Interview de Jean-Marc Rochette
Ailefroide, altitude 3954
Casterman, 2018
Retranscription
de la rencontre publique à la librairie Bulle, le Mans, vendredi 20 avril 2018,
par Agnès
Deyzieux
Vous
venez de publier Ailefroide, altitude 3954. Dans ce récit autobiographique, vous
revenez sur votre adolescence et votre jeunesse, période pendant lesquelles
vous étiez fasciné par la haute montagne et vous vous destiniez à devenir
guide. Et pourtant, vous allez faire un autre choix, celui du dessin et d'une
carrière artistique. Qu’est-ce qui vous
a donné envie de raconter ce moment charnière de votre vie ?
Quand j'ai commencé la bande dessinée professionnellement
dans les années 78, j'ai débuté avec Edmond Le Cochon. L'accident que je vais
relater a eu lieu en 1976. C'était peu de temps avant donc. Quand je parlai de
montagne à cette époque là, à Paris, cela n'intéressait personne ! Dans
ces années-là, il y avait une ambiance post-punk, assez cynique. J'ai reparlé
de cela beaucoup plus tard, avec mon éditrice de Casterman dans une soirée. Je
lui ai raconté quelques anecdotes. La plus connue, c'est la traversée de la
ville avec ma gueule cassée. Là, elle m’a dit : "des histoires comme cela,
ce n'est pas banal. Tu devrais y penser". J'avais envie de faire cela avec
quelqu'un qui m'écoute. J'ai donc bossé avec un co-scénariste. On a écrit très vite,
en deux mois. Après, l'album m'a pris un an et demi à réaliser.
Terminus-Ailefroide : je n'ai pu
m'empêcher de voir dans ces deux couvertures une forme de symétrie. Le personnage de Terminus, prêt à descendre en rappel
dans le noir et l'enfer fait étrangement écho à celui qui grimpe sur la
couverture d'Aile froide. Ici, on est toute de suite hissé vers le haut, dans
une quête de la beauté et d'immortalité. C'est étonnant chez vous ces rapports d'opposition
spatiale qui existe depuis le Transperceneige et que l'on retrouve ici : il y a
le monde d'en bas et celui d'en haut, celui de l'intérieur et de l'extérieur, celui
qui vous enferme et celui qui vous libère. Est-ce
que vous souhaitiez cette opposition visible entre ces couvertures et ces
albums ? Ou au contraire vous souhaitiez y inscrire, avec le personnage de
l'alpiniste, une forme de continuité ?
Exactement ! Terminus est aussi mon scénario.
J'ai travaillé avec le même co-scénariste. Je voulais vraiment y amener cette
idée d'enfer. Terminus, c'est au plus bas de ce que l'humanité peut imaginer. C'est
quand les femmes sont prêtres à extraire les enfants de leurs ventres. On est
au fond du trou. Ici, c'est l'inverse, c'est la recherche de la liberté. Par
contre, je n'avais pas fait le rapprochement. Bien sûr avant que vous ne me le
disiez, je m'en étais aperçu mais c'était totalement inconscient ! Oui, l'un
c'est l'enfer et l'autre le paradis. Il y a une opposition et une continuité.
C'est la suite mais ça n'a rien à voir !
Le récit s'ouvre dans un musée où vous semblez vous perdre dans
la contemplation d'un tableau, Le Boeuf
écorché de Soutine, tableau qui reviendra dans le
récit et qui semble revêtir un caractère prémonitoire puisqu'il incarne à la
fois l'art, l'émotion esthétique mais aussi la mort et la souffrance à laquelle
vous allez vous confronter. Etait-ce
important pour vous d'ouvrir le récit
sur votre première passion, cet univers de l'art ?
