pour cet album La cavale du
Dr Destouches, associé à un grand nom du cinéma et du théâtre, Christophe
Malavoy, qui a très simplement, très gentiment accepté d’être là ce soir et je
l’en remercie tout particulièrement !
CM Nous sommes très
heureux d'être là pour vous présenter un travail dans lequel nous avons pris
beaucoup de plaisir, les frères Brizzi et moi même. C'est notre première
expérience de la bande dessinée et je pense que ce ne sera pas la dernière !
Cela nous a donné l'envie de poursuivre ! Nous allons parler bien entendu de
Louis-Ferdinand Céline. Auparavant, je vais vous lire quelques textes de cet
auteur. J'aimerais à travers cette lecture vous donner à voir une image plus
large, plus nuancée, moins stéréotypée, de Céline, pour illustrer la poésie, la
tendresse, la compassion, cette façon qu'il a de traduire cette vérité humaine,
cette sensibilité à fleur de peau, cette simplicité, cette humanité.
Extrait
D'un château l'autre, un passage concernant la mort de la chienne Bessie,
un animal adopté par Céline dans son exil au Danemark et qu'il a ramené à son retour en France.
Extrait de Voyage au bout de la nuit, la séparation avec Molly, à Détroit
Extrait Voyage
au bout de la nuit, "les crépuscules, sans cet enfer africains, se
révélaient fameux. On y coupait pas...."
Extrait de Mort à crédit, la scène charnelle et truculente entre Antoine et la
patronne.
CM Céline nous touche
au plus profond parce qu'il est quelqu'un de très simple. Ce n'est pas
quelqu'un qui est dans le commentaire ni dans l'explication. Il disait
'"L'émotion, il ne faut pas lui laisser le temps de s'aligner en
phrases". Il a un style, il ne cherche pas à montrer qu'il sait écrire, Il retire tout ce qui semble ressembler à de l'effort. Quand on lit
Céline tout semble simple, coulé. Chaque mot est à sa place pour piquer, donner
le ton et c'est cette petite musique qui parvient à traduire quelque chose qui semble nous appartenir. Il s'adresse à nos sens, ce n'est pas un intellectuel, il
avait horreur des idées, des gens qui développent des messages dans leurs
livres. Il n'y a pas d'idées chez Céline. Il y a bien sûr des sentiments. Il regarde
des êtres vivre, s'aimer, se tromper, se haïr... Il fait un portrait terrible
de la nature humaine mais il faut bien reconnaître que cette nature humaine
n'est hélas pas toujours magnifique. Il met notre misère et notre lâcheté à nu. Des vérités qui ne sont pas toujours faciles à entendre.
AD Christophe Malavoy,
on voit connait bien pour votre carrière au cinéma et au théâtre.et votre
travail d'auteur. Mais on sait peut-être un peu moins que vous êtes un fin connaisseur de Céline, de sa
vie comme de son oeuvre. Vous avez écrit un livre sur lui en 2011. Céline même pas mort ! où vous imaginez
un dialogue actuel avec lui. D'où vous vient cet intérêt pour Céline ? Comment avez-vous
découvert cet auteur ? Qu'est ce qui vous séduit particulièrement chez lui ?
CM Pour Céline, cela
fait très longtemps que je travaille sur cet auteur. Je me suis passionnée pour l'écriture de Céline puis très vite pour l'homme, sa vie, ses combats, ses paradoxes... J'ai aussi lu beaucoup de choses qui ont été écrites sur lui. J'ai
rencontré les biographes de Céline, surtout François Gibault qui a écrit la
première biographie très exhaustive de Céline. Il m'a fait rencontrer Lucette
Destouches, sa veuve qui vit toujours et à qui je rends visite très
régulièrement depuis plusieurs années. Elle est très heureuse d'avoir vu
l'aboutissement de cette bande dessinée.
Céline est un personnage très complexe. Je me
suis aperçu que beaucoup de gens parlaient de Céline, avaient une opinion sur
lui. Dieu sait que c'est un nom qui provoque des réactions dans le
public ! Mais ces personnes avaient déjà des opinions sur lui sans l'avoir
forcément lu. Ils ont lu Voyage au bout
de la nuit et encore, sans parfois arriver au bout. Et puis, il y a aussi
les pamphlets, incontournables pamphlets, antisémites, virulents, très violents.
