Rencontre avec Marguerite Abouet, Aya de Yopougon

Dans le cadre d’un projet consacré à la bande dessinée intitulé Une Case en Plus (*), les élèves de 2nde professionnelle (du Lycée professionnel Washington, Le Mans) ont été amenés à travailler sur le volume 1 de Aya de Yopougon. Nous avons invité Marguerite Abouet, scénariste de cette série pour une rencontre avec les élèves qui s’est avérée extrêmement chaleureuse et enrichissante. Voici la retranscription de l’interview qu’ils ont menée en mars 2009 et qu’ils ont souhaité présenter avec cette approche thématique, selon 4 axes (Marguerite, sa vie, son œuvre ; Marguerite et son dessinateur, Aya l’album et Abidjan).


Marguerite, sa vie, son œuvre !
Avez-vous de la famille en Côte d’Ivoire ?
Oui, j’ai toute ma famille encore en Côte d’Ivoire : mes parents, une grande sœur avec ses deux enfants. J’y vais encore au moins une fois par an, ils sont toujours à Yopougon !
A quel âge avez-vous décidé de devenir auteur et pourquoi ?
Moi, je n’ai jamais voulu devenir auteur, ça m’est tombé dessus comme ça ! J’étais assistante juridique ! Mon truc, c’était de raconter des histoires. Aux enfants que je gardais, je racontais des tas d’histoires, que je chassais des lions avec mon grand-père ! Et puis, on me disait : tu sais, Marguerite, tu racontes bien les histoires, pourquoi tu n’écris pas ? C’est comme ça que l’écriture m’est tombée dessus ! C’est pas vraiment parce que j’adorais ça ! Aujourd’hui je prends vraiment plaisir à écrire… Donc, j’ai commencé à vraiment écrire en 2004. Avant, c’était des petits gribouillages. Je vivais dans une chambre de bonne avec une vieille télé, pas beaucoup d’argent pour sortir et c’est là que j’ai commencé à écrire mes souvenirs d’enfance, pour ne pas les oublier puis ensuite les petites choses qui m’arrivaient. Ce n’était pas vraiment une passion pour moi d’écrire à ce moment là mais plutôt une thérapie !

Pourquoi êtes-vous partie d’Abidjan et d’Afrique ?
Moi, je n’ai jamais voulu venir en France ! Je vivais bien avec mes parents en Afrique, j’étais la dernière de 3 enfants, la plus gâtée ! Je passais mon temps dans la rue, à jouer au foot, à me bagarrer avec mes copains, c’était vraiment une belle vie ! Et là, j’ai un grand oncle maternel qui vivait à l’époque à Paris. Quand il venait à Yopougon, il me voyait dans les rues qui traînait en culotte. Il me disait : « qu’est ce que c’est que ça ! Les enfants à Paris ne trainent pas dans la rue, à moitié nus ! Marguerite, elle va mal finir !! Faut pas qu’elle reste là ! » Et quelques mois après, il a demandé à ce que je vienne vivre à Paris. Mes parents ont dit bien sur ! C’est génial la France ! Elle fera de grandes études, pour devenir quelqu’un, pour devenir très riche ! Les gens pensent souvent à tort que la vie est plus facile ici ! Et moi, on ne m’a pas demandé mon avis. Et il faut bien que vous compreniez que tout le monde n’a pas forcément envie de venir vivre en France ! Et donc, je me suis retrouvée à Paris comme ça, à 12 ans ! Et sans mes parents, en plus…

Comment s’est passée votre arrivée en France ?
Quand je suis arrivée en France, j’étais très déçue. Pour moi, tous les blancs devaient ressembler à Rahan ! On m’avait raconté qu’il faisait tellement froid à Paris que le pipi gelait et qu’il fallait toujours avoir un bâton avec soi pour chasser les ours ! Et quand je suis arrivée à Paris, il faisait très chaud ! Au début, c’était un peu difficile, on me reprochait mon accent ! En plus, on m’appelait la Tour Eiffel, parce que j’avais de longs cheveux que j’attachais en hauteur ! Pour me faire des amis à l’école, je racontais toujours des histoires, la chasse aux lions, le serpent qui m’avait mordu… Tout le monde voulait être ami avec moi, j’avais du succès ! La seule avec qui j’ai eu des problèmes était une fille noire, elle disait aux autres : « ne jouez pas avec Marguerite, elle va vous noircir ! »
Au début, j’étais choquée par des choses, des gens qui s’embrassaient dans le métro par exemple ! Quand on arrive d’un autre pays, on découvre d’autres mœurs. Il faut le temps de s’adapter !