Oui, ce musée de Grenoble est très important pour moi et ce
tableau en particulier. Enfant, tu ne sais pas pourquoi tu
aimes telle chose. J'étais attiré par des peintres comme Soutine, comme Goya ou
les expressionnistes allemands, des choses plutôt dures. Je voulais commencer l'album
par ce tableau car la symbolique est évidente. Le personnage est devant un
morceau de sang, de viande. Plus tard dans l'album, il sera confronté par deux
fois à l'intérieur du corps. C'est ce que dit Bernard Amy (cf. en postface), la
montagne, c'est très spécial. Vous êtes devant un lieu blanc et bleu, vous vous
sentez immortel, en pleine forme, il fait beau. Vous faites une erreur. Deux
secondes après, vous avez la gueule arrachée ou vous vous videz de votre sang.
Cela va très vite. Vous êtes un demi-dieu, deux secondes après, vous êtes un
animal souffrant. Le Boeuf écorché,
c'est cela, c’est la menace qui pèse.
Cet
album est dédié à votre mère qui est présentée dans
le récit comme un personnage assez fermé, mutique, avec qui la discussion est
difficile. Il semble néanmoins que c'est à elle que vous devez cette sortie coup
de foudre, où vous tombez amoureux de la montagne avec cette irrésistible envie
d'ascension. C’est donc bien votre mère qui vous a poussé vers les sommets même si elle semble vous mettre aussi quelques bâtons dans
les roues ?
Oui, ma mère adorait la montagne et aussi la peinture ! Je suis vraiment son fils, c'est indéniable ! C'est vrai que
c'était une femme assez dure, à l'ancienne. Il y a plein de projets de films
déjà autour de l'album. Et je trouve que ce sera un personnage intéressant à
jouer, comme rôle de femme. C'est du féminisme avant l'heure. C'est une femme
qui a perdu son mari pendant la guerre d'Algérie. Ce n'est pas étonnant qu'elle
ait eu une vision assez noire. Il ne fallait pas lui demander d'être d'un
optimiste débordant ! Elle aimait la montagne mais elle avait un gros défaut.
Elle avait zéro peur ! C'est ce qu’il y a de pire !!
Le
titre de l'album Ailefroide, altitude 3954, fait référence
à un célèbre massif des Ecrins, mais ce nom incarne aussi dans le récit la
promesse passée avec votre ami Sempé de gravir le versant nord ensemble, quand
vous seriez assez aguerris. Ce titre est une forme de suspens annoncé, une
promesse d'aventure et de danger. Vont-ils y arriver ? Et c'est vrai qu'au
début tout semble vous sourire. Votre initiation semble magique et presque
facile. Les premières sorties sont sous le signe de l'insouciance, de la
jeunesse, de la séduction. Il y a toute cette première partie très exaltante où
on est dans l'aventure, où le danger est là mais stimulant sans oppression. Est-ce vraiment ainsi que vous avez vécu
cet apprentissage, avec autant de facilité et d'intrépidité ?
Oui, avec Philippe, cela se passait hyper bien ! On a fait
plein de voies ensemble. Jusqu'au moment où cela se complique et lui, comme
c'était un type qui aimait la vie, il a vite senti le danger. Dans les grandes
faces nord de l'époque, il y avait pas mal de morts comme à l'Olan. Le matériel
aussi était moins bon qu'aujourd'hui. Sempé, lui, a vu tous les clignotants
allumés au rouge.
Effectivement,
le récit va se corser et basculer peu à peu vers le tragique. La mort d'un jeune compagnon de cordée, Zartarian, va
engendrer un enchaînement d’événements dramatiques. Chaque sortie en montagne
que vous racontez va donner lieu à une anecdote toujours plus inquiétante. Il y
aura la
chute de pierres dans le couloir nord-est des Bans, l’orage et la foudre dans la face sud du Pavé, la chute de votre compagnon
Laroche à 50 mètres du sommet dans la voie Bonatti du Coolidge, autant d'événements
marquants et quasi prémonitoires qui vont aboutir à cet accident fatal avec
Chardin dont vous dites qu'il vous a poursuivi toute votre vie. Est-ce que c'est ce moment-là qui a marqué
votre point de rupture avec la montagne et le début d'une procédure de divorce
?