Céline en interdira la republication en 1945. Sa veuve a respecté cette
volonté, ses pamphlets ne seront pas réédités en France. Mais en littérature,
on n'est pas là pour juger un homme mais pour juger une oeuvre. L'important
pour moi, c'est l'oeuvre de Céline, même si elle comporte des choses qui sont
aujourd'hui condamnables. Les pamphlets ne peuvent pas cacher tout le reste de
son oeuvre. J'ai donc voulu montrer à travers ce travail un homme à multiples
facettes.
AD Vous souhaitiez au
départ réaliser un film sur Céline et
également jouer au théâtre Les entretiens
avec le professeur y, un court roman de Céline où il imagine sa propre interview
avec ce professeur Y. Au final, c'est une
bande dessinée qui parait ? Que s'est il passé ?
CM C'est vrai, j'ai
écrit un scénario pour le cinéma. Mais Céline dérange encore beaucoup
aujourd'hui. Pour l'instant, je n'ai pas
réussi à monter ce film. Ensuite, j'ai rencontré les frères Brizzi, et le
scénario a évolué vers un film d'animation. Mais il reste encore en projet même
si je ne désespère pas de convaincre des producteurs de mettre de l'argent dans
ce projet.
AD Toujours à cause de cette image sulfureuse de Céline ?
CM On est aujourd'hui
dans une époque où les gens n'osent plus dire les choses, on est dans le
politiquement correct, le policé. Sur un plateau de télé, les animateurs ont
peur de parler de Céline, ou que les choses dérapent. Je ne suis pas là pour
réhabiliter Céline, il ne s'agit pas d'épouser ses thèses mais de mettre sa
littérature à portée du public. On n'est pas toujours obligé de mettre les
pamphlets de Céline au premier plan. Ensuite au théâtre, j'ai eu envie de
mettre en scène Les entretiens avec le
professeur Y qui est un dialogue entre Céline et un homme qui vient le rencontrer à l'abri des regards. Céline se raconte, parle de son style, de sa petite invention "l'émotion du langage parlé à travers l'écrit", puis l'entretien devient de plus en plus un véritable délire ! Là encore, c'était compliqué de faire accepter Céline sur scène.
AD Et donc, la bande dessinée serait un espace beaucoup
plus libre ?
CM Oui, en tout cas,
Futuropolis nous a accueillis avec beaucoup de liberté et un grand plaisir. Ils
nous ont suivis dans ce projet. La bande dessinée est un moyen d’expression
très proche du délire célinien. Le dessin nous permet une grande liberté
d’invention. Il y a vraiment une grande matière chez Céline, une truculence,
que vous avez entendue dans le dernier texte que je viens de lire. Dans notre
bande dessinée, il y a aussi des pages où la dimension charnelle et érotique s'exprime totalement. Le
dessin permet vraiment une expression très forte dans la truculence, la
sensualité, ce côté très rabelaisien cher à Céline.
AD Avant de réaliser
cet album, quel rapport entreteniez-vous
avec la bande dessinée ? Vous en lisiez ? Est- ce que cette expérience avec
ces messieurs Brizzi a changé l’ide que vous vous en faisiez ?
CM J’ai lu de la
bande dessinée quand j’étais jeune. Les Pieds Nickelés, Tintin, Achille Talon,
Lucky Luke… Ensuite, je me suis tourné vers la littérature. Mais je me suis
aperçu que la bande dessinée avait pris beaucoup d’ampleur, qu’elle était
devenue un art à part entière. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir des
choses que je ne connaissais pas, des auteurs comme Gibrat, Bilal, Moebius, Claeys… Le support me paraissait vraiment intéressant
et la rencontre avec les frères Brizzi a été une opportunité formidable pour
pouvoir parler de Céline. Le dessin permet de mettre une certaine distance. On
n’est pas avec le personnage incarné physiquement. Mais c’est une distance qui
permet d’atteindre une certaine vérité.