Etes-vous contente de votre œuvre ?
Oui, même si on ne sait pas au départ si cela va marcher… On se demande : est-ce que des histoires de petits africains dans un petit quartier, ça va intéresser les gens ? Et puis, quand on reçoit le prix du premier album à la sortie du tome 1 (Angoulême), on se dit ouaouh ! Là, on commence à réaliser un peu qu’on a du succès. Et puis surtout, on vous invite à New York, et là, il y a une limousine qui vient vous chercher avec un chauffeur ! Et ensuite, Salman Rushdie vous salue en disant en anglais « j’aime ce que vous faites » et vous répondez timidement « Me too...» ! Alors, on se dit peut-être je vais rencontrer Brad Pitt ! On m’invitait partout ! Aya est traduit en 12 langues, il y a des étudiants qui travaillent dessus, qui en parlent… A un moment, on commence effectivement à prendre un peu la grosse tête. Alors, vous vous mettez au travail pour le tome 2 et on vous dit : il doit être meilleur que le 1. Et là, ça devient beaucoup plus stressant. Et je le suis de plus en plus au fil des tomes…

Et vos parents, que pensent-ils d’ Aya ?
Ils sont très fiers de mon succès. Mon père a photocopié le premier article paru sur moi et l’a distribué à tout le quartier ! Ils croient tous que je suis milliardaire ! Je lui ai dit d’arrêter ! Après, ils vont tous me demander de l’argent ! Ce qui est important pour eux, ce n’est pas tant ce que je raconte de la vie en Afrique. Ce qu’ils voient plutôt c’est qu’une ivoirienne a remporté un prix en France, elle a battu tous les blancs qui étaient là, c’est une réaction très patriotique !

Quels points communs y a-t-il entre vous et le personnage d’Aya ?
Aya, j’aurais pu être elle si j’étais restée en Afrique, elle incarne un peu les valeurs de mes parents. Mais prenez plutôt les 3 filles du récit, Aya, Bintou et Adjoua, prenez leur meilleur côté, mélangez et c’est moi ! En fait, je suis plutôt la petite sœur d’Aya, Akissi ! Celle qui fait plein de bêtises avec ses copains et ses copines, Aya est trop sage…

Quelles sont vos autres œuvres et vos projets ?
Je participe à une bande dessinée intitulée « Le tour du monde en bande dessinée» chez Delcourt. Je travaille sur « Bienvenue », un nouveau titre (toujours dans la collection Bayou, prévue en 2009) qui raconte l’histoire d’une jeune fille (blanche !) à Paris. Bienvenue, c’est son prénom car elle est née un 30 octobre… J’ai aussi un projet de scénario à la télévision (un Desesperate Housewives africain !). Je vais aussi réaliser Akissi, l’histoire d’une gamine ivoirienne (la petite sœur d’Aya), destinée aux plus petits, que j’avais imaginé en fait avant Aya (mais Gallimard qui était en train de créer sa collection ado préférait une héroïne plus âgée, d’où Aya !) et qui sera dessiné aussi par Clément Oubrerie. Et puis, je supervise le film Aya qui va sortir en dessin animé, je suis réalisatrice.
Je m’occupe d’un projet qui me tient très à cœur : une association Des livres pour tous, montée il y a un an pour aider à la création de bibliothèques de quartiers en Afrique et à la promotion des artistes locaux. Car, il n’y a pas de bibliothèque là-bas, même pas dans les écoles. Les livres coûtent trop cher. La première bibliothèque de notre association a été inaugurée à Yopougon, puis une autre se monte à Dakkar. Je suis allée un jour à un festival à Abidjan et les gens qui venaient pour une dédicace n’avaient pas l’album, ils n’avaient pas pu se l’offrir. Ils arrivaient avec une feuille, et je me suis sentie très mal. En rentrant, j’ai vu mon éditeur et je lui ai dit « je ne peux pas faire une histoire sur les Africains pour qu’ils ne puissent même pas l’acheter, c’est pas possible ! ». Donc, on a fait une version souple, c’est ma plus belle victoire ! Cela coûte moins cher et ne rapporte rien à l’éditeur mais les Africains peuvent se l’acheter. Alors, je me suis dit qu’est ce que je peux faire de plus ? Et c’est comme ça que le projet Des livres pour tous est né. Je suis plus fière de ça, plus de cette association que de mes livres !