Oui, dans cet accident, là, je me suis vu
mort. Mais après, on a pu redescendre. Lui a été à l'hôpital, moi, au
final, je n'avais pas grand chose. Cela ne m'avait pas suffi ! Il y a beaucoup
d'exemples de grimpeurs qui ont des gros coups et ils s'y remettent tous. Un
grimpeur qui grimpe un peu dur, il y a toujours un moment où il tombe. Il y a
ceux qui n'ont pas de bol et qui meurent. Et les autres qui se blessent et qui
s'y remettent. Ce qui m'a surtout intrigué au cours de cette chute, c'est que
j'ai pensé au dessin. Je ne sais pas à quoi on peut penser quand on va mourir,
au fait qu'on n’aura pas d'enfants ou à quelqu'un... Mais moi, j’ai pensé au
dessin ! La chute était longue, ce n'était pas une chute droite, c'était
glisser dans un couloir. Et tu as le temps de réfléchir. Il y a une théorie
-philosophique ou physique- qui s'appelle l'univers-bloc où le temps n'existe
pas. Tout a été crée en bloc et nous, on est le curseur qui le découvrons.
C'est comme quand on voit le paysage depuis un train. On pourrait croire que le
paysage bouge mais c'est nous qui bougeons ! On a l'impression qu'on a une
chronologie ou un contrôle sur notre vie, mais en fait non. Dans cette chute-là,
j'ai eu l'impression que je regardais dans ce tunnel et je me disais, je ne
suis pas dans le bon scénario ! Ça m'a fait cogiter !
Pourtant, il y aura un autre accident, très
violent qui fait de vous une gueule cassée
de la montagne. Cet accident semble pour le lecteur plus traumatisant, plus
grave que le précédent. Pourtant, il ne
semble pas, du moins dans l'album, revêtir le même poids ni le même sens pour
vous que le précédent. Pourquoi ?
L'accident
précédent, je me suis vu en train de mourir. Celui-ci, c'est comme un accident de voiture. D'un seul coup, vous êtes
cassé. Par contre, ce que je découvre dans ce passage-là, c'est la souffrance du
corps. La mienne et puis ensuite, celle après de mon voisin de chambre, celui
qui meurt du cancer. J'ai 20 ans et là, je bascule dans la vraie vie. Avant, la
grimpe, c'était l'amusement. Celui qui est dans le combat, c'est ce type sur
son lit d'hôpital, ce n'est pas du jeu.
Au
cours de l'album, il y a toute une gestion du suspens qui fait que le lecteur se
trouve peu à peu pris dans une appréhension latente.
Les moments sympathiques s'amenuisent pour laisse place à ces avertissements
inquiétants. Est-ce que c'est vraiment la réalité que vous décrivez ou vous
avez un peu fictionnalisé ce récit pour impliquer le lecteur dans ce stress
montant ?
On fictionnalise toujours un peu mais il
s'avère qu'il y a bien eu ces moments. J'ai passé mon bac à 18 ans. J'ai
commencé à ce moment là à faire des voies dans les Ecrins, des voies qui sont
dangereuses car elles sont en mixte, avec du rocher pas bon. En plus, à
l'époque on grimpait en été, ce qui fait que c'est hyper dangereux. Toutes les
grandes voies, les faces nord, se font en hiver à présent. On était dans des
trucs super limites, les copains mourraient sans arrêt, l'ambiance était noire....
En plus, on voulait tous être guides. Moi, non seulement je voulais être guide
mais je voulais aussi être bon ! Après, tout dépend où tu mets le curseur de la
mort pour un grimpeur. Il y a des gens qui font des 5sup qui sont déjà bien à
leurs limites, et d'autres, c'est du 6, en solo. Le problème, c'est qu'il y a
une mortalité chez les grimpeurs de haut niveau qui est abominable si on
faisait le ratio... C'est pour cela que beaucoup de gens arrêtent de grimper. On
a plusieurs choix : ou on ne va pas au delà de ses limites. Ou bien on devient
pro, c'est-à-dire guide et on amène des clients dans des voies qu'on connait et
on assure. Mais pour ceux qui poussent la limite, le danger est là. Pourtant
quelques-uns s'en sortent. Comme on dit le meilleur alpiniste, c'est celui qui
est le plus vieux !