AD Cette bande
dessinée s'appuie sur les derniers
romans de Céline que sont D'un Chateau
l'autre, Nord et Rigodon, que l'on peut considérer comme trois volets d'un
même roman qu’on surnomme La Trilogie allemande Elle met en scène l'équipée incroyable du
docteur Destouches à travers l'Allemagne dévastée de la fin de la guerre. Le
docteur Destouches est le nom réel, le nom d’identité de Céline qui était son
nom de plume, emprunté à sa grand-mère.
En 44, Le docteur Destouches s'enfuit de
France pour le Danemark via l’Allemagne avec sa femme Lucette, le chat Bébert
et pendant un moment avec le comédien Le Vigan, personnage excentrique et
insupportable. Cette bande dessinée, ce n'est donc pas une biographie de Céline
puisqu’elle se concentre sur cette période 44/45, ce n’est pas non plus une
adaptation impossible probablement à réaliser de ces 3 romans. Comment
qualifieriez donc cet album par rapport
à l'oeuvre de Céline ? En bref, qu'avez-vous voulu montrer ?
CM Pour ce scénario,
je me suis appuyé sur la Trilogie allemande, J'ai pris aussi des éléments dans sa correspondance, dans Mort à Crédit,
je suis allé piocher dans tous les livres qu'il a écrits. Cela a été un long travail de
recherche et de documentation pour parvenir à composer une histoire et faire un
portrait de Céline. Le titre La cavale du
Dr Destouches renvoie au métier de médecin de Céline qui se définissait
comme médecin des pauvres. Il avait choisi sa vocation qui était la médecine et
pas du tout l'écriture.
J'ai surtout voulu sortir des idées reçues,
donner un autre regard, éviter de répéter ce que l'on a entendu sur Céline,
montrer des choses dont on ne parle jamais à propos de Céline pour essayer de
construire sa propre idée sur cet homme.
Par exemple, il habitait rue Girardon à
Montmartre, au cinquième étage et juste en dessous habitaient Robert Champfleury
et Simone Mabille, de grands résistants. Céline était au courant de toutes
leurs activités, y compris des caches où les juifs se planquaient. Robert
Champfleury n’hésitait pas à faire appel au Céline médecin pour soigner des
personnes qui avaient été torturées par la Gestapo. Céline avait donné sa
parole de ne jamais livrer aucune information. Il savait tout ce qui se passait
à Montmartre, où étaient planqués les gens qui refusaient d’aller en Allemagne
pour le STO, les personnes recherchées… Céline n’a jamais rien dit. Il a pu dire
des choses terribles sur les Juifs mais jamais il n’a dénoncé personne. C’est
une scène qu’on voit dans la bande dessinée.
J’ai voulu montrer cet homme
contradictoire et complexe qui déteste les Juifs et en même temps les protège.
Il avait même beaucoup d’admiration pour les Juifs : ils avaient selon lui
le sens de la communauté, de la protection de leur groupe… Céline est une
succession de paradoxes. Médecin hygiéniste, c’est un homme peu soigné, avec
des vêtements troués, sales, graisseux, plein de tâches ! Etrange pour un
médecin hygiéniste !
Il a toujours été médecin même lors de cette cavale apocalyptique
dans l’Allemagne nazie, il a continué à pratiquer la médecine, de porter des
soins à ses compatriotes, d’acheter des médicaments en contrebande avec son
argent personnel d’ailleurs. Il y a aussi la dimension de médecin des pauvres,
celui qui pratique la médecine du dispensaire, celui qui côtoie la misère et
souffrance. Il sait de quoi il parle ! Il a aussi lui-même beaucoup
souffert, il était atteint de nombreuses maladies : le paludisme, la
dysenterie, le vertige de Ménière, et des maux de tête qui l’obligeaient à
s’aliter. Il était insomniaque, ce qui le rendait fou. Sans compter son bras
invalide suite à sa blessure de 1914. C'est un homme qui a cumulé toutes les pathologies et qui savait ce que souffrance voulait dire.
AD. Et son emprisonnement pendant 18 mois au Danemark n’a pas arrangé son état de santé…
AD. Et son emprisonnement pendant 18 mois au Danemark n’a pas arrangé son état de santé…
CM Oui, son
incarcération au Danemark a aggravé son état de santé déjà précaire. Notre bande dessinée s'arrête avant son arrestation à Copenhague. Il ne reviendra en France qu'en 1951.
