25 ans après la fin du cycle des Passagers du Vent qui comptait 5 volumes, l’auteur a donc décidé de mettre un nouveau point final à son chef-d'oeuvre. Une conclusion en deux tomes paraît chez l’éditeur 12bis, le 3 septembre 2009 pour le premier (La petite fille Bois-Caïman) et en janvier 2010 pour le second.
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Les Passagers du vent publiés entre 1979 et 1984 occupent une place à part et importante dans l'histoire de la bande dessinée. « Cette série a eu un succès phénoménal ! » se souvient Samuel Chauveau de la librairie Bulle. « François Bourgeon était le chef de file de la bande dessinée historique qui a connu une période faste par la suite. Ses albums ont été une sorte de déclic. Tout à coup, la BD devenait digne d'intérêt pour ceux qui la considéraient jusque-là comme un sous-genre. » (Ouest France, 29/07/2009). Faisant partie de ces œuvres qui ont favorisé l’émergence de la bande dessinée pour adultes, cette série a aussi révélé un petit éditeur grenoblois, Jacques Glénat, qui allait par la suite prendre la place qu’on lui connaît dans le marché de la bande dessinée.
Compte rendu de la conférence
Jean-Christophe Ogier, journaliste à Radio France animait les échanges entre François Bourgeon et l'historien Jean-Marc Masseaut, spécialiste de la traite négrière. Des temps de lectures à voix hautes, assurées par Christian Brouard comédien professionnel de la Pérenne Compagnie, offraient un regard littéraire et vivant sur l'histoire de l'esclavage. (Références de ces extraits en fin d’article). Les échanges ont été enregistrés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.
-Situons ce 18ème siècle que nous fait découvrir les Passagers du vent. On a coutume d’associer ce siècle à celui des Lumières, des Philosophes, de la Révolution… Mais le 18ème siècle n’est pas que cela ?!
J.M. Masseaut
En effet, la traite négrière, le commerce des esclaves est aussi la grande affaire de ce siècle. Et à ce titre la qualité historique de l’œuvre de Bourgeon est remarquable.
Faisons une rétrospective rapide de cet immense phénomène de la traite qui était loin d’être marginal. Lorsque Colomb découvre l’Amérique, il y avait déjà une traite négrière dans l’Océan Indien depuis le 6ème siècle et ce, grâce aux conditions écologiques de cet océan. La mousson est un système de vents et de courants dominants qui changent de direction tous les 6 mois, le long des côtes qui vont de l’Asie vers l’Afrique et vice versa. La péninsule Arabique est une zone de grands marins qui ont compris qu’ils pouvaient aller de la côte orientale de l’Afrique vers la côte occidentale de l’Inde en suivant ce régime naturel des moussons. Il faut rappeler aussi que les chinois avaient réalisé une immense expédition depuis Canton jusqu’aux côtes d’Afrique, utilisant ce même processus de cette énergie écologique de l’Océan Indien. Et les Européens qui connaissaient aussi par la route du thé les richesses de l’Océan Indien n’avaient de cesse d’y parvenir mais devaient contourner l’Afrique. Et c’est en cherchant à aller vers l’Océan Indien qu’ils ont découvert l’Amérique.
On savait descendre le long des côtes d’Afrique jusqu’au Cap Vert mais on ne savait pas en remonter car les vents étaient dominants. Ce sont les Portugais grâce à leurs connaissances en astronomie et leur expérience qui ont inventé la pratique de la vuelta. Cela consiste à partir au large pour aller chercher les vents qui vont vous ramener vers l’Europe. On fait le tour de l’anticyclone des Açores mais pour partir au large, il faut avoir des notions astrologiques et la culture mathématicienne. Avant la découverte de l’Amérique, le trafic négrier se faisait pour le compte de l’Europe et en particulier pour la péninsule ibérique. Colomb connaissait cette route de la vuelta, ce qui l’a aidé pour le grand voyage…
On s’aperçoit, que ce soit dans l’Océan Indien ou dans l’Atlantique, que les routes de la traite sont celles des courants marins. Le commerce triangulaire, c’est ça : on descend vers l’Afrique, on repart vers les Antilles et on revient en Europe. Ce commerce n’aurait pas pu exister de cette façon là s’il n’y avait pas eu ces conditions écologiques !