On sent chez vous une très grande
admiration pour certains alpinistes que vous citez ou même représentez dans le
récit. Souvent d'ailleurs en rapport avec la course que vous vivez. Toutes
ces anecdotes ou rappels biographiques d’alpinistes vous donne un petit coté
historien de la montagne. C'était important pour vous de citer ces hommes
illustres ?
Oui, surtout ceux qui ne sont pas connus.
On connait Messner, Desmaison... Mais des gens comme Victor Chaud ? Personne
ne le connait, bien qu'il y ait une voie qui porte son nom. Pour nous gamins,
c'était un héros. Un guide et un paysan qui entre deux clients en montagne rentrait
ses foins. Il est mort dans la Face Nord du Râteau. J'avais vraiment envie de
lui rendre un hommage ici.
Votre
parcours dans la bande dessinée est aussi abordé par petites touches. Ado, vous
dessinez sur les murs du collège, ce qui vous vaudra un aller simple en
pension. On verra aussi votre première publication dans Actuel, un magazine important pour la bande dessinée dans les années 70.Vous
reproduisez cette planche en noir et blanc (p.183) qui a été retenue par Jean
François Bizot. Pourquoi avoir tenu à la publier ici ? Est-ce que c'est pour
montrer la différence avec votre façon de dessiner à présent ? Ou à cause de
son aspect prémonitoire ?
Oui, bien sûr, on voit bien ce type qui se pend par la
bouche ! On voit aussi que je ne fais pas de la bande dessiné humoristique, je ne
suis pas Gotlib ! Je voulais la montrer parce que c'est la première planche
publiée. Pour la petite anecdote, la dernière case, je ne l'avais pas mise.
C'est Francis Masse qui m'a dit : tu devrais rajouter un gag. Le gag final est
donc de lui !
Comment avez-vous travaillé pour cet album ?
D'habitude, j'écris tout puis, je fais tout le storyboard. Là, on a
écrit à deux et j'ai fait le storyboard quasiment en même temps. J'ai besoin de
visualiser. Après, une fois que j'ai eu mon storyboard correspondant à mes 280
pages, je le reprends et je fais le crayonné en entier, comme faisait Hergé.
Après, je fais encrage et couleur, avec la même technique qu'Hergé, à partir
d'un bleu. J'ai tout fait à la main, aquarelle, pastels... Mais c'est le dernier
album comme cela car cette façon de faire coûte trop chère, quatre fois plus
cher ! La prochaine fois, je prends un coloriste. Je ne veux pas travailler à
la palette graphique. Mais quand tu travailles en couleur directe, le problème,
c'est que tu n'as jamais un noir pur et dense. Tu peux l'avoir avec
l'ordinateur mais tu n'auras pas la vibration qu'il y a derrière. Sinon, ce que
je conseille aux jeunes dessinateurs, pour ne pas se mettre la pression
d'entrée en début d'album, c'est d'avancer comme cela et de revenir sur les 10
premières pages quand tout est fini et quand on est chaud. Et de les corriger
ou de les reprendre.
Vous aussi, vous faites cela de revenir et de corriger des planches précédentes ?
Oui, je le fais. Ici, j'ai
commencé l'album avec la scène de grimpe avec Sempé. Je ne me suis pas mis la
pression, je savais que ce n'était pas bon mais que je pourrais y revenir après
280 pages. Pas question de perdre du temps ou de l'énergie. Autant foncer et
avancer ! Et après, à la fin, je les ai reprises. Idem pour l'encrage, je ne
commence pas l'encrage au début de l'album. Je l’ai commencé au milieu. Parce
que sinon tu fais tes gammes au début et le problème, c'est que le lecteur
débute avec cela et après, il va voir ton évolution, même si elle est légère.