AD Pour écrire cette
bande dessinée, vous avez aussi été aidé par Mme Destouches, la veuve de Céline à qui vous dédicacez l'album.
Elle apparaît comme un personnage discret dans l'album comme d’ailleurs dans
les romans de Céline. Elle a tout de même plus de présence dans la bande
dessinée ! De quelle manière peut-on dire qu'elle a participé à l'élaboration
de votre travail ?
CM Ce sont surtout
des petits détails qu'elle m'a confirmés. La biographie de François
Gibault est très exhaustive. C'est surtout sa confiance qui m'a beaucoup aidé. Quand on
a ce soutien moral, on avance avec davantage de force. De façon générale, elle
refuse les visites. Elle sent très vite si les gens sont là pour se servir
d'elle. Mais elle a compris mes intentions. C'est une femme très délicate et
mystérieuse. J'essayais toujours de l'imaginer avec Céline, elle si délicate,
avec une petite voix, en retrait face à un Céline qu'on peut imaginer
envahissant, complexe et difficile à vivre. Mais je pense qu'ils se sont
beaucoup aimés. C'était une danseuse qui a inventé la technique de la danse au
sol, avec le miroir au plafond, une technique qui est reconnue et se pratique
encore aujourd'hui. Céline adorait la danse qu'il considérait comme la
quintessence de l'art, l'art qui lutte contre la pesanteur et le temps. Voir
quelqu'un qui s'élève, qui tient comme de lui même dans l'espace, c'était la
magie pour lui qui trouvait les hommes lourds, lourds de lenteur insistante.
Regardez un homme marcher, disait-il, comme il est lourd ! Regarder un animal
se déplacer, c'est la grâce !
AD Vous avez en quelque sorte respecté un principe narratif cher à Céline avec la mise en place d'un
procédé d'allers retours dans le temps. Au début de l'album, on voit Céline
dans son lit dans sa maison de Meudon à la fin de sa vie et durant tout
l'album, on reviendra à cette scène qui permet au narrateur de faire des
commentaires et le lien entre les différentes scènes. Ce principe narratif
s'est imposé rapidement dans l'élaboration du scénario ?
CM Oui,
c'est une façon de respecter le principe de la digression, cher à Céline. Il aime parler
d'une chose, puis d'une autre, tous ces chemins de traverses qu'il emprunte viennent nourrir son
sujet. Ce n'est pas quelqu'un qui raconte une histoire, ce sont des histoires
qui se racontent et qui font que cette histoire se rassemble. Et il nous parle
directement, se met à la place du lecteur. J'ai repris aussi cette technique d'interpeller le lecteur
directement.
AD Comment avez vous procédé dans le choix des scènes parmi toutes celles présentées dans ces romans ?
Avez-vous souhaité une alternance de scènes intimistes avec des scènes plutôt
truculentes, je pense au fameux rendez vous avec Mme Dame Frucht ou la scène des
cabinets dans l'hôtel Lowen à Sigmaringen ? Y a-t-il des scènes que vous
auriez aimé faire figurer mais que vous avez dû sacrifier ?
CM Oui,
il a fallu faire des choix. Et c'est là que les frères Brizzi interviennent !
On a choisi ensemble les scènes qui se prêtaient le mieux au dessin. J'avais
fait des coupes déjà dans toute la matière que j'avais réunie pour arriver à
une histoire qui ne fasse pas plus de 90 pages. Et les frères Brizzi se sont
investis dans ce scénario en se demandant où le dessin pouvait être le plus
puissant ou le plus intéressant.
GB On a abordé cet album comme un story board. On a découpé
avec Christophe pour avoir le choix le plus judicieux possible, sachant qu'on
voulait trouver le juste équilibre entre les scènes dramatiques, apporter l'humour
qui est toujours en filigrane dans la littérature de Céline mais on voulait
aussi se donner cette liberté d'aller vers la caricature, surtout dans les
portraits. On s'en est donné à coeur joie avec Le Vigan ! On voulait vraiment
le caricaturer, qu'il devienne un clown dans ce trio, avec ses excès, sa
veulerie. Même graphiquement, on a forcé un peu le trait.