-François Bourgeon, quand avez-vous découvert cette période de l’histoire ? D’où vous vient cet intérêt pour cette époque ?
François Bourgeon
C’est presque par hasard ! En commençant par faire une maquette de bateau qui m’avait obligé à chercher des ouvrages de batellerie navale. C’est plutôt l’envie de rêver en faisant cette maquette qui m’a poussé à créer cette série des Passagers du vent. On va y voyager depuis Brest jusque dans la mer des Caraïbes, de l’Angleterre vers Nantes pour repartir vers l’Afrique (le Bénin) puis vers Haïti… Il fallait qu’Isa réembarque, elle ne pouvait rester sur place, sans famille et sans argent. Elle trouve un bateau de commerce et qui dit commerce…
-Oui ça, c’est le parcours aventureux ! Mais le besoin de la vérité historique, vous l’avez toujours eu en vous ou vous l’avez découvert en travaillant, comme une nécessité de toucher au plus vrai de ce que vous évoquez ?
François Bourgeon
Ça a toujours été une curiosité, un jeu. Je n’ai pas la démarche d’un historien qui va chercher à restituer des morceaux de notre passé et qui va chercher aussi ce qui est pour moi la véritable raison de l’histoire, c'est-à-dire la philosophie qui va avec la réflexion qu’on peut avoir sur notre passé et éventuellement la préparation de l’avenir. Pour moi, au début, c’était reconstituer un décor, comprendre comment les gens étaient habillés, pourquoi… Puis on se prend très vite au jeu, on trouve des livres qui vous entrainent vers d’autres livres et d’autres encore… Et on arrive aux Passagers du vent et à la traite négrière…
J.M. Masseaut
Pour revenir sur le 18ème siècle et ses symboles, 1789 est pour nous symbole de liberté mais, c’est aussi l’année record des expéditions négrières françaises et européennes. On voit même les années suivantes des navires négriers porter le nom de Assemblée Constituante ou Sans Culotte, ou Fraternité… Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l’abolition de la traite des noirs soit promulguée…
-Ces contradictions de l’histoire, François Bourgeon, vous ont-elles saisies ?
Tout récit historique ne peut être appréhendé, comme la politique actuellement, que si on prend en compte la complexité des choses. Rien n’est simple, il n’y a pas le blanc ou le noir… J’essaie de toucher le plus possible à cette complexité des choses qui se tissent, s’entremêlent sans qu’on puisse avoir de certitude souvent…
-Combien d’êtres humains on été concernés par cette traite négrière ?
J.M. Masseaut
La fourchette admise pour la traite transatlantique, pratiquée sur l’Atlantique Nord est de 12 à 15 millions de personnes. Chiffre auquel il faut rajouter –les chiffres ne pourront jamais être vraiment précis – 5 à 6 millions de personnes pour l’Atlantique Sud (sans parler de la traite orientale et intra africaine).
Les français ont organisé 3500 expéditions négrières au 18ème siècle. C’était un vrai commerce inclus dans l’économie de l’Europe. Les grands ports négriers étaient Le Havre, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Bordeaux…
On ne faisait pas des bateaux spécialement pour la traite négrière et on n’avait pas des marins « spécial négriers » ! C’était un des métiers de la marine de commerce de l’époque, le navire négrier n’était rien d’autre qu’un navire marchand. On le voit dans les Passagers du vent, c’est une frégate classique : un pont supérieur, un entrepont, peut être deux pour les grands vaisseaux où étaient parqués les esclaves et une cale où on stockait l’eau dans les fûts. Pour 35 marins, on pouvait avoir 200 esclaves dans les cales, il fallait ravitailler tout ce monde pendant des semaines voire des mois…
(La lecture de l’extrait N°2 qui raconte comment des esclaves se jettent à la mer préférant être dévorés par des requins que de continuer le terrible voyage oriente la discussion sur les conditions de déportation des esclaves)
-Quelles étaient les conditions des traversées ?