Cela risque de le troubler alors que page 30 ou 40, il est pris par la
narration, il ne voit plus rien !!
Un an et demi pour tout réaliser, c'est rapide !
Oui, ce genre d'album, c'est comme une grande marche en
montagne : si tu vas trop vite, tu t'asphyxies, mais si tu vas trop lentement,
tu t'ennuies. Il faut trouver un rythme et bouffer du dénivelé !
Vous avez choisi
deux couleurs très franches : un bleu profond, bleu de Prusse, avec souvent du
rouge et du blanc puis ensuite toute une gamme de couleurs plus passées et de
gris et noir. Comment se sont opérés ces choix graphiques ?
Pour le bleu, je voulais qu'il soit inquiétant. Un
dessinateur m'a demandé d'ailleurs si je n'avais pas eu un problème
d'impression. Le bleu est tellement puissant qu'il croyait que c'était une
erreur de ma part. Non, ce bleu là, je l'ai cherché, j'ai cherché des pigments.
Plus on monte en altitude, plus le ciel s'assombrit. C'est ce qui se passe en
montagne. On voit presque les étoiles derrière, même en plein jour ! Quant au rouge,
il fait allusion au sang bien sûr.
Le fait d'avoir travaillé dans votre
carrière la peinture et la sculpture vous donne probablement une autre approche
de la bande dessinée, ici je pense surtout aux paysages, à la composition
des masses Qu'est-ce qui vous a guidé pour rendre la montagne si présente si
vivante ? Avez-vous dû vous appuyer aussi sur une documentation précise ?
J'ai vraiment une culture de peintre. Ce
qui m'a posé problème il y a un moment avec les lecteurs qui avaient une pure
culture BD. Il peut y avoir une difficulté pour un lecteur habitué à lire du
Tintin ou même des comics ou du manga. Mon dessin glisse vers la peinture, avec
un rythme différent. Certains ont du mal, d'autres apprécient. Je suis
incapable de faire différemment. J'ai beaucoup d'admiration pour les purs
dessinateurs de bande dessinée, comme Tardi, qui dessinent dans un style
franco-belge. Chez moi, l'influence vient plutôt d'Otto Dix ou de George Grosz.
Mais le public de la bande dessinée s'est élargi et ce qui pouvait poser
problème, il y a une vingtaine d'années, ne l'est plus du tout. Le lecteur est
capable d'apprécier des décors, des paysages et des glissements symboliques.
Auparavant, il fallait que le dessin soit en retrait de l'histoire. Ici, le
dessin arrive parfois devant, en première ligne.
Le découpage
est très fluide, très agréable à l'œil, aide vraiment le lecteur à s'immerger. Il y a des
plans vraiment astucieux où on voit la montagne, en plan large qui met en
valeur l’aspect très graphique des aiguilles ou des sommets, et en même temps,
les bulles nous ramènent tout près de vous, de vos discussions avec vos
compagnons. C'est le cas pour cette planche au grand pic de la Meije que j'ai trouvé
très réussie où, au cours d'une discussion face à l’immensité glacée, vous
annoncez le projet d'un album intitulé le Transperceneige. Pour les amateurs de
bande dessinée, c'est un joli clin d'oeil. Ce
découpage, ces plans, ces cadrages aussi très immersifs, c'est quelque chose
sur lequel vous avez beaucoup travaillé ?
Cette
planche-là en particulier, ça m'amusait qu'on ait l'impression que c'est la
montagne qui parle. On ne voit
pas les personnages mais le lecteur sait parfaitement qui parle. Ce n'est
vraiment pas nécessaire de les représenter, c'est redondant... du coup, c'est
encore plus réaliste que si je les avais représentés. La page est plus belle !
Qu'est-ce
qui vous a le plus intéressé dans ce récit ? Revenir sur cette période, ou plutôt le travail
graphique ?