Pour revenir au
découpage, on a dû beaucoup couper dans le scénario de Christophe parce qu'il
fallait rester dans les 90 pages et donc, on a essayé de garder l'essentiel de
cette cavale. On a aimé l'idée de finir l'histoire avec la mort de la mère de
Céline,alors qu'il se passe encore autre chose avant son emprisonnement au
Danemark. Mais cela nous semblait la juste borne pour finir ce scénario. On a
eu de nombreuses séances de travail avec Christophe, en lui présentant aussi
des esquisses, des croquis qui découpaient la mise en scène de chaque page pour
ensuite passer à l'exécution finale.
AD Comment avez-vous
opté pour le noir et blanc ?
Cela semblait s’imposer pour l’univers célinien ? Avez-vous fait des
tentatives couleurs ?
GB Non, pas du tout !
Je dois avouer qu'on a tout de suite pensé au noir et blanc. Il faut dire que
le crayon est notre outil de prédilection ! On vient du cinéma et ça nous
beaucoup aidé pour le travail d'adaptation du scénario. On a l'habitude de
faire des coupes, de pratiquer l'ellipse ou d'associer certaines séquences dans
une même situation et il le fallait, car il y avait matière à faire 3 ou 4
albums ici ! On a aussi l'habitude de travailler nos story board de cinéma au
crayon noir. On a gardé cet outil pour aborder la bande dessinée. Le noir et
blanc permet d'évoquer une période passée, de traduire aussi une lumière
dramatique. C'est un livre où il y a beaucoup d'humour mais aussi un contexte
dramatique fort. Il y a l'éructation de Céline qui vomit parfois sa haine de
certaines choses, des institutions comme des lieux communs. Le contraste du
noir et blanc nous permettait d'être en symbiose avec le contenu lui-même.
AD
Comment vous êtes-vous organisé pour la réalisation
graphique puisque vous avez travaillé ensemble ? L'un travaille plus les
décors, l'autre les personnages ?
GB : Oui, sur le plan
artistique, on doit à Paul tous les personnages et moi j'ai fait les décors.
Paul s'est ingénié à attraper la ressemblance des personnages. N'oublions pas
que ce sont des personnages qui ont existé, qui sont emblématiques d'une
certaine époque. Il faut donc pouvoir les reconnaître. Le plus dur; c'était
Céline, car on le voit apparaître à deux étapes de sa vie : dans le temps
présent du récit, à Meudon, perclus et souffrant, qui s'adresse aux lecteurs,
décidé de mettre fin à tous les on-dit, puis il nous emmène dans un récit en
flash back. Au delà de la ressemblance recherchée, il y avait la caricature,
l'exagération. Pour traduire à travers un visage des émotions, une force
d'expression, pour montrer la profondeur et en même temps la violence de l'âme
humaine.
En ce qui me concerne, je me suis occupé des
décors. Je me suis beaucoup documenté sur cette époque là, sur les avions, l'architecture.
Les personnages descendent dans des hôtels qui ont existé. Et là, ce n'est
parfois pas facile de trouver des documents encore visibles car ils ont souvent
été détruits par la suite. Par contre, les ruines à dessiner, c'est facile !
CM Il y a un très beau travail de nuances et de détails. Le dessin
est dans cet album très fouillé. Il y a des vignettes sur lesquels on peut
vraiment s'attarder pour regarder des détails, des personnages, des
expressions. Il y a une foire d'empoigne à un moment avec 50 personnes dans le
cadre, tout le monde s'arrache les cheveux, les vêtements ! C'est tout en
mouvement, et là, on sent toute l'expérience de l'animation des frères Brizzi.
Leur dessin n'est jamais figé, il est toujours dans la dynamique comme l'écriture de
Céline.
PB : Lorsqu'on aime
dessiner, c'est un vrai plaisir d'illustrer un auteur comme Céline. Quand on a
écouté le dernier extrait lu par Christophe, tout le monde voyait la scène.
Après, il n'y a plus qu'à illustrer ! On voit entre les lignes de Céline, et
donc on est inspiré ! Il en est de même pour certains grands auteurs comme
Cervantès ou Victor Hugo. Pour moi, j'appelle cela des auteurs inspirés, c'est
ceux que j'aime lire, ce sont des écrivains qui me donnent à voir ! Cela a été presque
facile dans ce sens pour nous, car il n'y avait qu'à illustrer ! De plus,
Céline est lui-même dans la caricature. Je ne pense pas l'avoir trahi en allant
assez loin, avec par exemple ces gueules d'allemands !