J.M. Masseaut
La traversée était très difficile : « chaque négrier est une poudrière où chaque nègre est un coup de feu ». Les protagonistes pouvaient s’entretuer et poursuivaient le voyage en ennemis. On a dénombré une révolte pour 20 expéditions nantaises, une révolte pour 15 expéditions britanniques ! Rappelez-vous le tome 5 des Passagers qui raconte ce type de mutinerie.
C’est un trajet est très pénible. On fait des escales un peu partout le long de la côte, en y prenant des esclaves. Les conditions sont dures – entassement, promiscuité, manque d’hygiène- et les pertes humaines peuvent être énormes. Sur 1500 expéditions, il n’y aura que 2 traversées sans mort. Une traversée peut compter jusqu’à 200 morts… Le scorbut régnait (tous les marins étaient édentés). Dans les Passagers du Vent, on découvre qui sont ces marins de l’époque : ils vivent dans des conditions très dures. Mais ils font aussi du commerce, ils accordent une valeur marchande à des êtres humains, c’est ça l’esclavagisme. On le voit très bien dans la bande dessinée. En France, nous n’avons pas une culture esclavagiste à la différence des Etats-Unis. Par contre, les marins ont vécu la traite négrière. Et notre passé est fondé sur la culture négrière, ce qu’il ne faut pas occulter. En témoignent encore les plaques des rues de Nantes qui portent les noms des grands armateurs négriers (Montaudouin par exemple) que certains aimeraient remplacer.
-Quelle Afrique les Européens ont-ils découverts ?
François Bourgeon
Celle du littoral, pas celle de l’intérieur ! Et ils sont saisis d’incompréhension. Les Européens ne savaient rien. Isa arrive à Juda (actuellement Ouidah, Bénin in volume 3 Le comptoir de Juda), il ya 3 petits forts qui sont rien ! Il n’y a pas de colonies en Afrique, juste quelques européens perdus ! Ils sont là pour négocier avec les tribus guerrières environnantes et entretenir les guerres tribales. Mais ils sont morts de peur, un des gouverneurs a d’ailleurs été assassiné peu avant l’arrivée d’Isa…
-Comment choisit-on les esclaves ?
François Bourgeon
On prend ce qu’il ya ! C’est la loi de l’offre et de la demande, en fonction des captifs disponibles, comme avec du bétail… Beaucoup de colons préféraient avoir de jeunes esclaves à garder longtemps mais un esclave ne vivait pas vieux…
J.M. Masseaut
Il mourait en général environ 7 ans après sa capture…
François Bourgeon
La demande européenne portait sur les hommes. Certains étaient aussi des guerriers, mais ils devenaient très vite déprimés. Il n’y avait même plus besoin de leur mettre des chaînes.
-Pourquoi ce titre du Bois Caïman ?
Le titre et le choix du scénario de ce volume ont un sens ! (voir note ci après)
Dans le dernier épisode, Le Bois d’ébène (1984), j’avais laissé Isa sur une plage de St Domingue, à la fin d’un album racontant le trafic d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Je n’avais fait à l’époque, pour des raisons de contrainte éditoriale, qu’un survol rapide de la société haïtienne, l’évocation de l’esclavage y était restée trop succincte. St Domingue, surnommée la perle des Antilles, était composée de 80 à 90 % d'esclaves, c’était une petite île où se trouvaient coincés 400.000 esclaves contre 30.000 maîtres. Le système était très répressif, très dur et avec un très haut rendement… J'avais envie de raconter la vie, la révolte des esclaves ainsi que le quotidien des colons.
J’ai donc choisi de dérouler le fil de La Petite Fille Bois-Caïman sur deux époques, grâce à l’artifice du flash-back. On est transporté à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les années 1860 en Louisiane, pendant la guerre de Sécession qui est selon moi la première guerre dite moderne.