Où trouvez-vous l’inspiration pour vos œuvres ?
Dans la rue, dans le métro, dans un bar, j’observe les gens, j’écoute leurs conversations… J’imagine leurs vies, leur façon de travailler, comment ça se passe chez eux. Pour faire Aya, c’est génial car il suffit de prendre un tabouret et de s’asseoir à Yopougon et là, les histoires, elles passent tout simplement !

Quel pays préférez-vous ? La France ou la Côte d’Ivoire ?
J’aime beaucoup Paris, mais je suis plus attachée à Abidjan ! A n’importe quelle heure de la journée, on peut trouver à manger, on peut sortir, rencontrer des gens, parler avec des gens dans la rue qu’on ne connaît pas, se mêler aux conversations dans les transports en commun, tout le monde se parle, vous criez au voleur : 12 mille personnes poursuivent le voleur, vous dites au secours : 12 mille personnes vous aident, voilà ! ça restera toujours ma « ville de cœur », je suis Yopougonaise !

Marguerite et son dessinateur
Connaissiez-vous Clément Oubrerie avant de faire cette bande dessinée? Comment l’avez-vous rencontré ?
Je l’ai connu par amis interposés. Il avait écrit une quarantaine de livres pour la jeunesse. Au départ, je lui ai montré Akissi qui était prévu pour des enfants pour avoir un avis, qu’il me donne des conseils. Il m’a dit c’est super, je te fais des dessins ! Et j’ai retrouvé vraiment mon quartier ! Il y avait les couleurs, la chaleur, il y avait l’ambiance. C’est comme ça que c’est parti ! Même si c’est Aya qui a vu le jour. Et maintenant, c’est mon mari ! (Mais ne le dites à personne, je suis censée vivre avec Will Smith !)

Avez-vous donné beaucoup d’indication à Clément Oubrerie ? Sous quelles formes : écrites, photographiques … ?
Oui, je lui ai donné des indications de décors ou de détails. Et Clément se sert beaucoup de photos. Tout ce que vous voyez dans Aya est vraiment vrai ! Je l’ai emmené aussi à Yopougon, voir le Drog Bar, le Magic System. Yopougon, c’est un quartier tellement spécial où tout se passe, les chanteurs viennent de là, la mode… On est allé dans le maquis, c’est pour ça qu’il dessine si bien les filles ! Il est allé et a tout vu, les tissus, les pagnes (les filles et les mères ne peuvent pas porter les mêmes), les ambiances, comment les femmes marchent…

Comment procédez-vous ensemble ?
J’ai un petit carnet où je fais le découpage, je lui lis toute l’histoire terminée, il est mon premier lecteur ! On voit ce qui marche ou pas. Puis, on fait un second découpage pendant 3/4 jours, c’est la seule fois où on travaille vraiment ensemble. Ensuite, il fait des dessins qui seront validés par le directeur de la collection, Joan Sfar. Le plus difficile, c’est le lettrage car c’est mon écriture pour tous les textes, je n’aurais pas dû me lancer là dedans, je prends des heures à tout réécrire, c’est très long !

Qui a décidé de l’apparence des personnages ?
On l’a fait ensemble ! Pour les filles, c’était important et difficile ! Il ne fallait pas qu’elles se ressemblent. On s’est servi des coiffures pour les différencier : une avec les cheveux courts, une autre avec des mèches… Bintou, par exemple, on l’a vu tout de suite. Pour Aya, c’était compliquée. Il ne fallait pas qu’elle soit trop jolie, ni trop moche ! En feuilletant en magazine, on est tombé par hasard sur la photo d’Ayaan Hirsi Ali, une femme politique d’origine somalienne qui vit au Pays Bas. Si vous regardez bien sa tête, c’est celle d’Aya, avec les oreilles un peu décollées ! C’est comme ça qu’on a trouvé notre Aya !

Aya de Yopougon, l’album
Combien de temps avez-vous mis pour écrire Aya ?
Je prends environ deux à trois mois pour écrire Aya (chaque tome), et le dessinateur prend environ trois ou quatre mois pour le dessiner, il est super rapide ! Sauf pour le tome 1, où il était plus hésitant et a souffert !
Au total, à nous deux, il nous faut environ 6-7 mois, ce qui nous fait sortir un tome par an. Maintenant, j’écris tout le temps, plusieurs heures par jour, mais je ne peux plus travailler chez moi depuis que j’ai eu un enfant… Je travaille alors dans les bars, les trains, j’évite de travailler à la maison sauf quand mon fils dort… et je travaille sur plusieurs projets à la fois. Au bout de trois heures sur Aya, j’en ai un peu marre alors je change !