AD Oui, et même dans
les silhouettes, parfois très cartoons, on a ces gros personnages ventrus sur
des toutes petites jambes !
PB : Et quand une
gifle part, on sent que ça part de loin et on sent que le type valdingue de
l'autre côté de la pièce ! On a essayé de traduire ça. Et ce côté cartoon, on
ne voulait pas s'en priver !
AD Et ce n'était pas
trop difficile de marier avec le dessin ce côté comique et l'aspect tragique du
récit ?
PB Oui, il s'agissait
de bien savoir quand est ce qu'on pouvait basculer tout à coup à la faveur
d'une phrase ou d'une ellipse. Pour la scène des toilettes dans l'hôtel, si
comique, décrite dans D’un château
l'autre, cela allait de soi. Par contre, il y a d'autres moments comme la
fuite en voiture avec Van Raumnitz, qu'on voulait dramatiser. On y introduit
alors un éclairage beaucoup plus dur, plus cru. Parfois, c'est sur trois pages,
parfois sur trois cases. Céline a des diatribes terribles contre la littérature,
contre Mauriac, Sartre, Proust. Alors, on a mis le génie de la littérature en
scène qui défèque littéralement devant nous ! On s'est bien amusés !
GB C’est en cela que
cet album est vraiment fidèle à l’esprit de Céline !
AD Vous qui venez du
cinéma d’animation, quelles sont vos rapports avec la bande dessinée ? Comment
passe-t-on de l'animation à la bande dessinée ?
GB On avait eu une toute petite expérience de bande dessinée aux
Humanoïdes associés avec le personnage de Mata Hari il y a de nombreuses années
qui nous avait donné le goût et l’envie de faire de la bande dessinée (cf. Métal Hurlant, 2004). On s’était
dit : un jour, on fera quelque chose de sérieux ! La rencontre avec
Christophe a été déterminante. On a apporté à cet album un très grand soin, en
donnant le maximum de nous-mêmes. On a voulu faire plus qu’un beau livre.
J’aime bien les livres, en tant qu’objet même. Ici, on a choisi avec l’éditeur
la qualité du papier, on a beaucoup réfléchi sur la qualité des contrastes. On
a été exigeants, car le noir et blanc, c’est beau mais il faut être vigilants
aux nuances de gris, à la profondeur des noirs, à la qualité des blancs. Et on
espère que cette attention sera appréciée par les lecteurs.
PB On a eu d’autant plus de plaisir à faire cette bande dessinée
qu’on a ressenti une grande liberté. L’avantage par rapport au cinéma
d’animation, c’est cette liberté qu’on peut apprécier. Là, on est vraiment
nous-mêmes ! Je la revendique à 100% cette cavale du Dr Destouches car on
a pu s’exprimer totalement, de faire presque du Brizzi ! Même si cette
bande dessinée ne devait pas se vendre beaucoup, moi, je suis très content de
l’avoir faite !
AD On sait que Céline
appréciait le dessin mais aussi le dessin d’animation. Que pensez vous qu’il aurait
dit de votre bande dessinée ?
PB D'abord, on
pourrait être surpris que Céline, un homme grave, profond ait aimé le dessin
animé. Mais en fait, ce n’est pas si étonnant. Je pense que Céline a dû voir dans le dessin animé l’exagération
de l’expression humaine, la violence aussi qui passe facilement dans le dessin
animé puisqu'il y a un côté « ça ne se peut pas ! ». Mais Céline
a senti que ces créateurs de dessin animé étaient des gens qui étaient dans le
vrai. Donc, ça ne m’étonne pas qu’il ait aimé les dessins animés quand on
voit la violence de son écriture. Dans Mort
à Crédit, il décrit des bagarres homériques, au delà de tout réalisme. Cela
fait penser presque à du Tex Avery ! C’est violent et on est mort de rire
en même temps !