(Note : Bois Caïman est un lieu dit, loin de toute habitation, à St Domingue. La « cérémonie de Bois-Caïman » qui a eu lieu en 1791 est considérée comme l’acte fondateur qui conduira l’ancienne colonie française à l’indépendance. C’est une scène rapportée dans ce volume 6 à laquelle Isa va participer bien malgré elle et qui va bouleverser sa vie).
-A quel rythme avez-vous réalisé ce récit qui compte 142 pages (scindées en 2 volumes) ?
Je travaille dessus depuis 2003. Il m'a fallu rassembler une solide documentation, de plus de 300 ouvrages. Pendant un an, je m’y suis immergé… Cela va des romans de Mark Twain aux essais de Tocqueville, aux ouvrages de l’historien américain James McPherson, en passant par les livres sur la faune, la flore, les costumes...
Dans ce volume 6, on parle français, créole, cajun, anglais… Pour pouvoir retranscrire la langue, en particulier le cajun et le créole, j’ai lu ou écouté des chansons traditionnelles et des comptines enfantines. J’ai fait le choix d’être au plus près de ce parler et j’ai mis à la fin du volume les traductions.
En 2004, j’ai attaqué le dessin en noir et blanc, de septembre 2008 à juin 2009, la couleur, un travail long et difficile qui m’a d’ailleurs provoqué une tendinite à l’épaule…
-Des projets ?
Réaliser le dernier volume de Le Cycle de Cyann qui sera moins dense que les précédents…Peut être ensuite une nouvelle série historique, il ya beaucoup de sujets à traiter entre l’époque où l’on laisse Zabo et la nôtre ! Cela fait tout autant de possibilités de bandes dessinées…
Références des textes lus pendant la conférence
Extrait n°1 : Toni Morrison / Un don - C. Bourgeois, 2009
Extrait n°2 : Björn Larsson / Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité - Grasset, 1998
Extrait n° 3 : Julius Lester / Les larmes noires - Le livre de poche, 2008
Benjamin-Sigismond Frossard / La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée… ou histoire de la traite de l’esclavage - Lyon : A. de la Roche, 1789
Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que Les Passagers du vent publiés entre 1979 et 1984 occupent une place à part et importante dans l'histoire de la bande dessinée. « Cette série a eu un succès phénoménal ! » se souvient Samuel Chauveau de la librairie Bulle. « François Bourgeon était le chef de file de la bande dessinée historique qui a connu une période faste par la suite. Ses albums ont été une sorte de déclic. Tout à coup, la BD devenait digne d'intérêt pour ceux qui la considéraient jusque-là comme un sous-genre. » (Ouest France, 29/07/2009). Faisant partie de ces œuvres qui ont favorisé l’émergence de la bande dessinée pour adultes, cette série a aussi révélé un petit éditeur grenoblois, Jacques Glénat, qui allait par la suite prendre la place qu’on lui connaît dans le marché de la bande dessinée.
Compte rendu de la conférence
Jean-Christophe Ogier, journaliste à Radio France animait les échanges entre François Bourgeon et l'historien Jean-Marc Masseaut, spécialiste de la traite négrière. Des temps de lectures à voix hautes, assurées par Christian Brouard comédien professionnel de la Pérenne Compagnie, offraient un regard littéraire et vivant sur l'histoire de l'esclavage. (Références de ces extraits en fin d’article). Les échanges ont été enregistrés et retranscrits ici par Agnès Deyzieux.
-Situons ce 18ème siècle que nous fait découvrir les Passagers du vent. On a coutume d’associer ce siècle à celui des Lumières, des Philosophes, de la Révolution… Mais le 18ème siècle n’est pas que cela ?!
J.M. Masseaut
En effet, la traite négrière, le commerce des esclaves est aussi la grande affaire de ce siècle. Et à ce titre la qualité historique de l’œuvre de Bourgeon est remarquable.