Dans ce
bouquin-là, il ya quelque chose pour moi de très affectif. Que ce soit Jean-Claude Zartarian
ou Philippe Sempé, ce sont des personnes qui sont mortes à 17 et 20 ans. C'étaient
des fils uniques qui n'ont pas eu d'enfants. Plus de parents, pas d'enfants.
Ils ont été rayés de la mémoire, comme s'ils n'avaient jamais existé. Le fait
de les évoquer dans ce bouquin refait parler d'eux dans le milieu de la grimpe.
On s'en rappelle, on en parle. Zartarian est mort il ya 44 ans. Il aurait dû
devenir une vedette. Il était le meilleur grimpeur de Grenoble, autant dire pas
loin d'être le meilleur grimpeur de France ! Il avait un potentiel énorme. Je
lui voyais un avenir incroyable et il est mort à 17 ans dans une avalanche à la
con, sous 20 cm de neige. Faire revivre ces personnes m'a beaucoup plu. Sempé
était un personnage très solaire et drôle. Il reprend vie ici. Suite à l'album,
le maire de La Grave m'a donné la photo de Zartarian qu'il avait conservée.
Dans la prochaine réédition, je la rajouterai dans la postface. Je me suis
rendu compte que je n'avais pas trop mal reproduit de mémoire son visage dans
l'album. Dans la réalité, il était plus souriant, moins fermé que je l'ai fait
là. Enfin, je trouve que c'est intéressant pour des gamins qui s'intéressent à
la grimpe de connaitre les risques.
Vous n’avez jamais regretté votre choix, celui de la
bande dessinée contre la montagne ?
Il est probable que si
j'avais fait l'inverse, je ne serai plus là ! Je serai de la viande morte. Dans
ma génération, on ne se faisait pas un nom dans les Alpes. On se faisait un nom
dans l'Himalaya. Et tu ne te faisais pas un nom avec de l'oxygène, mais sans
oxygène ! Voire en solo... La solution pour rester en vie, c'est de devenir
guide, d'en faire un métier et d'emmener des gens normaux sur des voies pas
trop dures que tu connais bien.
Il vous arrive encore de grimper ?
Oui, je grimpe ! J'ai acheté
une maison dans ma vallée et avec mon cousin et des copains, on regrimpe dans
du 5, 5sup. Je me suis malgré tout surpris à me retrouver dans des voies un peu
scabreuses…
Est-ce que vous écoutez
mieux vos intuitions qui vous alertent souvent dans l'album mais que vous ne
suivez pas ?! Vous sentez souvent qu'il ne faut pas y aller parce qu'il va
y avoir de l'orage ou que ce n'est pas le bon moment…
J'étais peut-être un
peu peureux ou prudent, plus que les autres ! A l'époque, il faut dire qu'il
n'y avait pas de météo, on la faisait au doigt mouillé. Tu sortais, tu jugeais.
Chez les optimistes, il a toujours fait beau ! Laroche, lui, il était toujours
optimiste. Tu sortais à 3 heures du matin, il faisait chaud. Ce n’est pas
normal à 3000. Ça va mal se passer. Non mais regarde, on voit les étoiles. Oui,
mais il fait très chaud, c'est mauvais signe, ça monte. Et évidemment, là on
s'est pris la foudre, un moment effrayant.
Il y a une très belle postface écrite par
Bernard Amy. Qui est-ce ?
Un grimpeur qui a fait
de grosses voies dans les années 60, chercheur en sciences cognitives et puis
surtout, c'est un type qui écrit. Il a réalisé Le meilleur grimpeur du monde que
j'avais illustré. J'ai aussi regrimpé avec lui. Il a 75 ans, il est en bonne
santé et il se connait bien !
L'album est sorti il y a un mois. Quel est l'accueil du
public ?
L'album se vend bien,
surtout à Grenoble ! L'objectif était de 20 000. Je pense que c'est gagné !