Pourquoi introduire du « nouchi » dans la BD ?
Parce que c’est vraiment le langage des jeunes comme l’est peut être le verlan ici. Ce sont les jeunes qui l’ont créé pour que leurs parents ne les comprennent pas ! Mais aujourd’hui tout le monde parle le « nouchi » et en fait, tous les jours, le nouchi évolue avec de nouveaux mots et de nouvelles expressions !

Pourquoi avoir choisi comme titre Aya, alors que le personnage n’est pas toujours au premier plan ?
Aya, c’est comme Tintin, ce sont les personnages autour qui font Tintin ! L’histoire se déroule autour du personnage, on peut dire qu’Aya, un peu moralisatrice, est quelqu’un qui temporise les autres. C’est un personnage qui fait le trait d’union avec tous les autres qui viennent la voir, lui demander conseil. Certains lecteurs sont déçus et disent : il ne lui arrive rien, quand est ce qu’elle va rencontrer le grand amour ? Mais je suis embêtée, personne n’est à sa hauteur !

Y a-t-il une suite après le volume 4 ?
Oui, le volume 5 ! Je ne fais pas de plan, on verra après si on continue… il faut que je garde plaisir à le faire. Quand un auteur ne prend pas plaisir, les lecteurs le sentent. Mais j’ai encore des choses à dire !

Combien d’exemplaires d’Aya avez-vous vendus ?
250.000 exemplaires. C’est carrément un succès dans le milieu de la bande dessinée !

Abidjan
Les quartiers d’Abidjan se sont-ils développés depuis l’époque d’Aya ?
Abidjan s’est beaucoup dégradé. Quand j’habitais à Yopougon, en 78/80, c’était des nouveaux quartiers, les maisons étaient toutes neuves. Le Plateau, quartier riche surnommé «le petit Paris » ou « le Petit Manhattan » à cause de ses gratte-ciels était assez chic. Aujourd’hui, les gens ont moins d’argent, ils n’entretiennent pas. Sinon, l’ambiance est la même : les gens s’entraident et sont solidaires.

Est-ce que la vie à Yopougon décrite dans la bande dessinée correspond à la réalité ?
Oui, c’est vraiment comme dans le livre, et encore je pense que j’ai été plus soft dans le livre. J’ai des lecteurs qui me disent « pauvre Bintou, comment son père peut-il la battre ? » L’éducation n’est pas la même à Abidjan et en France. Ici, on ne peut même pas engueuler son enfant sans qu’il vous menace de son téléphone en hurlant : j’ai des droits ! En Afrique, tu ne regardes même pas ton père dans les yeux quand il te parle ! Il y a des lecteurs qui sont choqués par ce que je décris… Ca n’a pas vraiment changé à Yopougon même si c’est plus pauvre. Les gens s’entraident, quand tu as faim, tu peux aller frapper chez le voisin pour lui demander un peu de riz, il y a toujours cette ambiance !
Ce que je voyais de mon quartier quand j’étais petite, c’était les mères qui avaient des problèmes avec des maris qui n’étaient jamais là, soit au bureau, soit avec des maîtresses, elles s’entraidaient… J’ai vécu dans ce milieu de mamans, ça se voit dans la bd ! Il y a des lecteurs qui me disent « les hommes n’ont pas le beau rôle dans Aya ! ». Mais c’est vraiment le regard de cette petite fille qui vit dans ce quartier et qui voyait comment les femmes se débrouillaient, ça reste quand même ce que j’ai vécu !

On a l’impression que la ville d’Abidjan est enjolivée par rapport à la réalité. Qu’en pensez-vous ?
J’ai réalisé cette bande dessinée en 78-80, c’était la belle époque en Côte d’Ivoire ! Les jeunes faisaient des études, avaient du travail. On ne parlait pas du sida… Je voulais montrer le quotidien des africains et pas les grands maux de l’Afrique, il y a d’autres personnes qui le font. J’ai toujours ce regard de petite fille de là-bas qui quitte son pays et qui le voit encore bien joli !

(*) Une Case en Plus : projet inter établissement élaboré par un groupe de documentalistes de la Sarthe s'adressant aux élèves de 3ème et 2nde, amenant les élèves à voter pour leur album préféré à partir d’une sélection proposée de 10 albums. L'idée est que le prix lance une dynamique dans les établissements scolaires, permettant de favoriser des animations et séquences pédagogiques pluridisciplinaires autour des 10 albums sélectionnés. 15 établissements ont participé à ce projet en 2009. pour en savoir plus, cliquer ici

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