Faisons une rétrospective rapide de cet immense phénomène de la traite qui était loin d’être marginal. Lorsque Colomb découvre l’Amérique, il y avait déjà une traite négrière dans l’Océan Indien depuis le 6ème siècle et ce, grâce aux conditions écologiques de cet océan. La mousson est un système de vents et de courants dominants qui changent de direction tous les 6 mois, le long des côtes qui vont de l’Asie vers l’Afrique et vice versa. La péninsule Arabique est une zone de grands marins qui ont compris qu’ils pouvaient aller de la côte orientale de l’Afrique vers la côte occidentale de l’Inde en suivant ce régime naturel des moussons. Il faut rappeler aussi que les chinois avaient réalisé une immense expédition depuis Canton jusqu’aux côtes d’Afrique, utilisant ce même processus de cette énergie écologique de l’Océan Indien. Et les Européens qui connaissaient aussi par la route du thé les richesses de l’Océan Indien n’avaient de cesse d’y parvenir mais devaient contourner l’Afrique. Et c’est en cherchant à aller vers l’Océan Indien qu’ils ont découvert l’Amérique.
On savait descendre le long des côtes d’Afrique jusqu’au Cap Vert mais on ne savait pas en remonter car les vents étaient dominants. Ce sont les Portugais grâce à leurs connaissances en astronomie et leur expérience qui ont inventé la pratique de la vuelta. Cela consiste à partir au large pour aller chercher les vents qui vont vous ramener vers l’Europe. On fait le tour de l’anticyclone des Açores mais pour partir au large, il faut avoir des notions astrologiques et la culture mathématicienne. Avant la découverte de l’Amérique, le trafic négrier se faisait pour le compte de l’Europe et en particulier pour la péninsule ibérique. Colomb connaissait cette route de la vuelta, ce qui l’a aidé pour le grand voyage…
On s’aperçoit, que ce soit dans l’Océan Indien ou dans l’Atlantique, que les routes de la traite sont celles des courants marins. Le commerce triangulaire, c’est ça : on descend vers l’Afrique, on repart vers les Antilles et on revient en Europe. Ce commerce n’aurait pas pu exister de cette façon là s’il n’y avait pas eu ces conditions écologiques !
-François Bourgeon, quand avez-vous découvert cette période de l’histoire ? D’où vous vient cet intérêt pour cette époque ?
François Bourgeon
C’est presque par hasard ! En commençant par faire une maquette de bateau qui m’avait obligé à chercher des ouvrages de batellerie navale. C’est plutôt l’envie de rêver en faisant cette maquette qui m’a poussé à créer cette série des Passagers du vent. On va y voyager depuis Brest jusque dans la mer des Caraïbes, de l’Angleterre vers Nantes pour repartir vers l’Afrique (le Bénin) puis vers Haïti… Il fallait qu’Isa réembarque, elle ne pouvait rester sur place, sans famille et sans argent. Elle trouve un bateau de commerce et qui dit commerce…
-Oui ça, c’est le parcours aventureux ! Mais le besoin de la vérité historique, vous l’avez toujours eu en vous ou vous l’avez découvert en travaillant, comme une nécessité de toucher au plus vrai de ce que vous évoquez ?
François Bourgeon
Ça a toujours été une curiosité, un jeu. Je n’ai pas la démarche d’un historien qui va chercher à restituer des morceaux de notre passé et qui va chercher aussi ce qui est pour moi la véritable raison de l’histoire, c'est-à-dire la philosophie qui va avec la réflexion qu’on peut avoir sur notre passé et éventuellement la préparation de l’avenir. Pour moi, au début, c’était reconstituer un décor, comprendre comment les gens étaient habillés, pourquoi… Puis on se prend très vite au jeu, on trouve des livres qui vous entrainent vers d’autres livres et d’autres encore… Et on arrive aux Passagers du vent et à la traite négrière…
J.M. Masseaut
Pour revenir sur le 18ème siècle et ses symboles, 1789 est pour nous symbole de liberté mais, c’est aussi l’année record des expéditions négrières françaises et européennes. On voit même les années suivantes des navires négriers porter le nom de Assemblée Constituante ou Sans Culotte, ou Fraternité… Il faudra attendre le milieu du 19ème siècle pour que l’abolition de la traite des noirs soit promulguée…
-Ces contradictions de l’histoire, François Bourgeon, vous ont-elles saisies ?