Une bande dessinée, quand il y a un sujet, un peu d'affect et un nom un peu
connu, elle a des chances de marcher. Les trois facteurs sont un bon a priori.
Un gros bide, je n'y croyais pas. Mais trois propositions de films au bout de quatre
semaines, je n'y croyais pas non plus ! Pour les éventuels films, je leur ai
juste demandé de respecter les noms des personnages et les lieux. Que ce soit
bien tourné dans ce massif et pas à Chamonix par exemple.
Questions du public
Quand j'ai lu votre bande
dessinée, j'ai pensé à Taniguchi et au Sommet des Dieux. Vous l'avez lu ?
Non jamais !
Quel a été
le rôle d'Olivier Bocquet, crédité ici comme co-scénariste ?
Il m'a écouté, on a fait un
plan ensemble. Je dirais surtout qu'il m'a mis à distance de moi-même. Pour la
scène à l'hôpital, par exemple, je raconte tout ce que j'ai vu : la scène des
types qui apportent du champagne à mon voisin cancéreux qui ne peut plus ouvrir
la bouche, les types boivent le champagne en lui disant : santé ! Un
truc pareil, ça ne s'invente pas. J’ai mis aussi en scène ces types qui ont des
gueules cassées qui jouent à la belote, ça ne s'invente pas non plus. Après
j'ai quitté l'hôpital. Dans la réalité, je suis revenu plus tard pour revoir
mon voisin de lit. Mais entre temps, il était mort. Bocquet m'a conseillé de ne
pas montrer cette scène de retour. Il avait raison. Si j'avais été seul, je me
serai dessiné revenant à l'hôpital et apprenant la mort par une infirmière. Ce
n'était pas bon. Il y a quelques scènes que j'ai virées ainsi. Ce regard
extérieur m'a donc donné un petit plus. C'est agréable de travailler à deux,
c'est plus tonique. Dans le monde du cinéma, il y a beaucoup de co-scénaristes
mais pas assez dans celui de la bande dessinée.
A mon sens, la bande
dessinée est un art jeune qui n'a pas encore eu son Voyage au bout de la nuit
ou son Guerre et Paix. On n'a pas encore atteint l'âge adulte de la bande
dessinée, le bouquin dont tu sors marqué, qui va loin dans l'humanité, dans le
dessin. Il y a un potentiel certain dans la bande dessinée, car la littérature
baisse, autant au niveau de son public que dans sa qualité. La bande dessinée
aurait un rôle à jouer là, avec des lecteurs qui veulent de l'image et un livre
qui prend moins de temps à lire. La bande dessinée pourrait être ambitieuse.
Elle a des atouts. Au niveau de la forme, avec son écriture cursive, courte.
Avec un travail sur l'ellipse. Que ce soit populaire et profond.
Quels sont vos projets ?
J'ai prévu un prequel au
Transperceneige avec Matz. J'ai des choses à dire sur l'écologie et les dangers
de la terre qui va expliquer ce qui a mené à la catastrophe.
J'aimerais aussi faire un
récit -mais je ne sais pas si cela se fera- qui se situerait avant cet album
d’Ailefroide. Basé sur les souvenirs de mon grand-père qui a fait une
Résistance très dure, très noire à Lyon et en Ardèche. J'ai aussi un autre
grand-père, qui a été un des premiers professionnels de rugby des années 20.
J'aimerais raconter leur rencontre et avec, tout un pan de l'histoire
française. Et ce serait la vision d'un enfant à qui l'on raconte tout ça, qui écoute et qui
se fait son cinéma. Ce sera compliqué à raconter, ça draine 100 ans d'Histoire
dont plusieurs guerres. Ça me fait peur parce que ce serait long, au moins 350
pages, un sommet !
Devant la Librairie éphémère, Jean-Marc Rochette et Samuel Chauveau
Merci à Jean-Marc Rochette pour cette soirée amicale !
Photos de Béatrice Poirier
Photos de Béatrice Poirier
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