AD Il y a aussi un
personnage discret mais qui comptait beaucoup pour Céline, le fameux chat Bébert que vous mettez bien en
scène, en insistant sur sa fidélité et son attachement à ses maîtres. Cet amour
de Céline pour les animaux vous semblait aussi important à souligner ?
CM C’est
essentiel. Il trouvait que les animaux possédaient la grâce que les hommes
n’avaient pas. Céline a dédicacé un de ses romans : « Aux animaux…
aux prisonniers et aux malades » Il était entouré d’animaux :
son perroquet Toto, il avait plusieurs chiens, plusieurs chats, une grande
volière avec des perruches. Son voisinage à Meudon en avait d’ailleurs assez
d’entendre les chiens de Céline aboyer. Et lui, il les faisait aboyer encore
plus !
GB Oui, mieux vaut le lire que l’avoir comme voisin !
AD En tout cas, cet album peut plaire à un public large. Il
peut séduire un non lecteur de Céline, car c’est une très belle introduction au
personnage et à l’œuvre. Mais également il peut intéresser le lecteur de
Céline, il y a un côté ludique dans cette lecture. Comme un jeu de pistes, on retrouve une scène
qui nous avait marqué, un extrait dont on se remémore…
CM C’est
vrai. La cavale du Dr Destouches est
un album qui peut être lu par quelquun qui n’a lu aucun livre de Céline. Et
puis bien sur, quand on a lu le Voyage,
Mort à Crédit, la trilogie, on peut
avoir plaisir à retrouver des scènes mémorables que l'on a déjà lues Pour tous ceux qui ne connaissent pas l'oeuvre de Céline, c'est l’occasion de découvrir de manière ludique l'un de nos grands auteurs populaires.
Questions du public
Qui est Pascal Papisca que vous
remerciez à la fin de l’album ?
Merci Madame, d’avoir lu
l’album jusqu'à la dernière page ! Pascal Papisca, c’est l’homme qui nous
a mis en relation avec Christophe Malavoy. C’est une personne de notre famille,
un grand cousin, un peintre très talentueux qui se trouve être un voisin de
Christophe. C’est comme ça qu’on s’est rencontré et qu’on s’est trouvé plein de
choses à se dire. Avant de parler même de Céline, on a échangé sur la peinture,
la littérature, le cinéma…
Serait-il possible qu’il y ait un second
tome ?
CM
Oui, ce serait tout à fait possible. Mais il faut déjà attendre de voir comment
le public va accueillir cet album ! On a voulu arrêter le récit à la mort
de la mère qui marque un coup d’arrêt dans la vie de Céline.
Mais la vie de Céline est riche et il y aurait bien
sûr matière à raconter aussi bien après, qu’avant ! On peut aisément imaginer tout l’épisode de la planque au Danemark, l’arrestation de Céline, la prison,
la séparation avec Lucette… Dans notre album, nous achevons notre récit avec l’interview que Madeleine Chapsal fait de Céline à Meudon, lors de la sortie de D'un Château l'autre, en 1957.
PB Oui, on s’est amusé à reprendre tel quel un document
photographique- jusqu'à la place du paillasson ! qui montre cette
journaliste, une des rares à avoir été tolérée à Meudon pour interviewer
Céline, vieillissant « au bout du rouleau » comme il dit.
Sinon, pour finir, on n’a
rien de prévu concernant une suite éventuelle. Mais on a eu beaucoup de plaisir
à travailler ensembles, on s’entend très bien et on est devenu amis. Si l’album
est plébiscité par le public, pourquoi pas ? On est ouvert à tous les
projets ! On vous tient au courant !
La rencontre s'est achevée sur
une dernière lecture, extraite de Mort à
Crédit. "Quand je trouverai le Bon Dieu, chez lui, je lui crèverai,
moi, le fond de l'oreille..". Vous pouvez voir l'extrait vidéo de cette lecture ici ! (durée : 1 minute 10)
Merci à tous !
Au début de la rencontre, C. Malavoy a tenu à rappeler le
rôle de l'association SOS Amitié dont il est le parrain, "une association qui
vient en aide à ceux qui vivent difficilement (.......)qui a besoin de dons et d'écoutants.
Nous vous renvoyons ici vers cette association.
Merci à Stéphane pour les photos et la vidéo ! Son site Portraits d'auteurs est toujours ici
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