Tout récit historique ne peut être appréhendé, comme la politique actuellement, que si on prend en compte la complexité des choses. Rien n’est simple, il n’y a pas le blanc ou le noir… J’essaie de toucher le plus possible à cette complexité des choses qui se tissent, s’entremêlent sans qu’on puisse avoir de certitude souvent…
-Combien d’êtres humains on été concernés par cette traite négrière ?
J.M. Masseaut
La fourchette admise pour la traite transatlantique, pratiquée sur l’Atlantique Nord est de 12 à 15 millions de personnes. Chiffre auquel il faut rajouter –les chiffres ne pourront jamais être vraiment précis – 5 à 6 millions de personnes pour l’Atlantique Sud (sans parler de la traite orientale et intra africaine).
Les français ont organisé 3500 expéditions négrières au 18ème siècle. C’était un vrai commerce inclus dans l’économie de l’Europe. Les grands ports négriers étaient Le Havre, Honfleur, Nantes, La Rochelle, Bordeaux…
On ne faisait pas des bateaux spécialement pour la traite négrière et on n’avait pas des marins « spécial négriers » ! C’était un des métiers de la marine de commerce de l’époque, le navire négrier n’était rien d’autre qu’un navire marchand. On le voit dans les Passagers du vent, c’est une frégate classique : un pont supérieur, un entrepont, peut être deux pour les grands vaisseaux où étaient parqués les esclaves et une cale où on stockait l’eau dans les fûts. Pour 35 marins, on pouvait avoir 200 esclaves dans les cales, il fallait ravitailler tout ce monde pendant des semaines voire des mois…
(La lecture de l’extrait N°2 qui raconte comment des esclaves se jettent à la mer préférant être dévorés par des requins que de continuer le terrible voyage oriente la discussion sur les conditions de déportation des esclaves)
-Quelles étaient les conditions des traversées ?
J.M. Masseaut
La traversée était très difficile : « chaque négrier est une poudrière où chaque nègre est un coup de feu ». Les protagonistes pouvaient s’entretuer et poursuivaient le voyage en ennemis. On a dénombré une révolte pour 20 expéditions nantaises, une révolte pour 15 expéditions britanniques ! Rappelez-vous le tome 5 des Passagers qui raconte ce type de mutinerie.
C’est un trajet est très pénible. On fait des escales un peu partout le long de la côte, en y prenant des esclaves. Les conditions sont dures – entassement, promiscuité, manque d’hygiène- et les pertes humaines peuvent être énormes. Sur 1500 expéditions, il n’y aura que 2 traversées sans mort. Une traversée peut compter jusqu’à 200 morts… Le scorbut régnait (tous les marins étaient édentés). Dans les Passagers du Vent, on découvre qui sont ces marins de l’époque : ils vivent dans des conditions très dures. Mais ils font aussi du commerce, ils accordent une valeur marchande à des êtres humains, c’est ça l’esclavagisme. On le voit très bien dans la bande dessinée. En France, nous n’avons pas une culture esclavagiste à la différence des Etats-Unis. Par contre, les marins ont vécu la traite négrière. Et notre passé est fondé sur la culture négrière, ce qu’il ne faut pas occulter. En témoignent encore les plaques des rues de Nantes qui portent les noms des grands armateurs négriers (Montaudouin par exemple) que certains aimeraient remplacer.
-Quelle Afrique les Européens ont-ils découverts ?
François Bourgeon
Celle du littoral, pas celle de l’intérieur ! Et ils sont saisis d’incompréhension. Les Européens ne savaient rien. Isa arrive à Juda (actuellement Ouidah, Bénin in volume 3 Le comptoir de Juda), il ya 3 petits forts qui sont rien ! Il n’y a pas de colonies en Afrique, juste quelques européens perdus ! Ils sont là pour négocier avec les tribus guerrières environnantes et entretenir les guerres tribales. Mais ils sont morts de peur, un des gouverneurs a d’ailleurs été assassiné peu avant l’arrivée d’Isa…
-Comment choisit-on les esclaves ?
François Bourgeon
On prend ce qu’il ya ! C’est la loi de l’offre et de la demande, en fonction des captifs disponibles, comme avec du bétail… Beaucoup de colons préféraient avoir de jeunes esclaves à garder longtemps mais un esclave ne vivait pas vieux…
J.M. Masseaut
Il mourait en général environ 7 ans après sa capture…
François Bourgeon
La demande européenne portait sur les hommes. Certains étaient aussi des guerriers, mais ils devenaient très vite déprimés. Il n’y avait même plus besoin de leur mettre des chaînes.
-Pourquoi ce titre du Bois Caïman ?
Le titre et le choix du scénario de ce volume ont un sens ! (voir note ci après)
Dans le dernier épisode, Le Bois d’ébène (1984), j’avais laissé Isa sur une plage de St Domingue, à la fin d’un album racontant le trafic d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques. Je n’avais fait à l’époque, pour des raisons de contrainte éditoriale, qu’un survol rapide de la société haïtienne, l’évocation de l’esclavage y était restée trop succincte. St Domingue, surnommée la perle des Antilles, était composée de 80 à 90 % d'esclaves, c’était une petite île où se trouvaient coincés 400.000 esclaves contre 30.000 maîtres. Le système était très répressif, très dur et avec un très haut rendement… J'avais envie de raconter la vie, la révolte des esclaves ainsi que le quotidien des colons.
J’ai donc choisi de dérouler le fil de La Petite Fille Bois-Caïman sur deux époques, grâce à l’artifice du flash-back. On est transporté à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les années 1860 en Louisiane, pendant la guerre de Sécession qui est selon moi la première guerre dite moderne.
(Note : Bois Caïman est un lieu dit, loin de toute habitation, à St Domingue. La « cérémonie de Bois-Caïman » qui a eu lieu en 1791 est considérée comme l’acte fondateur qui conduira l’ancienne colonie française à l’indépendance. C’est une scène rapportée dans ce volume 6 à laquelle Isa va participer bien malgré elle et qui va bouleverser sa vie).
-A quel rythme avez-vous réalisé ce récit qui compte 142 pages (scindées en 2 volumes) ?
Je travaille dessus depuis 2003. Il m'a fallu rassembler une solide documentation, de plus de 300 ouvrages. Pendant un an, je m’y suis immergé… Cela va des romans de Mark Twain aux essais de Tocqueville, aux ouvrages de l’historien américain James McPherson, en passant par les livres sur la faune, la flore, les costumes...
Dans ce volume 6, on parle français, créole, cajun, anglais… Pour pouvoir retranscrire la langue, en particulier le cajun et le créole, j’ai lu ou écouté des chansons traditionnelles et des comptines enfantines. J’ai fait le choix d’être au plus près de ce parler et j’ai mis à la fin du volume les traductions.
En 2004, j’ai attaqué le dessin en noir et blanc, de septembre 2008 à juin 2009, la couleur, un travail long et difficile qui m’a d’ailleurs provoqué une tendinite à l’épaule…
-Des projets ?
Réaliser le dernier volume de Le Cycle de Cyann qui sera moins dense que les précédents…Peut être ensuite une nouvelle série historique, il ya beaucoup de sujets à traiter entre l’époque où l’on laisse Zabo et la nôtre ! Cela fait tout autant de possibilités de bandes dessinées…
Références des textes lus pendant la conférence
Extrait n°1 : Toni Morrison / Un don - C. Bourgeois, 2009
Extrait n°2 : Björn Larsson / Long John Silver : la relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité - Grasset, 1998
Extrait n° 3 : Julius Lester / Les larmes noires - Le livre de poche, 2008
Benjamin-Sigismond Frossard / La cause des esclaves nègres et des habitants de la Guinée… ou histoire de la traite de l’esclavage - Lyon : A. de la Roche, 1789
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